De Prague et de l’Ukraine, des hommes en noir et de la langue de ma mère.

Markowitcz pense...
 
Je suis né à Prague, vous savez. Mon père, journaliste communiste, à la fin des années 50, y était en poste, et c’est là que ma mère l’avait rejoint — venant d’URSS. Là, en 1959-1960, elle a appris le tchèque dans la joie, et le fait est que voir une jeune soviétique essayer de parler tchèque, les gens, ça leur faisait plaisir. Ma mère me raconte souvent comment les gens l’aidaient, la soutenaient, étaient heureux qu’elle vienne d’URSS — et pourtant, ils venaient de vivre le stalinisme, et la guerre froide battait son plein, et le pays vivait dans la misère dite-socialiste, mais non, il y avait quelque chose, avec elle — avec une personne toute simple, qui travaillait (comme médecin), qui s’intéressait aux gens, qui était heureuse d’apprendre, quelque chose de doux, de sympathique. Et la raison était claire : l’URSS avait chassé les nazis. — Mes parents ont gardé plein d’amis en Tchécoslovaquie. Ils s’écrivaient, ils se téléphonaient. Et puis, il y a eu 68. Je me souviens — je n’avais pas huit ans — de mes parents, à la plage (c’était le mois d’août), l’oreille collée au transistor. Je me souviens de leur expression. Je me souviens, oui, des amis qu’ils avaient — et qu’ils ont tous gardés, mais qu’ils ne voyaient plus. Il y avait parmi eux des couples « mixtes » (tchèque-russe), bien sûr. Je ne suis retourné en Tchécoslovaquie qu’une seule fois de ma vie, en 1977. Oui. Et pas depuis. À part pour un jour, en transit.
 
Pour plein de raisons, sans doute, et sans doute aussi parce que je n’ai pas du tout le temps de faire du tourisme. Mais en 1977, mes parents ont décidé de retrouver leurs amis, et de passer un mois entier en Tchécoslovaquie, à Prague, et puis à la campagne, chez des amis russo-tchèques, Frantichek et Natacha, en Moravie. Et je me souviens parfaitement de la façon dont les gens nous regardaient dans la rue, se retournaient vers nous, avec froideur, avec colère, quand ils nous entendaient parler russe. — Je parlais français avec mon père, — tout était sourire, gentillesse, un sourire illuminait le visage. J’avais le malheur de dire un mot en russe à ma mère, et plus rien n’existait. C’était une haine froide, résignée. Et moi, j’avais honte. J’avais honte d’être coupable — coupable sans l’être le moins du monde, mais coupable parce que je partageais la langue de ces gens qui avaient délibérément tué l’espoir. Et, je ne sais pas, j’étais absolument épouvanté. Je n’ai jamais voulu y retourner, à cause de ça. — J’y repense aujourd’hui, quarante-cinq ans plus tard, et c’est le même sentiment qui me revient, de honte et d’amertume impuissantes.
 
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Poutine a donné une ampleur nationale à un mot inventé par un nationaliste fasciste (partisan du dernier Soljenitsyne), Chafarévitch, la « russophobie ». Dès que nous protestons contre la politique russe, ce que nous mettons en cause, ce n’est pas la politique, c’est la « russité » même. Nous sommes russophobes (mais il y a chez nous, en France, en Bretagne, des élus, sur des listes de gauche, qui parlent de Françoise Morvan et de moi-même comme de « brittophobes »…). — J’en ai souvent parlé, de ces « phobies » inventées par les nationalistes, les fanatiques de tout poil. Poutine, délibérément, perversement, parle au nom des intérêts de la « Russie » et s’indigne de la « russophobie » de l’Occident. Mais, je le redis. Poutine, ce n’est pas la Russie qu’il défend. Il défend les intérêts d’un clan de mafieux — au sens le strict de ce terme, sans aucune exagération, sans aucune métaphore, un clan qui s’est installé dans les rouages de l’Etat russe au début des années 90. Il est la honte de la Russie. Il salit la Russie dans ce qu’il est, dans ce qu’il fait. Il présente le point le plus abject de déchéance de l’histoire russe. — Pas le plus épouvantable, parce que Staline a été cent fois pire, mais le plus vil : voir les plans de son palais de Gelendjik, révélés par Navalny, c’était tellement épouvantable non seulement par le luxe, mais par le mauvais goût, la laideur, cette espèce de crasse j’allais dire « escobardienne » de ses fumoirs et de ses salles de strip-tease, c’était une tache, indélébile, sur un pays, dont il se trouve qu’il est le sien.
 
