HOMMAGE DE MARTIN RUEFF, écrivain, traducteur

Michel Deguy, mort du poète extrême contemporain

« Quand quelqu’un meurt », tonnait Deguy, « il ne faut pas dire qu’il « nous a quittés », ou « qu’il s’est éteint ». « Pas de mots creux », recommandait-il, et encore moins de « a rejoint le seigneur, le ciel ». Lui, le théoricien de la paraphrase et de la périphrase, le poète du comme, le défenseur de la métaphore ne supportait pas ces faux-semblants doucereux. Il nous faut donc écrire : « Michel Deguy est mort à Paris le 16 février. Il était âgé de 91 ans ».

Il avait publié son premier livre de poèmes, Les Meurtrières en 1959 ; il fera paraître, futur tenace, son dernier livre le 3 mars 2022 : La Commaison (L’extrême contemporain). Considérer l’œuvre de Deguy, c’est donc traverser plus de soixante ans d’écriture et d’interventions, d’échanges, de luttes, de colères, de palinodies, de prises de risques : une soixantaine de livres portés par L’Energie du désespoir et la conviction que la littérature est un art du langage et le poème la mise en vers des mots. Il faut dire la force de son œuvre de poète et de poéticien qui fit de lui, le poète, un « extrême contemporain ».

 Deguy était convaincu que la poésie ne se contente pas des mots avec lesquels elle fait tout un monde, mais qu’elle a son mot à dire. Il aura permis à la poésie de prendre le large en refusant les solutions de facilité – le sentimentalisme (oh un petit poème, comme c’est gentil : c’est la fonction apéritive du poème) ; la grandiloquence (oh un grand poème, comme c’est impressionnant : c’est la fonction monumentale du poème) ; l’avant-gardisme (oh un poème raide, comme c’est violent : c’est la fonction disruptive par déclaration). La poésie était pour lui l’extrême du langage et le langage l’extrême de la vie, son intimité. Il la voulait plus forte que la mort. Le vers de Deguy, c’est un couteau de mots qui remue la vie dans la plaie du temps. Si Deguy est l’extrême contemporain, c’est aussi parce qu’il a fait du poème un art de pointe, qu’il l’a mis à la pointe avancée du contemporain : celle qui rentre dans le cœur : « N’était le cœur/ nous serions sourds/ En vie sans doute mais comme les méduses/ ou les vipères dérivées/ N’était le cœur nous serions sans monde// […] N’était le cœur nous serions sourds/ Entends mon cœur entends la douce vie qui marche ».

On peut distinguer cinq périodes dans cette production immense : dans la première (qui va des Meurtrières – 1959- à Gisants -1985), le poème est confiant, prompt et décidé, la poétique se place sous l’influence de Hölderlin et de Heidegger que Deguy avait traduits. La deuxième, se construit sur des arcs-boutants de prose réflexive. Elle va de La Machine matrimoniale (1982) à L’énergie du désespoir (1998). Au contact de la théorie, le poème se fait plus coupant. Heurté, il heurte : on mentionnera Jumelages suivi de Made in USA et Aux heures d’affluence. La troisième phase, a-t-il pu écrire, est « trempée de deuils, avec des accents de thrène » (A ce qui n’en finit pas), de retrempe aussi chez Baudelaire (Spleen de Paris), de combat dans « la sortie du religieux » (Sans retour) et de fidélité argumentée à la raison ardente d’Apollinaire (La Raison poétique) comme à des vérités de jugement dans l’attachement au monde ouvert (Au jugé). Une quatrième phase fut celle de l’écologie, ou de l’écopoétique. Cette phase s’ouvre avec Desolatio, 2007 et Réouverture après travaux, 2007, se poursuit avec la Fin dans le monde, 2009, N’était le cœur, 2011, Ecologiques, 2012 et La pietà Baudelaire, 2012. La cinquième phase s’ouvre avec La vie subite (2016) et se poursuit avec Le Tombeau d’Yves Bonnefoy (2017). La Commaison est le livre poignant de cette allégresse pensive. Deguy commentait ainsi ces derniers poèmes : « les quatre-vingt-dixièmes rugissants, chacun comprend qu’il s’agit des dernières latitudes : les grandes tempêtes, vie et terre ainsi ressoudées ». Leur tonalité est souvent lumineuse, parfois sombre – les tombeaux rythment le livre. Tombeaux pour cent mille poèmes.

On l’aura compris – ce poète lauréat cherchait à se laisser bousculer. Quand on lit ses poèmes plusieurs éléments peuvent désarçonner et éblouir : la richesse lexicale, la densité théorique, le plurilinguisme, la variété des univers et des tons, la rage, la vitesse aussi.

Ainsi Deguy aura été l’extrême contemporain, parce qu’il a su, la main ferme, répondre à tout ce que l’époque lui offrait. On détournera volontiers la formule de Terence pour proposer la devise de Deguy :  Je suis poète et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Poète, celui qui prend en charge dans son arche la totalité de l’expérience humaine et qui demande au poème de répondre à la littérature, aux arts, à l’actualité, à la politique. Poéticien résolu, il a fait entrer la pensée de la poésie dans un débat intellectuel que se partagent depuis cinquante ans la philosophie et les sciences humaines. Philosophe, il a défendu la raison poétique. Il est traduit dans le monde entier, de nombreux colloques lui sont consacrés – la bibliographie des travaux qui prennent son œuvre pour objet donne raison à ses combats. Il a remporté tous les prix.

Bretteur, débatteur, rageur, il fut un homme de convictions, fait pour l’amitié et pour la confrontation. Des poètes de sa génération, il est celui qui eut le plus à cœur de transmettre. Philosophe, proche de J. Derrida, de J.-L. Nancy et de Ph. Lacoue-Labarthe, il fut professeur à Vincennes, où il a formé des générations de philosophes et d’écrivains, de poétesses et de poètes. Son héritage est pluriel comme son œuvre.

Homme de revues, (il était au comité de Les Temps modernes, et de Critique) il avait fondé la revue Po&sie en 1977. Il venait de mettre sa main au numéro 177/178 (Dante un appareil à capter l’avenir). Il y signe un éditorial bouleversant : « Taciturnité ».

Nous ne parlons pas de l’homme (la voix, la stature, la démarche, l’œil, la poigne, l’élégance et la puissance mêlées, la tendresse) car il était notre ami. Silence ici. Silence.

Dans un poème récent il écrivait : « Il va falloir mourir/ / Le poème commencerait par / L’âme est un corps étranger dans le corps/ et se terminerait par/ On s’était bien habitué à vivre ». On ne s’habituera pas à vivre sans Deguy, sans Deguy Michel comme il ironisait, ce poète qui avait écrit à propos du film Shoah qu’il y a bien « quelque chose de plus intéressant que la mort ».

Pour une première approche : les deux volumes d’anthologie : Donnant Donnant, Poèmes, 1960/1980 (Paris, Gallimard, Poésie, 2006) ; Comme si comme ça, Poèmes 1980/2007 (Paris, Gallimard, Poésie, 2006) 

Dernière publication La Commaison, L’extrême contemporain, mars 2022

Voir aussi Po&sie, 177/178 (Humensis édition) et son site https://po-et-sie.fr/

Enfin, le numéro de la revue Critique, « N’était Deguy », n°887, 2021

Ecoutez l’Entretien avec Michel Deguy dans VIVACULTURE SUR OUEST TRACK RADIO :

https://ouest-track.com/podcasts/viva-culture-19-novembre-2017-863

 

 

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