L’instant Philo : « Les vacances : un temps de liberté ? »
« Les vacances : un temps de liberté ? »
Par Marie-Charlotte Tessier et Didier Guilliomet
Une amie qui se reconnaîtra me faisait cet été cette confidence « D’habitude, je culpabilise un peu de ne rien faire en vacances, mais cette année je m’y suis vraiment autorisée.» Ecartons tout jugement moral et demandons-nous pourquoi il est parfois si difficile de ne rien faire pour simplement se reposer ? Littéralement se re-poser ? Avec « la quille » tant attendue, ce moment où l’on est libéré des obligations et des emplois du temps contraints, vient le vertige du vide des « vacances » : « comment, à quoi, de quoi vais-je m’occuper ? ».
D’un côté, si la question se transforme en « de quoi dois-je m’occuper ? », ce ne sont plus vraiment des vacances. D’un autre côté, le temps libre est un précieux trésor dont on ne sait pas bien comment jouir : faut-il le protéger jalousement ? Le partager généreusement ? Mais alors avec qui ? Pour celles et ceux qui échappent à l’économie de la rareté, le problème revient sous d’autres traits : « qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de tout ce temps ? Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de moi ? » De fait, aussi pénible soit-il, le carcan des obligations constitue une solide armure contre l’angoisse.
Une fois le temps libéré, nous ne sommes pas toujours prêts à accueillir la liberté et nous nous empressons de lui dresser un programme : tour de France des amis ou de la famille, défi sportif, grands travaux, festivals, expositions… La frénésie du voyageur parti à la découverte pour certains, le rattrapage du temps passé et déjà la préparation de la rentrée pour d’autres… Que d’agitation ! Derrière le teint hâlé, on devine parfois un peu de lassitude, de dégoût même des excès de viande grillée et de rosé, du trop-plein d’une boulimie culturelle et de ces spectacles trop vite digérés, ces photos postées ad nauseam sur les réseaux sociaux. Bien entendu, personne n’ose vraiment le dire franchement. Il faut penser à tous ceux à qui ne partent pas en vacances et bien se rendre compte de la chance qu’on a. Avouer qu’on s’ennuie aujourd’hui, est-ce simplement possible ? Les sollicitations sont partout, les notifications nous accompagnent jusque dans nos draps et nos campagnes.
Rien de neuf sous le soleil, me direz-vous ; Pascal (1623-1662) livrait déjà ce constat dans ses Pensées1« Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Je ne puis pour ma part adopter un ton aussi sentencieux et entonner le psaume « Vanité, vanité, tout n’est que vanité ». Se haïr soi-même et n’aimer que Dieu n’est pas un programme que je puisse suivre. Selon Pascal, nous nous divertirions au lieu de nous reposer pour éviter de contempler la vanité de notre condition. « L’ennui » écrit-il « ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin. » Or mon hypothèse est sensiblement différente : c’est la peur d’agir et non celle du vide que traduit l’agitation.
Dans nos vies dites « actives », il y a souvent plus d’agitation que d’action. L’agitation est un déplacement incessant qui ne produit aucune transformation significative du monde. A la différence de l’action dont on attend avec inquiétude ou enthousiasme les conséquences, l’agitation dénuée de véritables enjeux, prend souvent la forme de la répétition ou du retour au même, faisant ainsi alliance avec l’obsession. Son mouvement incessant est un leurre. Associée à l’immaturité et la vitalité de l’enfance, l’agitation est tolérée dans une certaine mesure, en fin de journée, en extérieur ou pour les fêtes d’anniversaire à condition toutefois qu’elle ne s’installe pas durablement pour devenir un trait de caractère. Car l’agitation ruine l’attention sans laquelle il ne peut y avoir d’authentique présence à soi et aux autres. Lorsque le flux de la conscience passe comme un éclair d’un objet à un autre, sans jamais se poser et approfondir ce qui se présente à soi pour en saisir les nuances et les possibles non dévoilés, tout est tristement ramené à soi, à un soi à la fois boursouflé et éclaté en mille et un objets.
Un soi qui peine à se concentrer, à se rassembler en dessinant des cercles successifs du proche au lointain, de l’intime à l’étranger en passant par le familier ou l’inconnu. Si l’agitation court-circuite l’action, l’attention elle la prépare, bien que son activité ne soit pas motrice mais cognitive. D’ailleurs, pour répondre de notre inaction alors que la situation appelait à agir, nous invoquons le plus souvent et sans doute de bonne foi un défaut d’attention : « On n’a rien vu venir.»