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Ce qui se passe en ce moment, c’est aussi un crime contre la culture russe, en même temps qu’un crime contre les gens. — Rien, rien, ne devait séparer les Ukrainiens et les Russes. Et ce n’est pas une guerre que les « Russes » mènent contre les Ukrainiens. Les Russes, — dans leur majorité silencieuse (silencieuse, parce que la terreur règne et que le black-out des informations est de plus en plus grand), je crois, sont atterrés, stupéfaits, épouvantés. Certains — beaucoup ! — des hommes et des femmes de théâtre, des intellectuels, des enseignants, toutes sortes de gens, protestent, écrivent, démissionnent de leurs postes (et ce sont des héros, parce que, ce qu’ils risquent, ce n’est pas seulement leur salaire), parce qu’ils disent qu’il est impossible d’imaginer servir un pays qui provoque cela — ces morts (déjà, au moins, par centaines) pour dénier à un peuple de 44 millions de personnes le droit, littéralement, d’exister en dehors de la soumission au régime de Poutine. Il y a des manifestations, réprimées durement, il y a, déjà, des milliers d’arrestations. — Ces femmes et ces hommes qui démissionnent, qui, malgré la répression qui les attend, protestent, sont héroïques.
 
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Quelle sera la suite ? — Le régime russe, isolé par tout le monde dit « libre »… — Oh, permettez-moi juste ici de faire une parenthèse, essentielle : pourquoi est-ce que je parle du « monde libre », quand il y a Assange, et la politique des USA, et le capitalisme, et tout le reste ? C’est pour une raison simple. C’est que, si, ici, en France, je dis que je vis en dictature, je ne verrai pas demain la police arrêter mes enfants au lycée et m’arrêter moi, et me rouer de coups — ce qui est le cas, systématiquement, en Russie et dans quelques autres pays qui soutiennent son régime. Et les révolutionnaires en robe de chambre qui, chez nous, soutiennent ce régime assassin peuvent se féliciter de continuer de pouvoir le soutenir. C’est leur droit le plus strict, même si je pense qu’ils sont des salopards.
 
Oui, donc, quelle sera la suite ? Concrètement, le parallèle avec Prague est faux, parce qu’il n’y a eu quasiment aucun combat en Tchécoslovaquie. Le parallèle est à chercher avec Budapest en 1956. Parc que l’armée ukrainienne résiste, avec un grand courage. Évidemment que l’Occident ne va pas intervenir militairement (comme personne ne l’a jamais fait, ni en 56, ni, avant, au XIXe siècle, pendant les révoltes polonaises de 1830 et 1863). Cela, Poutine le sait. Mais il y aura des suites.
 
Hier, à Grozny, nous avons assisté à une revue militaire d’hommes en noirs, et Kadyrov les a solennellement envoyés se battre en Ukraine. — L’opposant Ilia Iachine (qui continue, jour après jour, au risque de sa vie, de dénoncer ce qui se passe autour de lui, et surtout de dénoncer Kadyrov) explique une chose importante : pour l’instant, aucune grande ville n’a été prise. La raison n’est visiblement pas seulement la résistance ukrainienne. L’armée russe n’a pas, en tant que force militaire, la capacité, non pas de prendre, mais de contrôler, des villes comme Kharkov (1, 5 million habitants) ou Kiev (presque 3 millions). Ce rôle va revenir aux troupes de Kadyrov : non pas contrôler la circulation ou la distribution de nourriture, mais arrêter assez de gens, semer la terreur dans la population d’une façon telle que plus personne n’ose (comme c’est le cas de la population tchétchène elle-même) dire quoi que ce soit. Comme en 41… la deuxième vague, c’était les hommes en noir de la SS… Le but ultime de l’invasion est celui-là : il s’agit, je le rappelle, de « punir » les soi-disant « néo-nazis » et les « narcomanes » (?)… bref, nous avons déjà vu cette rhétorique au Caucase : remplacez nazis par islamistes, gardez les narcomanes, et vous avez la justification de Kadyrov par Poutine. C’est cela qui va se passer. Une chape de terreur sanglante va s’abattre sur les gens.
 
