« Une effrayante perspicacité »

Nous avons vu au Nouveau Ring, « La Pensée » mis en scène et joué par Olivier Werner, seul en scène. Le texte est de Leonid Andreïev (1871-1919) un auteur russe fulgurant, estimé par Gorki qui disait de lui : « Son intuition était étonnamment fine. Pour tout ce qui touchait aux côtés sombres de la vie, aux contradictions de l’âme humaine, aux fermentations dans le domaine des instincts – il était d’une effrayante perspicacité. »

Pendant une heure et demi le docteur Kerjentsev essaie de nous convaincre de sa santé mentale. Nous assistons à tous ses mouvements de conscience, assignés à la place d’un tribunal devant décider de la condamnation qu’exige son crime, asile ou prison. Il a assassiné son meilleur ami  qui a épousé la femme dont il est amoureux et s’est un jour moqué de lui. Il semble au premier abord « normal », autant qu’on peut en juger d’après son costume, sa façon de parler, son langage.

Olivier Werner ambitionne de présenter une trilogie sur l’enfermement mental, physique, psychique et politique : « After the End », de David Kelly, « La Pensée » d’Andreïev et « La Coquille » de Mustapha Kalifé. Le décor dépouillé évoque discrètement l’internement, grilles, lit métallique, dalles, barreaux, porte sans poignée, néons blafards conçus par Kevin Briard. Seul résonne le texte, porté avec sobriété par le comédien.

Pourquoi choisir aujourd’hui ce monologue ? Si son intérêt s’atténue au cours de la représentation, c’est que l’auteur y expose un faux suspense, le personnage voulant nous contraindre à s’interroger sur sa folie. Mais le récit, un argumentaire, une plaidoirie d’avocat, est d’une précision et d’une logique telles qu’elles signent vite une psychose. On pense au texte de Kafka, « Le Terrier », monologue prodigieux d’un paranoïaque obsédé par l’idée de construire un abri qui lui garantirait une sécurité sans failles…

Parallèle avec l’acte de jouer la comédie ? Un élément du plan imaginé par le meurtrier est effectivement le rôle du jeu : il  avoue qu’il a exécuté son projet en travestissant sa personnalité, en inventant un personnage.  Cependant le portrait que le docteur Kerjentsev brosse de lui-même ne laisse pas de place au doute : sans empathie, mimant des sentiments, il ressasse des rancunes, met en place méticuleusement un plan machiavélique, désireux d’un contrôle absolu du monde qui l’entoure, menteur, solitaire. A la fin du récit, sa confusion mentale est totale.

Goût du beau texte ? Oui, cet accusé est éloquent, sa langue est séduisante et le propos apparemment lucide. Il est tout à fait intéressant de s’apercevoir que la rhétorique, brillante, mise au service d’un état mental perturbé, est trompeuse. L’absence de failles, d’imperfections, signent justement la démence. Un être humain doute, s’interroge, balbutie. Sa faiblesse fait son humanité.

Echo à notre monde troublé où des analyses superficiellement rigoureuses justifient actes terroristes et guerres ? On lit par exemple beaucoup d’articles tentant de mesurer l’influence des discours d’embrigadement et les tendances psychiques ou politiques des auteurs d’attentats.

Nous voici en tous cas nous aussi emprisonnés, victimes d’une parole qui soliloque, raconte, commente, enfermés dans la tête d’un assassin divaguant entre aveu, calculs et délire.  Performance d’un comédien ? Assurément.

Isabelle Royer, Annette Maignan

 

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