« 1981-2021, la culture en héritage » Le Monde (extraits)

Les artistes, Jack Lang les adore. Il en parle comme s’il était des leurs. Ils constituent le moteur de sa politique en tant que ministre de la culture (1981-1986 et 1988-1993). Cet affichage ne va pas de soi. Il est même unique. André Malraux, quand il crée le ministère, en 1959, oublie son profil d’écrivain et les créateurs. Ses successeurs, comme ceux qui viendront après Lang, se méfient d’une communauté turbulente, qui a l’indignation facile. Lang non. Il a cette conviction : si les artistes sont heureux, le reste suivra.

Jacques Rigaud, qui a piloté des chantiers culturels sous la droite et sous la gauche, résumait l’affaire d’une formule : « Lang est le chevalier Bayard des artistes. » L’intéressé en sourit encore. Mais qu’il évoque sa rencontre avec Patrice Chéreau, quand le metteur en scène a 20 ans et les cheveux en brosse, « à la Brecht », ou Mick Jagger, la phrase se finit souvent par : « Il est devenu un ami. » Pas peu fier, Jack Lang nous tend une lettre louangeuse que lui envoie le poète Louis Aragon, en 1968. Son émotion transpire quand il parle de son premier contact avec deux chanteurs aujourd’hui disparus, Charles Trenet, « une gloire oubliée », et Rachid Taha, « un débutant prometteur ». Au concert, il va toujours saluer les artistes dans leur loge.

Cet amour pour les créateurs vient du festival de théâtre de Nancy, qu’il invente en 1963, à l’âge de 24 ans. Dix années durant, il les accueille par centaines. Il en a tiré trois convictions qui le guideront comme ministre : les artistes ont une autre façon de voir le monde ; l’avant-garde bouscule l’ordre établi ; les nouveaux talents représentent la jeunesse et l’avenir. (…)

« Le vrai patron, c’est le créateur ! »

Lang, qui se rend à dix reprises au festival rock du Printemps de Bourges, y emmène le président en 1987 – une première pour un chef d’Etat. Arrivés le matin, ils écoutent les Rita Mitsouko, s’attardent jusqu’à 23 heures. « On a compris plus tard que sa fille Mazarine était là », témoigne Daniel Colling, qui dirigeait le Printemps. Le candidat à sa réélection, en 1988, alors qu’il est malade et affiche 72 ans, est rajeuni par le chanteur Renaud, qui impose le slogan « Tonton, laisse pas béton ! ». Lang n’est pas étranger à l’affaire… Il pousse également Mitterrand à dialoguer avec Charles Trenet dans l’émission de Pascal Sevran « La Chance aux chansons », sur TF1, en lui disant combien celle-ci est populaire auprès « des inactifs et des personnes âgées ».

Peu après l’arrivée de Lang et de son équipe rue de Valois, siège du ministère, l’acteur Michel Piccoli passe prendre le café sans prévenir, Alain Delon aussi, histoire de dire bonjour. « Le lieu devient la salle d’attente des créateurs », confirme le conseiller Jean-François Chougnet. Pendant sept ans, le responsable « théâtre », Robert Abirached, les reçoit tous les après-midi. Jean-Paul Claverie, autre conseiller, en voit huit à dix par jour.(…)

On est alors à l’opposé de Maurice Druon, ministre de la culture de Georges Pompidou, selon lequel les artistes accourant « avec une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre devront choisir ». (…)

Persuadé que les artistes sont la solution, Lang en nomme beaucoup à la tête de théâtres, le domaine qu’il connaît le mieux. « Trop de lieux étaient dirigés par des administratifs, avec un fonctionnement sclérosé, se souvient-il. Le vrai patron, c’est le créateur ! »

Des metteurs en scène comme Antoine Vitez, Patrice Chéreau, Bernard Sobel, Jean-Pierre Vincent, Michel Dubois, Georges Lavaudant, Didier Bezace, prennent le pouvoir. Lang surprend encore en confiant, dès 1981, le ballet de l’Opéra de Paris à l’incontrôlable et génial danseur et chorégraphe russe Rudolf Noureev, risquant l’incident diplomatique avec l’Union soviétique, pays que l’artiste a fui en 1961, mais également avec une partie du corps de ballet. Ce sera un succès.