Le régime va continuer de s’isoler — pas seulement d’être isolé. Cet isolement, il l’a préparé, il le cherche, il en a besoin. On parle déjà de restreindre l’accès à FB : c’était un objectif du FSB depuis longtemps. Maintenant ce sera une « contre-sanction ». Bientôt, ce sera le tour de youtube, qui, là aussi, est dans le viseur du pouvoir depuis des années. Ensuite, ou en même temps, et très vite, on va rouvrir les camps, et Navalny sera envoyé non plus prison mais en camp de travail, comme, pour l’instant, une centaine de milliers d’autres détenus (de droit commun ou pas). Ensuite, la terreur ne fera que monter, à mesure que la tension avec le monde montera. Quand Poutine se disait prêt à « toutes les options », il voulait absolument dire ce qu’il voulait dire. Oui, il est absolument prêt à tout.
 
Et ce n’est pas qu’il est fou. C’est qu’il est vieux. Et qu’il comprend qu’il ne mourra pas dans son lit. Cela, il le sait. Ses assassins, ce sont ses propres sbires, et ils le tueront à force d’avoir peur, comme ça s’est passé pour Staline.
 
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Un dernier mot à cette, comme d’habitude, trop longue chronique.
 
Un lecteur m’a fait remarquer une erreur dans ma chronique précédente. Non, ce n’est pas l’ancienne URSS que Poutine veut reconstituer, mais bien l’Empire russe, et oui, — ça, je le dis depuis que je suis ici, depuis 2013, son modèle n’est pas Staline, mais Nicolas Ier. —
 
N’oubliez pas, quand Lermontov s’est laissé mourir, en duel (disons ça comme ça), avant d’avoir atteint 27 ans, Nicolas Ier, empereur de Russie, a dit, en russe : собаке собачья смерть. À chien, mort de chien. Voilà l’épitaphe qu’il a faite pour le plus grand poète russe après Pouchkine. Et Pouchkine lui-même, n’oublions pas, il s’est laissé mourir lui aussi, en duel, après qu’il a compris que Nicolas Ier lisait les lettres qu’il écrivait à sa femme, et que donc, la police était partout et, qu’il n’y avait plus moyen, en Russie, de séparer l’Histoire et la Maison. Il n’y avait plus de lieu ou être en soi.
 
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Ce qui se passe en ce moment en Ukraine, ce n’est pas la Russie qui le fait, ce n’est pas la culture russe. Ce n’est même pas ce vieux fanatique nationaliste de Dostoïevski. Non. La culture russe est massacrée, en ce moment, par les chars de Poutine, une nouvelle fois.
 
Et je pense aujourd’hui, avec une douleur et une honte infinies, aux Ukrainiens qui haïront les Russes, pour je ne sais combien de décennies, comme les Tchèques de mon adolescence nous haïssaient, nous, dans les rues de Prague, quand je disais à ma mère, en russe, que j’aimerais bien m’asseoir un peu parce que j’avais très mal aux jambes — parce que, ma mère, je ne peux toujours pas lui parler une autre langue que celle qu’elle me fait si profondément aimer.
 


André Markowicz a une mère russe, née en Sibérie d’une mère exilée par Staline pour espionnage et d’un père géorgien, et un père français d’origine polonaise. Il se définit comme « juif laïc » et « athée ». Il vit lors de son enfance à Leningrad, chez sa grand-mère russe.

En 1964, il part vivre en France et s’initie à la traduction vers 1977 : à l’âge de seize ans, il rencontre le traducteur Efim Etkind, qui devient son « maître », lui fait traduire Pouchkine et lui apprend « les lois de la métrique, russe, et française ». Étudiant, il collabore avec le poète Eugène Guillevic pour la traduction du poète futuriste russe Ilia Zdanévitch.

.Depuis 1981, il a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre. Il participe à plus d’une centaine de mises en scène de ses traductions, en France, au Québec, en Belgique ou en Suisse.

Alain Milianti, directeur du Volcan 1990/2006 a invité souvent André Markowicz et Françoise Morvan.

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