Or, au moment des vacances, plus de diversion, plus d’alibi pour se dire que « ça peut attendre », l’attention – celle qui s’arrête sur ce qui importe et qui fait hospitalité à l’autre – peut alors s’épanouir. Et avec elle, l’urgence d’agir, ce désir d’une authentique action qui, non seulement transforme le monde, mais aussi et surtout son agent. Mais y sommes-nous prêts tout de suite, dès le début des vacances ? Comment accueillir ce besoin d’action sans l’éventer dans l’agitation pour remonter à sa source, celle du désir « intact » ? Comment protéger le désir des mille et une aliénations qui le guettent même en vacances ? On peut sans trop de risque commencer par éteindre son téléphone et ouvrir un livre. Toutefois, n’est-ce pas ironiquement à la fin des vacances que nous avons le sentiment d’enfin réussir à nous reposer ? Voilà de quoi méditer quand certains pensent qu’au nom des inégalités, il serait plus juste de réduire les congés d’été.
Marie-Charlotte Tessier
Merci Marie-Charlotte Tessier à qui ces vacances ont fourni l’occasion de rédiger une riche et piquante chronique estivale ! Loin de cette vaine agitation dont elle fait l’analyse, elle ouvre de façon stimulante une réflexion sur ce temps libre pendant lequel, paradoxalement, nous peinons souvent à affirmer pleinement notre personnalité et notre liberté. Quand on se libère des obligations professionnelles, il est vrai qu’une pression sociale que nous avons intériorisée plus ou moins consciemment, continue souvent de nous enjoindre à nous agiter. Hors de la sphère du travail, il faudrait rester productif et ne pas oublier de le faire savoir. Pas très reposant pour le coup !
« Se reposer » comme le souligne Marie-Charlotte, signifie deux choses différentes. D’abord, cela consiste principalement à reconstituer ses forces – à commencer par la force de travail : farniente, repas et distraction sont alors au programme. Tel est le sens du loisir accordé habituellement au travailleur pour qu’il puisse reprendre efficacement sa tâche.
En un second sens, se reposer, c’est se poser, se recomposer, se reconstruire en un sens dans une activité qui nous semble enrichissante. Cela peut être une activité artistique ou manuelle comme le jardinage. Ou des lectures, de la réflexion ou encore des échanges ou des activités associatives qui conduisent à intervenir dans la chose publique de façon différente. Dans notre vie quotidienne, on s’affaire souvent tous azimuts mais on n’est jamais à son affaire. Et quand on a l’occasion de s’arrêter et de profiter de loisirs, le problème c’est qu’on n’arrive pas toujours à se libérer de cette agitation qui finit par déteindre sur l’ensemble de nos activités.
L’influence de la sphère professionnelle sur notre temps libre peut être d’autant plus perturbatrice que le travail devient, dans une certaine conception du management qui fait des ravages, ce qui détruit souvent le sens du métier et conduit, au nom de la productivité, à imposer des protocoles où le travailleur perd toute initiative et même, parfois, le goût du travail bien fait. Cela fait souvent de notre temps libre une épreuve où nous n’arrivons plus à être disponibles à nous-même, ni à nous déterminer vraiment à faire quelque chose.
Il n’est pas rare qu’on se situe alors dans un entre-deux inconfortable. On snobe un peu – tout en s’y consacrant – ces vacances vouées principalement aux besoins vitaux et aux plaisirs du corps : « sea, sex and sun » ! Le titre de cette chanson de Gainsbourg est explicite. De l’autre côté, on rechigne à se consacrer à des activités plus sérieuses car tout de même, on est en vacances pour en « profiter »! Lorsque la contrainte sociale disparaît, le désir n’arrive pas toujours à se poser sur ce qu’on lui propose, notre attention n’arrive plus à se reposer sur un objet précis. Nous sommes alors un peu comme des zombies qui zappent d’une chose à une autre ou se laissent capter absurdement par un écran, voire par toutes autres choses stupéfiantes. Nous constatons qu’on ne sort pas toujours indemnes de certaines périodes d’activité professionnelle.