Complicité fraternelle

La plupart des promus se rejoignent dans l’exploration radicale. (…)

Du côté de Lang, la confiance se mue parfois en complicité fraternelle – encore une incongruité pour un ministre. C’est le cas avec le metteur en scène Italien Giorgio Strehler, qu’il nomme, en 1983, à la tête du Théâtre de l’Odéon, promu Théâtre de l’Europe. Leur correspondance est riche de plusieurs centaines de lettres, apprend-on dans Jack Lang, une révolution culturelle, de Frédéric Martel (Bouquins, 1 302 pages, 32 euros). Pareille proximité épate Arthur Nauzyciel, actuel directeur du Théâtre national de Bretagne : « J’ai la nostalgie de ce lien privilégié entre un ministre et un artiste. »

Défendre les artistes, c’est aussi défendre la liberté d’expression. Des films interdits aux moins de 18 ans ne le sont plus au début des années 1980, comme La Maman et la Putain (1973), de Jean Eustache, ou Et Dieu créa la femme (1956), de Roger Vadim. Le cinéaste américain Martin Scorsese, qui n’arrive pas à tourner dans son pays La Dernière Tentation du Christ, tant les pressions religieuses sont fortes, est accueilli par la France en 1985, en dépit de protestations monstres, de violences aussi, et de pressions de l’archevêque de Paris Jean-Marie Lustiger. A son représentant, Lang répond : « Je ne suis pas compétent pour la mise à l’index. »

Le ministre défend également les artistes brimés dans leur pays, ou exilés, notamment par l’Europe communiste, tel le cinéaste russe Andreï Tarkovski ou l’écrivain tchèque Vaclav Havel, avant qu’il ne devienne président de son pays, en 1989.

Quand l’écrivain britannique Salman Rushdie subit la fatwa de l’Iran, en 1989, pour son livre Les Versets sataniques, Lang parle de « retour à l’Inquisition » et participe au financement de sa publication en français. Surtout, il obtient que Rushdie vienne en France en 1993, contre l’avis du premier ministre Pierre Bérégovoy, qui craint des représailles de l’Iran. « Il me dit qu’on risque de perdre les législatives. Je lui réponds : “On les a déjà perdues, alors sauvons l’honneur.” » Hésitant, Mitterrand ne rencontrera pas l’écrivain.

Mitterrand, encombrant allié

En 1982, le doublement du budget culturel bénéficie pour beaucoup aux créateurs et à ceux qui les font travailler. Les effets sont tous azimuts – sans cela, le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine n’aurait pas survécu –, au point que le ministre se souvient de centaines de noms qui en ont bénéficié, y compris les diplômés des écoles d’art qu’il a créées. Il se souvient aussi de chaque meuble qu’il a commandé à des designers pour les appartements privés de l’Elysée, notamment à Philippe Starck, ce dernier imaginant plus tard un fauteuil baptisé « Jack » (« Il était un peu en déséquilibre », commente l’intéressé).

Il est un domaine où les aides aux artistes sont d’autant plus visibles qu’elles partent de peu : les arts plastiques. Le terme est barbare, quasiment inventé par Claude Mollard, remuant conseiller de Lang et ancien du Centre Pompidou.(…)

La controverse du Palais-Royal

Claude Mollard crée encore 22 Fonds régionaux d’art contemporain, les FRAC, qui achètent des milliers d’œuvres aux artistes. Cette décentralisation est louable, mais en grande partie annihilée par le jacobinisme du ministère : ce sont un peu les œuvres des mêmes artistes, autour d’un goût officiel, entre art conceptuel et peinture abstraite, que l’on retrouve ensuite en Corse ou en Lorraine.

