Scandale dans la « féminité » ! TELERAMA
Poils, cheveux blancs, poids… Et si on explosait les codes de la féminité ?
Aujourd’hui, de plus en plus de femmes, à la suite d’icônes comme Angèle, Yseult ou Billie Eilish, disent stop aux injonctions sociales qui pèsent sur leur apparence physique. Une libération salutaire. Et une tendance de fond ?
« Je m’aime comme je suis ! » Lettres jaunes sur fond rose, la phrase barre la une d’un grand mensuel féminin. Julie Bourges, 24 ans, dont la peau porte les marques de très graves brûlures, y pose, radieuse, tandis que dans les pages intérieures d’autres femmes affichent leurs bourrelets, leur acné, leur poitrine XS. Nous sommes en avril dernier. Où sont passés les dossiers « Belles fesses et peau de satin », « Seins superbes, tous les conseils », « Plan d’urgence avant le maillot » ? – titres authentiques.
En février, lors des Victoires de la musique, la chanteuse Yseult arborait une tenue extra-moulante et en partie transparente sur sa silhouette tout en rondeurs, pour interpréter son tube, Corps. (…)
“Liberté, pilosité, sororité”
Coup d’éclat pour faire parler de soi ? Plutôt reflet d’une lame de fond : le refus grandissant de se plier à des injonctions esthétiques et sociales, imposées par on ne sait qui, depuis on ne sait plus quand. D’abord porté par des « influenceuses », militantes et/ou artistes – Angèle, entre autres, chantait en 2019 avec des postiches poilus sous les bras, et adore se montrer en train de grimacer –, le mouvement infuse désormais dans toute la société.
Certes, des femmes en appellent toujours à la chirurgie pour se faire gonfler les seins, parce qu’elles complexent devant les bimbos des publicités ; se faire affiner le nez, parce qu’elles dépriment de se voir sur des selfies qui déforment leurs traits ; ou même se faire injecter un peu de leur propre graisse dans les fesses, parce que la fermeture des salles de sport pour cause de Covid aurait eu raison de leur galbe… Reste que des milliers d’autres, dont beaucoup ont à peine plus de 20 ans, prennent la direction opposée. Et que de plus en plus de cinquantenaires les rejoignent.(…) En clair, toutes s’assument sans fard. Mieux : elles font de leurs défauts présumés des signes de fierté et d’originalité.
Pour l’instant, rien de tel chez les hommes. Pas de compte « Vive les ventrus », ni de « Alopécie folies »…« Leur situation n’a rien à voir ! souligne la philosophe Camille Froidevaux-Metterie. Non pas que l’apparence n’ait aucune importance pour eux ; mais, sauf cas particuliers, leur corps ne change rien à leur place dans le monde, il n’est pas un vecteur de discriminations ni de violences. Un homme peut être gros, chauve et ridé sans que cela nuise à son éventuelle attractivité sociale ou sexuelle. Chez les femmes, c’est l’inverse : la société valorise toujours celles dont l’apparence souscrit aux normes esthétiques. » En dépit des avancées enregistrées depuis les années 1970, notamment dans le monde du travail, les femmes continuent d’être d’abord définies par leur corps. Impossible d’en faire abstraction.