Il est certain que ne rien faire sur une longue période peut devenir une véritable plaie. Le loisir satisfaisant se distingue de cette oisiveté, « mère de tous les vices » dont nous parle l’adage populaire. Sans quoi ennui, divertissements et passions pourraient y faire leur nid. Pendant des siècles, à côté des jours chômés concédés aux travailleurs pour qu’ils reconstituent leurs forces, une classe aristocratique, libre de tout travail et se méfiant des plaisirs faciles, a cultivé ce qu’Erasme a nommé le « loisir studieux ». Descartes au dix-septième siècle remarquait à ce propos qu’il y a profit pour les riches oisifs, à se consacrer aux lettres, à la philosophie et à science, s’ils ne veulent pas devenir la proie d’un désœuvrement finalement déshumanisant et débilitant. Cet aspect du loisir studieux a été en grande partie oublié au profit d’une vision festive des vacances.
Avec les progrès sociaux de nos sociétés, les périodes de congés payés se sont heureusement allongées. Servant initialement à reconstituer ses forces, ces congés sont devenus occasion de partir en vacances et de faire du tourisme. Le travail de son côté ne pouvant plus être laissé, sans états d’âme, à une population d’esclaves, de serfs ou de travailleurs exploités, s’est démocratisé. Après la révolution française, l’aristocratie est conduite à prendre un métier ou à se lancer dans les affaires – adoptant ainsi les mœurs du tiers-état et des bourgeois. Enfin, notre époque bénéficie de machines et de technologies qui permettent d’accroître la productivité et de réduire le temps de travail.
La combinaison de ces trois facteurs fait qu’une bonne portion de la population mondiale bénéficie de périodes libres de toute activité contrainte, comme le montre le phénomène du tourisme de masse. Une partie non négligeable de l’humanité est même sans travail. Comment pour toutes ces personnes arriver à équilibrer temps consacré aux besoins et plaisirs du corps qu’il ne faut pas négliger et loisirs studieux voués à des activités plus enrichissantes ?
Certains politiques jugent dangereux de laisser trop de temps libre à une large partie de la population mondiale qui ne saura pas nécessairement en faire bon usage. Le démocrate et ex-conseiller influent de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski a ainsi préconisé, pendant la conclusion du premier State Of The World Forum en 1995, la diffusion de divertissements de plus en plus addictifs et abrutissants regroupés sous l’appellation de « tittytainment ». Certains estiment qu’il s’est agi ainsi d’inhiber la critique politique chez les laissés-pour-compte du libéralisme et du mondialisme, d’autres qu’il s’agit de satisfaire des besoins primaires humains et d’occuper toute une population dont le désœuvrement pourrait avoir des effets sociaux très négatifs[1]. Il suffit de voir combien de temps est passé à regarder des vidéos plus ou moins avouables ou à jouer sur son portable pour comprendre que le divertissement addictif a une certaine efficacité – qu’elle ait été programmée ou non. Le temps libre est ainsi parfois littéralement squatté par ces divertissements qui détournent de la possibilité de se consacrer à des activités plus relevées. Cet ensemble de sollicitations abrutissantes est un facteur de plus qui nourrit dispersion et agitation des consciences.
Mais en dépit de tout ce qui peut nous détourner de l’essentiel : vive les vacances ! Ne boudons pas ce droit aux congés payés que nos ancêtres ont conquis de haute lutte. On peut certes constater de façon critique que l’industrie du tourisme et du divertissement a su profiter de cet afflux de vacanciers pour ouvrir de nouveaux marchés aux préoccupations écologiques malheureusement bien limitées. L’essentiel reste de défendre avec ardeur la possibilité de faire de notre temps libre, un vrai moment de liberté qui assume lucidement les défis inédits du présent, même ces derniers sont bien propres à créer en nous quelques inquiétudes et agitations. Vrai moment de liberté, disais-je … mais aussi vrai moment de bonheur partagé !
Didier Guilliomet
Dimanche 24 septembre 2023
Virgules musicales :
« Belle île en mer », interprétée par Philippe Katherine dans l’album : Francis et ses peintres
« L’amour à la plage », Niagara
« Les vacances au bord de la mer », Michel Jonasz
[1] Jean-Claude Michéa : L’enseignement de l’ignorance.
Leave A Comment