La plus controversée et flamboyante des commandes publiques est celle des 260 colonnes rayées en blanc et noir, de Daniel Buren, appelées à trôner à partir de 1986 dans la Cour d’honneur du Palais-Royal, à Paris.(…)

Grand écran, gros crédit

C’est sans doute dans le cinéma que Lang a le plus joué à Zorro. Il est à peine arrivé que le cinéaste égyptien Youssef Chahine lui dit : « Jack, tu dois nous aider. » Aider des réalisateurs chevronnés qui, dans leur pays, pour des raisons politiques ou économiques, ne peuvent plus tourner. Lang se mue alors en producteur, ouvrant une ligne de crédit spéciale de dizaines de millions de francs. « On peut parler de cassette », confesse-t-il. Il étend même ce « coup de pouce » à des cinéastes français, ce qui serait inimaginable de nos jours.

Juliette Binoche dans « Les Amants du Pont-Neuf » (1991), de Leos Carax, l’un des quelque 120 films qui ont reçu le soutien financier de Jack Lang. RONALD GRANT / MARY EVANS / SIPA

Il y a du beau monde dans les 120 films environ, dont un tiers de français, que le ministre aide entre 1981 et 1993. Ran, d’Akira Kurosawa, Danton, d’Andrzej Wajda. Le Bal, d’Ettore Scola, Sans toit ni loi, d’Agnès Varda, Les Amants du Pont-Neuf, de Léos Carax, L’Argent, de Robert Bresson (dans lequel apparaît une des filles du ministre, ce qui fait jaser), L’Amour à mort, d’Alain Resnais, Adieu Bonaparte, de Youssef Chahine, et puis Ken Loach, Claude Berri, Andreï Tarkovski, Martin Scorsese, Francesco Rosi, Nanni Moretti, Ridley Scott ou Lars von Trier…

Lang vient aussi au secours d’Orson Welles, en manque d’argent, ou de Shoah, le documentaire monumental de Claude Lanzmann, qui vient à plusieurs reprises chercher une rallonge de 1 à 2 millions. « Jack, je n’y arrive pas », lui dit-il. « Je lui ai passé une commande publique, comme pour Buren », commente le ministre.

« Je pariais sur le talent »

Est-ce vraiment son rôle de jouer ainsi les producteurs avec l’argent public ? « On aurait pu me le reprocher mais non, répond-il. Je pariais sur le talent. » Kurosawa, la larme à l’œil, lui demande un jour pourquoi les Français sont si gentils avec lui. C’est plutôt pourquoi le ministre est si gentil. « Ça peut choquer, mais cette aide directe participait du rayonnement de la France dans le monde », estime Frédérique Bredin, alors conseillère « cinéma » du ministre, qui reconnaît qu’en 2021, le système est plus encadré.

La question pour le cinéma vaut pour toute l’action de Lang au ministère. Par ses aides à des artistes, dans tous les domaines, il a orienté la création. Etait-il encore dans sa fonction ? L’intéressé prend du temps pour répondre : « Je suis sûrement allé trop loin. A une période, je voulais tout faire et aider tout le monde… Mais je n’étais pas seul à décider ! Nous avons commis des erreurs, mais avons aussi eu beaucoup de succès. » (…)

Le règne Lang marque aussi une rupture politique. Durant les vingt premières années du ministère de la culture, de 1959 à 1981, la droite a donné la priorité au patrimoine, estimant qu’elle n’avait pas à interférer sur la création. Jacques Rigaud explique pourquoi dans L’Exception culturelle (Grasset, 1995) : « Par scrupule mental ou par prudence, les ministres de droite bornaient leur ambition dans le domaine des choix, des contenus, des programmes culturels. »

Après Lang, le changement de priorité qu’il a initié est si ancré, si difficile à bouger, que même les ministres de droite ne mettent plus le patrimoine en avant. « Les vieilles pierres, contrairement aux artistes, ne râlent pas », précise Maryvonne de Saint-Pulgent, ex-directrice du patrimoine au ministère de la culture.

