23èmes Rendez-vous de l’Histoire du 7 au 11 octobre 2020 à Blois : GOUVERNER
JEAN-NOËL JEANNENEY PRÉSIDENT DU CONSEIL SCIENTIFIQUE
Nous ne savions pas, bien sûr, quand nous avons choisi pour cette nouvelle édition de notre Festival le beau thème « Gouverner », que la crise sanitaire en cours viendrait lui fournir une introduction singulière : tant a été diverse la manière dont les pouvoirs en place ont affronté, au cœur de chacune des nations de la planète, ce défi formidable, tant s’est montrée multiforme la façon dont les peuples ont réagi. Ainsi s’offre, au présent, un inventaire de la plupart des questions que nous allons rencontrer dans la très longue durée de l’histoire des hommes. Programme profus ! Il va s’agir de considérer la nature des régimes et la légitimité qu’ils revendiquent : d’âge en âge, sur tous les continents, depuis la plus haute antiquité jusqu’à notre Ve République. D’apprécier la répartition des responsabilités, l’émergence et la sociologie des dirigeants, les rythmes de leur action et la géographie des décisions, de la Ville jusqu’aux Empires, entre centralisation et fédéralisme.
De s’attacher, du bas vers le haut, à toutes les formes de protestation, de révolte ou de révolution qui viennent – jusqu’au tyrannicide – mettre en cause l’autorité en surplomb. D’énumérer les initiatives qui travaillent, au quotidien des jours, à en limiter la puissance afin de préserver l’autonomie et l’intimité de chacun. D’éclairer le rôle politique des femmes, cherchant leur voie parmi l’ordinaire des dominations masculines. D’évoquer la spécificité des temps de guerre, quand les armes le disputent à la toge. De retracer l’évolution du pouvoir spirituel et matériel dans les Églises. De s’interroger sur la propagande qui mobilise les populations par l’écrit, par la parole, par les chiffres ou par les arts, entre vérité et mensonge, entre secret et transparence…
Je m’en tiens là : si je laissais quelques lignes en blanc à la fin de ce propos, je ne doute pas que chacun, parmi nos fidèles, y inscrirait un riche surcroît de réflexions, de passions peut-être. Et quoi de plus tonique ?
RACHEL RENAULT MEMBRE DU CONSEIL SCIENTIFIQUE DES RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE
Peut-on gouverner le peuple ?
En 1639, Gabriel Naudé, futur bibliothécaire de Mazarin, lecteur de Machiavel, propose un art de gouverner pour savoir manier à son avantage le peuple, « cette bête à plusieurs têtes, vagabonde, errante, folle, étourdie, sans conduite, sans esprit, ni jugement ». Car c’est lui qui, quoiqu’irrationnel, bestial, et soumis à ses pulsions, « donne le plus grand branle à tout ce qui se fait d’extraordinaire dans l’État ». Par conséquent, « il faut que les princes ou leurs ministres s’étudient à le manier et persuader par celles paroles, le séduire et tromper par les apparences, le gagner et tourner à ses desseins par des prédicateurs et miracles sous prétexte de sainteté, ou par le moyen des bonnes plumes, (…) pour le mener par le nez, et lui faire approuver ou condamner sur l’étiquette du sac tout ce qu’il contient. » Faible par sa nature animale, le peuple de Naudé est paradoxalement puissant par son nombre et sa force, aussi faut-il savoir en user. Qui plus est, il faut manigancer, car le gouverné ne se laisse pas si aisément tourner aux desseins venus d’en haut. Gouverner, c’est ici manœuvrer, au sens propre de donner une direction, comme au sens figuré de manipuler, et le terme recèle toujours cette double idée de direction et d’emprise.
Un siècle plus tard, c’est l’inverse qui étonne Hume : « Rien ne paraît plus surprenant à ceux qui considèrent les affaires humaines d’un œil philosophique que la facilité avec laquelle la majorité est gouvernée par la minorité et la soumission entière avec laquelle les hommes sacrifient leurs propres sentiments et passions à ceux de leurs dirigeants. » On peut y voir, au choix, la réussite d’un patient travail de construction de l’État, d’encadrement des populations et de disciplinarisation sociale, ou la simple expression de parti-pris philosophiques différents – mais les deux auteurs insistent bien sur un même paradoxe : il ne va pas de soi que le peuple soit gouvernable.
Et de fait, le peuple se laisse-t-il si facilement manœuvrer ? Car, à l’art de gouverner répond un art tout aussi subtil, quoique moins représenté dans les traités de philosophie, de « ne pas être trop gouverné » (M. Foucault), par lequel les administrés échappent aux efforts de dénombrement, de prélèvement, d’encadrement, de mobilisation par les autorités, quand ils n’y résistent pas ouvertement lors d’éclats rébellionnaires et révolutionnaires.
Les Rendez-vous de l’Histoire de Blois 2020, en interrogeant ce que signifie « gouverner », placeront au cœur de leurs interrogations les interactions spécifiques de la « majorité » et de la « minorité », la question de la légitimité, et de l’acceptation du pouvoir. Y a-t-il une spécificité du gouvernement moderne en général, et du gouvernement démocratique en particulier ? Comment les gouvernés définissent-ils un gouvernement « légitime » ? Le gouvernement des âmes et des corps n’engendre-t-il pas, toujours, en retour, ses stratégies de contournement ?
Rachel Renault, maîtresse de conférences à Le Mans Université. Membre du conseil scientifique des Rendez-vous de l’histoire spécialiste du thème 2020 « Gouverner »
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