« Très jeune, la femme entre dans un cadre injonctif, et souvent contradictoire, explique Amélie Téhel chercheuse en sciences de la communication à l’université Rennes 2. Dès sa puberté, elle peut être considérée par les autres comme un être consentant sexuellement… Mais si elle porte un short, se voir accusée d’être, elle, une provocatrice. Ensuite, pendant une trentaine d’années, elle aura ses règles, qui restent associées à un sentiment honteux, et dont les douleurs sont ignorées, voire objets de moqueries. Après 40 ans, elle sera considérée comme moins désirable. Puis elle vivra la ménopause, sur laquelle pèse une espèce de tabou. À 50 ou 60 ans, elle aura quasiment disparu de la représentation sociale ! » Même si elle a passé son temps à se priver de dessert et à transpirer au cours de fitness… « En fait, tout au long de sa vie, une femme risque fort de ne jamais être sereine par rapport à son corps. »
D’où le « halte là ! » clamé par une nouvelle génération, qui revendique le droit de s’affirmer comme elle le souhaite – dans son apparence, mais aussi dans ses amours, et même son genre. D’ailleurs, plus que de définir de nouveaux codes, ces jeunes femmes montrent surtout qu’on peut vivre sans. « Le corps leur apparaît, à raison, comme le dernier bastion à conquérir, reprend Camille Froidevaux-Metterie. La lutte actuelle s’inscrit dans une séquence plus large, qui a démarré au début des années 2010 – avec l’émergence de nouveaux thèmes dans le débat public, comme la mauvaise prise en charge de l’endométriose, la redécouverte du clitoris dans le plaisir féminin, ou bien sûr les violences gynécologiques, obstétricales, sexistes et sexuelles. J’ai qualifié de “tournant génital” du féminisme cette dynamique de réappropriation par les féministes des questions corporelles. »
« À bas bruit, mais pendant des décennies, le cinéma, la mode, les magazines ont rendu les femmes malheureuses en leur proposant des standards de beauté inaccessibles, pointe l’anthropologue Élisabeth Azoulay. Ils ont créé des pathologies sociales, des générations de complexées, de dépressives, de boulimiques-anorexiques. »
Le mouvement Body Positive, qui prône une meilleure acceptation de soi-même, fut lancé aux États-Unis dès les années 1990 ; il fait florès en France depuis seulement quatre ou cinq ans.« On commence enfin à comprendre qu’il ne faut pas confondre corps normal et corps normé, se félicite Amélie Téhel. Depuis 2017, il est par exemple obligatoire de mentionner que les photos de mannequins, utilisées dans les publicités, ont été retouchées. Vous imaginez à quel point elles ne sont pas représentatives de la population ! »
Signe des temps, le compte Instagram « On veut du vrai », promu par des anonymes, a été lancé en mai 2019 avec ce mot d’ordre : « La parole est à VOUS ». Deux ans plus tard, il compte 34 500 abonnés et expose des femmes d’âges divers, certaines avec des vergetures, de la cellulite, des cicatrices… Et qui sourient !(…)
Avoir le choix
Évidemment, la déflagration #MeToo aura aussi donné un coup de fouet à ce grand élan émancipateur. « Les femmes ont réalisé que leur corps continuait d’être objectivé et aliéné, qu’elles en étaient dépossédées alors même qu’elles vivaient dans une société soi-disant émancipée », appuie la philosophe Camille Froidevaux-Metterie. Aujourd’hui, ce corps réinvesti devient le moteur et le vecteur de revendications diverses.
« On en revient au point central des revendications féministes : avoir le choix, insiste Amélie Téhel. Ce ne sont pas seulement les corps non normés qui se montrent ; ce sont des femmes de tous types, qui décident elles-mêmes ce qui doit être exposé ou pas. Chez les plus discriminées, il est fréquent que les problématiques se croisent, la couleur de la peau, le poids, l’âge… Leur mise en avant relève alors de l’intersectionnalité, la convergence des luttes, et elle est d’autant plus politique. » (…)
Le poids, les poils, les taches sur la peau, la forme du nez ou des seins deviennent alors des signes de reconnaissance, d’autant plus sensibles chez les femmes qu’on leur a appris à en avoir honte. Des outils d’ancrage identitaire et de réassurance. « Au fond, les imperfections deviennent un atout, puisqu’elles permettent d’être reconnu dans son originalité. » La beauté, telle qu’elle est en train de se redéfinir, consisterait donc moins à proposer des standards à peu près inaccessibles qu’à les multiplier, pour que chacun y trouve le sien.(…)
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