Hécube en scène
L’association MCH était à Avignon.
Le Festival d’Avignon ferme ses portes et nous gardons en mémoire les quelques spectacles du In que nous avons réussi à réserver, opération plus facile qu’il n’y paraît, grâce à internet et au téléphone – chaque jour ou presque des places s’avéraient disponibles…
Le spectacle le plus puissant est sans doute Hécube, pas Hécube, mis en scène par Tiago Rodriguez, joué par Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Eric Genovèse et leurs compagnons de la Comédie française, dans la carrière Boulbon.
Nadia répète la tragédie d’Euripide, Hécube, dédiée à l’ancienne reine de Troie, mère criant justice et vengeance auprès d’Agamemnon, après l’assassinat de son dernier enfant. Prisonnière du vainqueur, Hécube crève les yeux de l’assassin, un ami qui l’a trahie, et tue ses enfants. Héra la métamorphose en chienne pour la punir d’avoir tenu tête à Agamemnon.
Dans la carrière Boulbon, décor rude de hautes falaises enserrant le plateau, lieu monumental devenant symbolique, demi clos, salle de théâtre, de palais ou de tribunal, tables et chaises, au centre une grande statue énigmatique de chien. Nature minérale, animale.
D’emblée le sens du théâtre nous est donné : deux pièces, la tragédie antique et le théâtre contemporain, nouées entre elles par le sujet, les personnages et les comédiens.Théâtre dans le théâtre.
Le plateau est d’abord une salle de répétition : s’y déroule avec humour, laborieux, le travail des comédiens, leurs relations, leurs doutes, leurs inquiétudes. Ils ne visualisent pas clairement l’aboutissement de leur engagement. Ils rient. Un spectacle en construction.. Tragédie, comédie.
Nadia, de son côté, demande justice auprès d’un juge, contre les graves maltraitances subies par son fils autiste dans une institution spécialisée. La situation a été réellement vécue, en Suisse, sa véracité ne fait aucun doute. Elsa Lepoivre nous rend sensible l’affection de Nadia pour son fils Otis, évoquée avec délicatesse, ainsi que les difficultés et les soins liés à son handicap.
Par petites touches, on fait connaissance d’Otis, on apprivoise sa phobie du bruit, son goût de la musique et de la danse. Otis ne s’exprime pas, sinon par contradictions : soleil, pas soleil.… Le titre de la pièce en est illuminé. Hécube, pas Hécube.
C’est aussi une réflexion sur le rôle du théâtre. Nous savons depuis longtemps que les pièces antiques ont pour nous une éclairante actualité. Ici sont réunies deux femmes blessées dans leur amour maternel et leur enfant, victime de personnes de confiance sont jouées par la même comédienne, Elsa Lepoivre, Denis Podalydès est Agamemnon et le juge. Eric Génovèse l’assassin et le représentant de l’Etat. Les textes se mêlent ; parfois le texte antique prête ses mots au témoignage de Nadia. Les douleurs des mères se crient d’une même voix. Même l’aveuglement de l’assassin du fils d’Hécube résonne en écho à celui du secrétaire d’Etat à la santé convoqué et mis en cause par le juge.
Justice, pas justice. Les deux mères plaident pour leur enfant, elles « aboient » comme des chiennes enragées, dit Tiago Rodriguez – jusqu’à obtenir justice, et ce n’est pas gagné. La douleur de ces mères, leur volonté d’être entendues, leur discours nous émeuvent et nous concernent ici et maintenant. Nous comprenons l’enjeu de ces discours, si éloignés des récriminations : l’autorité de la Loi.
La Loi est au-dessus des dieux pour Hécube, au- dessus de l’Etat pour Nadia. Le juge entend que la responsabilité de l’Etat défaillant, voire complice, est engagée, et fait en sorte que le scandale éclate enfin, pour la protection des personnes vulnérables et contre la marchandisation des soins.
Des comédiens éblouissants, des textes fondateurs : nous quittons dans la nuit tiède la carrière Boulbon, l’esprit éveillé, renforcées par l’énergie de ces mères, qui, jamais, n’ont renoncé.
Chienne, pas chienne. La gigantesque statue de chien prend son sens, il lui manque une patte. Cette patte cassée, portée avec solennité par Hécube, traversant le plateau jusqu’à nous, donne l’illusion du cadavre de son fils, chair de sa chair. Le dessin animé préféré d’Otis, histoire d’une chienne, courant sur trois pattes au fil des épisodes, à la recherche d’on ne sait quoi, se clôt sur ses retrouvailles joyeuses avec son petit. Alors, face à nous, Nadia murmure un doux aboiement, auquel l’enfant répond, dans une magnifique scène de tendresse partagée.
Union finale des tressages intelligents des temps et des espaces, de la fiction et de la réalité, et des êtres, personnages, comédiens et spectateurs. Noir, lumière.
Isabelle Royer
Leave A Comment