Ce sont les œuvres qui font les hommes.

Roxana Azimi dans Le Monde, s’interroge sur l’importance des oeuvres d’art et l’impact de leur destruction.

« Tuez les hommes, mais respectez les œuvres. C’est le patrimoine du genre humain. » Nous sommes en 1914 et l’écrivain Romain Rolland s’adresse au dramaturge Gerhart Hauptmann, alors que l’Allemagne vient de bombarder la Belgique et d’incendier Louvain. Cette sortie détonne dans la bouche d’un homme connu pour être un humaniste et un ardent pacifiste. Les Rubens de Malines et les trésors de Louvain, symboles du génie d’une nation, devraient-ils donc être placés au-dessus des vies humaines  ? Plus près de nous, les trésors de Palmyre, en Syrie, doivent-ils faire l’objet d’une attention supérieure à celle dont jouissent les habitants des lieux, menacés, eux aussi, par les tirs de roquette  ? La réponse est sans équivoque, mais non sans nuances. « Il faut sauver les hommes car ils peuvent reconstruire. Ce sont eux qui sont à l’origine des œuvres et qui peuvent les contempler, affirme l’historienne Véronique Grandpierre, spécialiste de la Mésopotamie. En même temps, ce sont les œuvres qui font les hommes. C’est en évoluant parmi les œuvres que les hommes se construisent. Une œuvre ne meurt pas pour rien. Son souvenir peut être à l’origine de la création d’une autre œuvre. C’est ça, la supériorité de l’œuvre sur l’homme. »

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La question prend une importance particulière en Syrie, où la destruction partielle et le pillage de six sites majeurs du patrimoine mondial, depuis le début du conflit en 2011, ont suscité un émoi international. En novembre 2013, les combats entre l’armée syrienne et les rebelles ont provoqué la destruction des mosaïques de la mosquée des Omeyyades de Damas. Pendant le siège de Homs, en juillet 2014, le krak des Chevaliers – colossale citadelle croisée – a été sévèrement atteint par les tirs de l’armée syrienne. En 2014, c’était au tour de la mosquée des Omeyyades d’Alep d’être détruite par l’armée de Bachar Al-Assad. L’année suivante, l’organisation Etat islamique (EI) détruisait Palmyre, trait d’union emblématique entre les empires perse et romain. Dans le même temps, au moins 250 000 personnes ont perdu la vie dans cette guerre sans merci.

Des lieux méconnus mais symboliques

Membre de l’association Souria Houria (Syrie Liberté), la cinéaste syrienne Hala Al-Abdallah évoque la douleur physique qu’elle a ressentie lors de la destruction de Palmyre, synonyme pour elle de l’effacement violent d’une mémoire collective. Ce qui ne l’empêche pas d’estimer que « l’être humain syrien est sous-estimé  ». « Ce qui est frappant, c’est qu’on ne parle pas des habitants de Palmyre  », glisse-t-elle tristement. Professeure au School of Oriental and African Studies, à l’université de Londres, Dina Matar décryptait, de son côté, dans le numéro d’octobre 2015 de la revue The Art Newspaper, la manière dont les réseaux sociaux arabes ont rendu compte de la destruction de Palmyre. Beaucoup d’utilisateurs critiquaient l’attention internationale accordée au sinistre patrimonial plutôt qu’au lourd bilan humain. Certains rappelaient même que l’image carte postale de Palmyre cachait la ville de Tadmor, dont les geôles sont tristement réputées pour les tortures infligées aux opposants de la famille Assad…

Pourquoi le spectacle de certaines déprédations patrimoniales émeut-il tant  ? Sans doute parce qu’un site est présenté comme unique en son genre alors que les hommes sont perçus comme une masse abstraite. « Un monument concentre l’histoire collective et non individuelle, précise l’historienne de l’art Laurence Bertrand-Dorléac. Cela suscite soudain une connivence. Ces monuments, qui étaient à peine connus de nous, deviennent des lieux symboliques dont la destruction nous concerne autant, ou presque, que s’il s’agissait de nos propres monuments. »(…)

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Depuis l’article 27 du Règlement de La Haye de 1907, la communauté internationale s’échine pourtant à protéger l’art de l’ennemi dans le contexte des conflits armés. Ratifiée par 115 pays, la Convention de La Haye de 1954 a introduit plusieurs directives à l’attention des belligérants. L’atteinte volontaire aux monuments ayant un intérêt historique, artistique ou archéologique est désormais considérée comme crime de guerre. « Les hautes parties contractantes, stipule la Convention dans son article 4, s’engagent à respecter les biens culturels situés tant sur leur propre territoire que sur celui des autres hautes parties contractantes en s’interdisant l’utilisation de ces biens, celle de leurs dispositifs de protection et celle de leurs abords immédiats à des fins qui pourraient exposer ces biens à une destruction ou à une détérioration en cas de conflit armé, et en s’abstenant de tout acte d’hostilité à leur égard. »  Un arsenal de protocoles, que tous les pays n’ont pas ratifiés, s’est additionné au fil du temps à cette charte, jusqu’à la déclaration de l’Unesco, en octobre 2003, sur la destruction intentionnelle du patrimoine culturel. (…)

Les archéologues doivent se méfier aussi des émotions plus ou moins vives de l’opinion internationale selon les sites menacés. Autant les médias généralistes se sont indignés des atteintes portées à Palmyre, autant ils restèrent plus discrets devant les pillages continus de la cité antique d’Apamée.

Face au IIIe Reich, les Monuments Men de l’armée américaine

Le plus compliqué reste évidemment la mise en application des bonnes résolutions. Bien avant la Convention de La Haye, au cours la seconde guerre mondiale, des unités spéciales de l’armée américaine, les fameux Monuments Men, à peine plus de 300 hommes et femmes, ont eu pour mission de sauvegarder le patrimoine menacé et de rechercher les chefs-d’œuvre pillés par le IIIReich en Europe. Aujourd’hui, peu de conservateurs et universitaires sont envoyés sur le front syrien, où les archéologues locaux tentent de protéger leur patrimoine au péril de leur vie, à l’instar de Khaled Al-Asaad, ancien directeur du site de Palmyre, décapité par l’organisation Etat islamique le 18 août 2015.

C’est pourtant sur ces reliques, et pas seulement sur les plus emblématiques, que les individus forgent leur identité nationale. «  Les hommes ne peuvent pas faire abstraction des œuvres, renchérit l’archéologue Martin Makinson. La Syrie ne pourra se construire que par l’héritage patrimonial partagé par tous. Autrement, elle risquerait de se désagréger en micro-Etats.  »

Les associations humanitaires, qui adjoignent rarement une corde patrimoniale à leur arc, abondent. « En temps que gardien du droit humanitaire, on doit s’en préoccuper, affirme Guilhem Ravier, à la tête de l’unité de la protection des civils au Comité international de la Croix-Rouge. Les humains ne sont pas que de chair et de sang, la destruction du patrimoine a des conséquences sur l’équilibre des sociétés. » En période de conflit, l’art a aussi une vertu cathartique. « C’est, résume Laurence Bertrand-Dorléac, un monde en soi, à côté d’un autre devenu inhabitable. » Lire aussi : Se relever des décombres

 Roxana Azimi

Journaliste au Monde

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