Est-il possible de détacher le mérite scolaire des héritages sociaux ?
L’obsession méritocratique
En 1958, Michael Young, un sociologue anglais proche des travaillistes, publiait un essai prophétique, The Rise of Meritocracy (Harmondworth, Penguin Book) prédisant que le règne de la méritocratie ajouterait « l’humiliation à l’injustice » : les élites dirigeraient au nom de leur mérite scolaire, les autres mériteraient leur sort en n’ayant pas réussi dans la compétition scolaire. Les classes populaires abandonneraient les partis de gauche et choisiraient les populismes mobilisant leur ressentiment contre les élites de « l’intelligence ».
Soixante après, la prophétie s’est réalisée au-delà des pronostics les plus sombres : l’école trie le bon grain de l’ivraie et la lutte des classes oppose désormais les vainqueurs aux vaincus de la compétition méritocratique, ceux qui se sentent méprisés parce que, dans une certaine mesure, ils auraient « mérité » leur sort1. Hors de l’école, point de salut, « on peut si on veut », ne cesse-t-on de répéter aux jeunes.
Non seulement la croyance dans le mérite justifie les inégalités sociales, mais elle affaiblit la solidarité : pourquoi les vainqueurs de la méritocratie devraient-ils quelque chose à ceux qui n’ont pas de mérite et qui n’ont rien fait pour en avoir ? Partout, l’extension du règne de la méritocratie a été associée à l’accroissement des inégalités sociales.
La critique méritocratique de la méritocratie
La force de la méritocratie vient de ce qu’elle repose sur un principe de justice incontestable : si nous sommes fondamentalement libres et égaux, les seules inégalités justes sont celles qui proviennent de notre mérite. Il va de soi que le mérite est plus juste que l’héritage des privilèges et des fortunes. Nous le croyons si fortement, en France particulièrement, que la critique de la méritocratie est elle-même méritocratique.
Plutôt que de dénoncer les conséquences inégalitaires et humiliantes de la méritocratie, l’essentiel de la critique montre qu’elle ne fonctionne pas vraiment : les plus méritants sont toujours les mêmes, ils ont hérité de leur mérite, ils sont nés dans les mêmes quartiers et les mêmes classes sociales, ils ont fréquenté les mêmes écoles, ils partagent les mêmes valeurs.(…)
Pour être plus légitime, la méritocratie devrait être encore plus juste, et l’on propose sans cesse de réformer les concours et de développer les dispositifs de soutiens aux bons élèves venus des établissements populaires. Face à la colère des gilets jaunes, on supprime l’ENA.
Du point de vue méritocratique, tout ceci est très bien. Mais personne, ou pas grand monde, ne semble s’intéresser au sort de ceux qui n’ont pas de mérite scolaire, et qui méritent donc d’occuper les emplois les plus pénibles et les plus mal payés.
Quoi qu’on en dise, l’ordre méritocratique lui-même n’est pas contesté. (…)
Quel sort pour les vaincus ?
La méritocratie n’est pas seulement un principe de justice, elle est aussi une représentation des inégalités sociales.
Dans la société industrielle, les inégalités étaient perçues comme des inégalités de classes, des inégalités entre les positions sociales. Avec la méritocratie les inégalités sont vues comme des discriminations, comme des obstacles et des handicaps illégitimes dans la course à l’égalité des chances. Avec les classes sociales, il fallait réduire les inégalités en « rendant » aux travailleurs exploités la richesse qui leur avait été volée. Avec les discriminations, il faut établir une concurrence équitable entre tous les individus afin qu’ils puissent atteindre toutes les positions sociales, aussi inégales soient-elles.
Evidemment, les discriminations sont inacceptables. Mais il n’est pas certain qu’une méritocratie accomplie soit le meilleur moyen d’y remédier. L’idéal méritocratique n’est pas celui d’une société plus égalitaire : il repose sur la promesse d’une mobilité sociale offerte à quelques-uns, dans laquelle les inégalités seraient enfin « justes ». Cette promesse est d’autant plus étrange aujourd’hui que les meilleures places sont aussi les plus rares. Il n’est donc pas raisonnable, du point de vue de l’école, de faire de l’emploi de cadre supérieur le seul emploi honorable.
Car sinon, comment s’étonner que les vaincus de la méritocratie, discriminés ou pas, se sentent abandonnés par les partis politiques qui semblent les avoir oubliés ? Aujourd’hui, les plus diplômés des Français votent pour les partis socio-démocrates, verts et libéraux, pendant que les vaincus de la méritocratie s’abstiennent ou votent pour les partis populistes et contre le « mépris » des élites. (…)
Le principe du mérite est si évidemment juste qu’il est difficile de s’en débarrasser. Mais faut-il pour autant ignorer les conséquences si manifestement injustes de sa mise en œuvre, tout en faisant l’hypothèse, pour le moins hardie, qu’il serait possible de détacher le mérite scolaire des héritages sociaux ?
Au lieu de critiquer la méritocratie au nom de la méritocratie, nous devrions nous interroger sur le privilège exorbitant que nous accordons au mérite scolaire, comme s’il était tout le mérite d’un individu, comme s’il justifiait les inégalités de revenus et de conditions de travail.
La méritocratie séparant nécessairement les individus entre vainqueurs et vaincus, la question essentielle est de savoir ce qui est dû aux vaincus de l’école, dont chacun sait qu’ils ne sont pas moins méritants et utiles à la vie sociale et à la solidarité que les premiers de la classe.
Si la gauche n’entend pas cette question, il y a peu de chances qu’elle retrouve un électorat populaire pour lequel la haine des élites devient progressivement la haine des « différences », des « minorités » et, finalement, haine de la démocratie tout court.
- 1.Michael Sandel, La tyrannie du mérite, Paris, Albin Michel, 2021
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9 octobre 20180 Comments
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