Bonjour,
La semaine dernière, alors que je passais quelques jours en famille dans la maison d’un ami sur la côte d’Opale, au sud de Calais, au pied de ces falaises préhistoriques où gisent encore les bunkers en béton noir de la Seconde Guerre mondiale et où les côtes anglaises, à vue d’œil depuis les plages, font ressentir ce qu’a dû être l’aventure terrifiante du débarquement des Alliés, ma fille Valentine, en mal de lecture, est tombée un peu par hasard sur le testament de Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Elle dévore depuis des mois les nouvelles de l’écrivain juif viennois, contemporain de Freud, qui sondent avec une finesse inégalée le mystère de la passion amoureuse et son pouvoir de transporter les êtres au-delà d’eux-mêmes. Mais elle ne connaissait pas ce texte admirable, écrit en 1942, tandis que l’écrivain de langue allemande le plus lu de l’entre-deux guerres avait dû émigrer avec sa femme au Brésil et où ils allaient se suicider en apprenant de source sûre que le génocide était en cours. Avant de se donner la mort, Zweig livre le portrait de l’Europe qu’il a aimée et contribué à faire exister, riche et cultivée, libre et audacieuse, perpétuellement en quête de nouveauté, émancipée dans ses mœurs et convaincue d’incarner l’avenir mais insouciante devant le ressentiment des masses et la montée du fascisme. Et comme Chateaubriand, au lendemain de la Révolution française, prenait acte dans ses Mémoires d’outre-tombe de l’effondrement irrémédiable de l’Ancien Régime, qui avait arraché, en disparaissant, tout le socle de certitudes qui assuraient aux hommes leur position dans l’espace et dans le temps, l’auteur de La Confusion des sentiments prend acte, sans acrimonie aucune, mais avec lucidité, de l’effondrement de ce monde européen, dont les illusions libérales et progressistes n’ont pas permis d’anticiper ni de résister au retour d’une politique de la puissance mise au service de l’instinct de mort.
“On considérait avec dédain les époques révolues avec leurs guerres, leurs famines, leurs révoltes, comme une ère où l’humanité était encore mineure et insuffisamment éclairée… On croyait aussi peu à des rechutes vers la barbarie, telle que des guerres entre des peuples d’Europe, qu’aux spectres ou aux sorciers ; nos pères étaient tout pénétrés de leur confiance opiniâtre dans le pouvoir infaillible de ces forces de liaison qu’étaient l’esprit de tolérance et l’esprit de conciliation. Ils pensaient sincèrement que les frontières des divergences entre nations et confessions se fondraient peu à peu dans une humanité commune et qu’ainsi la paix et la sécurité, les plus précieux des biens, seraient imparties à tout le genre humain.” (Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, 1943)
En entendant Valentine nous lire à voix haute ces pages, alors que tous les matins, nous prenions connaissance des nouvelles de l’avancée de l’armée russe en Ukraine et des menaces d’apocalypse nucléaire brandies par Vladimir Poutine face à tous ceux qui chercheraient à lui barrer la route, et en la voyant jeter régulièrement un œil inquiet à l’effet que ce texte produisait sur nous, j’étais troublé.
Par un côté, les mots de Zweig semblent en effet nommer notre désarroi, la fin de nos propres illusions selon lesquelles l’esprit du commerce et de la tolérance suffisent à barrer la voie à la politique de la puissance et aux ravages de la guerre qui pèsent à nouveau sur le continent européen. Et j’étais presque rasséréné que ma fille, à qui je n’avais pas vraiment pris le temps d’exprimer l’étendue de ma propre inquiétude, ait trouvé chez son écrivain préféré – presque un contemporain – une voix qui mettait des mots sur ce qui nous arrivait à tous, en Europe, avec la guerre en Ukraine et la remise en cause de nos évidences. Mais par un autre côté, l’invasion de l’Ukraine n’est pas celle de la Pologne en 1939 ; Poutine n’est pas Hitler ; et il faut espérer que l’Europe, même si elle reste fragile, est mieux armée, aujourd’hui, pour ne pas sombrer une nouvelle fois. Car ce serait sans doute une nouvelle illusion, aussi anesthésiante que celle dont parle Zweig, que de rabattre la crise actuelle, encore ouverte, sur la catastrophe passée.
“Nous avons dû donner raison à Freud, concluait Zweig, quand il ne voyait dans notre culture qu’une mince couche que peuvent crever à chaque instant les forces destructrices du monde souterrain, nous avons dû nous habituer peu à peu à vivre sans terre ferme sous nos yeux, sans droit, sans sécurité, sans liberté. Nous avons renoncé à la religion de nos pères, à leur foi en une élévation continuelle et rapide de l’humanité ; à nous qui avons été cruellement instruits, cet optimisme prématuré semble assez dérisoire en regard de la catastrophe qui, d’un seul coup, nous a rejetés de mille années d’efforts humains.”
Zweig n’a-t-il pas pris la mesure d’une faille très profonde qui, pour avoir surgi au XXe siècle, continue de produire ses secousses aujourd’hui même, de sorte que, oui, Freud a raison, l’instinct de mort se montre toujours plus puissant que la mince couche de notre culture ? Ou faut-il penser au contraire que loin d’être morte une seconde fois, l’Europe est peut-être en train de renaître, en tirant les leçons des illusions et des lâchetés du passé ? Ce qui n’empêche pas de considérer qu’en effet, nous vivons possiblement la fin d’un monde et le commencement d’un autre. Voilà les pensées contradictoires que la lecture de Valentine a diffusées dans mon esprit. Et qui continuent de m’habiter à mesure que la guerre fait retour dans notre actualité.
Autre question éthique soulevée par le conflit en Ukraine : jusqu’où faut-il prendre parti ? À tous les pacifistes qui croient pouvoir échapper au dilemme, Camus répond dans le Mythe de Sisyphe que ne pas choisir, c’est encore choisir. Et puisqu’il n’y a pas que la guerre dans l’actualité, Sonia Feertchak nous propose, à l’occasion de la Journée internationales des droits des femmes, une réflexion stimulante sur la “charge mentale” qui continue de leur échoir.
MARTIN LEGROS
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