L’historien Marc Fumaroli, qui pressent la bascule dès 1991, dénonce le changement de paradigme dans son essai à succès L’Etat culturel (Editions de Fallois). Et prolonge la critique sur un autre terrain : un Etat qui interfère sur la création forme des artistes d’Etat au service d’une propagande d’Etat. C’est un peu excessif. Dans ce registre, l’ancien directeur du Festival d’Avignon Bernard Faivre d’Arcier préfère citer la Chine maoïste ou l’Union soviétique.(…)

Certains conseillers de Lang, sans être si virulents, admettent que leur ministre a compliqué les choses en élargissant la notion d’artiste. C’est l’avis de Robert Abirached, dans son livre Le Théâtre et le Prince (Plon, 1992) : « Le ministre de la culture a suscité un flux incontrôlable de demandes, de revendications et d’espérances, fondées sur la conviction que l’Etat pouvait tout. » Aujourd’hui, M. Abirached nuance : « Avec les subventions, nous avons fait beaucoup de bonnes choses et aussi des erreurs. » Lang ajoute qu’il n’a pas dit oui à tout le monde, loin de là, « détestant le gaspillage ».

En étant « ministre des artistes », a-t-il été « ministre de la culture » ? N’a-t-il pas privilégié des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général ?(…)

C’était une époque où le ministère était riche et argenté. Alors aujourd’hui… En toute logique, depuis le départ de Lang, en 1993, la confiance avec les artistes a laissé la place à la défiance. Dans les deux sens.

(…) Les ministres de la culture Jean-Jacques Aillagon, Christine Albanel, Aurélie Filippetti, Fleur Pellerin, Françoise Nyssen, Franck Riester, pour des raisons très diverses, ont dû quitter leur poste à la suite d’une fronde des milieux culturels.

Changement de paradigme

Reste la question brûlante de l’emploi. Lang a généré une hausse phénoménale des lieux culturels, œuvres, créateurs et techniciens. Dans Le Théâtre et le Prince, Robert Abirached rappelle que le nombre de compagnies théâtrales est passé de 412 en 1980 à 604 en 1982 et à 760 en 1984, la France devenant le premier employeur européen dans le spectacle.

Dans le livre collectif Les Années Lang (La Documentation française, 600 pages, 27 euros), Pierre-Michel Menger ajoute que, entre 1981 et 2007, le nombre d’écrivains et de plasticiens a été multiplié par 2,3, celui de musiciens par 2,7, les acteurs et danseurs par 3,8 et les cadres de la culture par 5,7. Sauf qu’il y a un bug : le public, dans les années 1980, augmente mais pas dans les mêmes proportions, loin de là.

Le résultat est connu : une précarisation, voire une paupérisation des travailleurs culturels. Sans oublier cette autre conséquence, pointée par Bernard Latarjet, ex-conseiller de Mitterrand : « Nous sommes le pays au monde qui produit le plus de spectacles mais qui offre le moins de représentations pour chacun, puisque c’est le même public qui y assiste. » Autre conséquence : le nombre d’intermittents du spectacle indemnisés – un système propre à la France – n’a cessé d’enfler, provoquant un déficit toujours accru du régime : 350 millions d’euros selon certains mais près de 1 milliard pour d’autres. Tout cela à la charge de la collectivité.

(…) Depuis quinze ans, les ministres de la culture ont bien plus d’attention pour les publics que pour les artistes, du moins dans les discours. Inverser la tendance est très compliqué, tant le poids de la création dans les budgets est scellé dans le marbre. Depuis trois ans néanmoins, les dépenses pour la création stagnent, alors que celles pour démocratiser les publics ont augmenté de 58 %. Le Passe culture, cher à Emmanuel Macron (500 euros pour chaque jeune le jour de ses 18 ans), toujours en gestation, est le symbole d’une politique qui ne privilégie plus les artistes, mais le public – (…)

Leave A Comment

Recherche

 

Nos bons plans
sur notre sélection de spectacles ...
Journal MCH
Le journal de l'association...
J'adhère à la MCH
Ou renouvelez votre adhésion en ligne
Nous contacter
Besoin de renseignements ?