Les angoisses des artistes

C’était le « dernier soir avant la fin du monde ». Le 13 mars 2020, à La Comédie de Saint-Etienne, tout le monde, spectateurs et professionnels du théâtre mêlés, s’est renvoyé cette petite phrase avec un humour bravache, destiné à conjurer le sort. Personne pourtant ce soir-là n’aurait pensé sérieusement que les théâtres, un an après, seraient toujours fermés. A Saint-Etienne comme ailleurs, le 13 mars, ce fut la dernière séance, la dernière représentation avant longtemps. Et un coup d’arrêt pour quatre filles dans le vent, réunies sous le nom de « Collectif Marthe », qui présentaient leur nouvelle création, très attendue : Tiens ta garde.

Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux, Aurélia Lüscher et Itto Mehdaoui s’étaient rencontrées à l’école de cette même Comédie de Saint-Etienne, quelques années plus tôt. En 2018, ces quatre comédiennes affûtées et talentueuses avaient signé une première création très remarquée, Le Monde renversé, qui agitait dans le chaudron théâtral la figure de la sorcière comme icône d’un nouveau féminisme.(…)

L’épidémie de Covid-19, et le choix politique de fermer durablement les lieux culturels, ont balayé ces espoirs. « Pour les jeunes compagnies, le coup est particulièrement rude, et l’avenir se dessine, ou plutôt ne se dessine pas, sous le signe d’un maître mot : “incertitude” », observent en chœur les quatre membres du collectif.

« On plongera dans le rouge »

Florence Verney, l’administratrice de la compagnie, elle, fait et refait ses comptes, de semaine en semaine, au gré des annonces ou plutôt des non-annonces gouvernementales. « (…)

Le problème dans lequel se débattent les compagnies de théâtre est simple comme une équation du premier degré : quand les représentations sont reportées, elles ne sont pas payées, sauf à de très rares exceptions. « Mais, pendant ce temps-là, nous devons néanmoins faire face à nos frais de fonctionnement, frais bancaires, assurances, coût de stockage du décor, etc., note Florence Verney. Pour le moment, on tient encore, au niveau de la trésorerie. Mais si les représentations prévues au printemps s’annulent, ce que nous craignons de plus en plus, on plongera dans le rouge. »

Certes, les artistes et les techniciens bénéficient du régime, unique au monde, des intermittents du spectacle. Mais, même si le système est protecteur, même si l’année blanche, qui prolonge leurs droits pour le moment jusqu’en août 2021, est reconduite, « les artistes qui ne jouent pas ne touchent pas de salaire, ce qui fait chuter leur taux d’indemnisation au plus bas, explique Clara Bonnet. Nombre d’artistes sont déjà ou ne vont pas tarder à tomber au taux minimal de 43 euros par jour, qui représente un revenu mensuel d’un peu moins de 1 300 euros par mois. »

Pour des artistes, dont la mission est de représenter le monde et d’ouvrir des territoires imaginaires, les angoisses économiques sont loin d’être les seules. « Ce spectacle, nous l’avons imaginé au cours de l’année 2019, autour de la question de l’autodéfense féminine, à partir, notamment, du livre de la philosophe Elsa Dorlin, Se défendre, une philosophie de la violence [La Découverte, 2017], raconte Marie-Ange Gagnaux. C’est particulièrement rageant pour nous de ne pouvoir le présenter au public, alors que nombre d’études révèlent que les violences domestiques à l’égard des femmes sont remontées en flèche pendant cette période. Plus généralement, cette séquence que nous vivons nous a confortées dans notre intérêt pour des préoccupations sur lesquelles on ne peut plus fermer les yeux, comme la question des femmes ou celle de l’écologie. Tout en nous coupant la parole en tant qu’artistes. »

Perte de sens

Autre inquiétude, la vie du collectif lui-même. Clara Bonnet vit entre Paris et Marseille, Marie-Ange Gagnaux dans l’Yonne, Aurélia Lüscher à Paris, Itto Mehdaoui à la campagne, du côté de Dijon, Florence Verney entre Bruxelles et Paris… Le décor du spectacle, lui, est stocké dans un entrepôt de la région parisienne. « En tant que compagnie, nous n’avons pas de lieu propre. En temps normal, ce sont les tournées qui sont pour nous des périodes de vie collective, analyse Clara Bonnet. Notre collectif est né en 2018, on est encore en train d’inventer notre fonctionnement. Comment garder la force, amicalement, artistiquement, financièrement, quand on n’a plus ces moments partagés, dans l’élan de jouer un spectacle créé ensemble ? Comment combattre l’atomisation ? Peut-être faudrait-il réfléchir à un modèle où les compagnies seraient plus étroitement associées à la vie des théâtres, dont beaucoup ressemblent actuellement à des lieux fantômes », conclut la jeune femme.

Toutes les quatre reconnaissent avoir eu, au cours de cette année, des moments où le sentiment de la perte de sens a pu confiner au vertige.(…)

Et puis, il y a la colère et le sentiment d’absurdité qu’éprouve désormais l’ensemble du monde culturel. « Ce qui m’interroge énormément, c’est l’invisibilisation de l’art et des artistes dans cette période, telle qu’elle apparaît dans les discours du premier ministre et du président de la République, souligne Itto Mehdaoui. Depuis le 15 décembre, et l’annonce que les lieux ne rouvriraient pas, la culture a de nouveau disparu de la parole au sommet de l’Etat. Comme si, parce que nous sommes protégés par le régime des intermittents, nous n’avions plus qu’à nous taire. Comme si cette invisibilité était aussi une aubaine, finalement, par rapport à la parole, souvent alternative, que porte le monde de l’art. »

« On a parfois l’impression que les élites politiques résument la culture à la consommation de produits culturels sur le numérique, renchérit Marie-Ange Gagnaux. C’est faire peu de cas de l’art comme expérience vivante et, notamment dans le cas du théâtre, comme expérience collective. » Pour ces jeunes femmes à la tête très politique, l’espoir est vif que leur profession se mobilise et se solidarise, dans un contexte qui « renforce les logiques néolibérales et le turnover des spectacles et des artistes. Il va y avoir un écrémage important au niveau des compagnies », prédisent-elles, lucides.

Foi dans le théâtre

Toutes quatre, pourtant, n’ont rien perdu de leur foi dans le théâtre, cet outil extraordinaire où le corps social s’incarne dans celui des acteurs. (…)

« Quelles que soient les difficultés, les temps que nous vivons donnent envie de prendre la parole, et de trouver de nouvelles formes. Le théâtre va aussi avoir un rôle à jouer comme endroit de rêverie, de développement de l’imaginaire. Qu’est-ce que c’est rêver de l’ailleurs aujourd’hui, alors que, pendant de longs mois encore, on ne pourra plus voyager comme auparavant ? »

Car il n’est pas question, pour le Collectif Marthe, d’attaquer bille en tête avec une création autour du Covid. « D’abord parce qu’il faudra vraiment du temps pour digérer ce qui nous arrive. Et parce que l’épidémie joue le rôle de révélateur. Il sera intéressant de voir quels enjeux se dégagent de cet épisode », résument les quatre filles qui, comme nombre d’analystes, prévoient « un fort retour de la question sociale » quand le couvercle du Covid et de sa gestion politique aura sauté. Et là, elles seront sur le pont, pour donner corps à ce qui se jouera alors.

« Un an de culture confinée », une série en douze volets

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