« Je rentrais du rassemblement organisé sur la place de la République en solidarité avec le peuple ukrainien et contre la guerre, hier à 18 heures, quand j’ai entendu ces mots de Volodymyr Zelensky. J’avais vu des représentants politiques prendre la parole parmi des drapeaux ukrainiens, géorgiens et biélorusses, s’égosillant dans un micro faiblard face à une foule scandant “Poutine assassin !”. Devant moi, une jeune femme s’était mise à entonner l’hymne ukrainien avec l’émotion d’une voix claire. Je n’entendais qu’elle alors que Yannick Jadot, Christiane Taubira ou Raphaël Glucksmann défilaient sur une tribune improvisée. J’avais vu des slogans hors sujet et une drôle de main “Touche pas à mon pote” sortie des cartons. Je rentrais donc, gagné par le froid et un sentiment d’impuissance, incapable de vraiment penser à autre chose qu’à cette guerre stupéfiante, quand je suis tombé sur une vidéo de neuf minutes du président ukrainien.
Volodymyr Zelensky s’adresse au peuple russe, en russe. Longtemps présenté comme un trublion populiste, ex-acteur mieux connu pour ses comédies que pour son sens politique, il manifeste là son sang-froid. Il tente le renversement de l’opinion russe, pariant sur la résistance de la société civile à la paranoïa nourrie à force de propagande. “L’Ukraine dans vos médias et l’Ukraine dans la réalité sont deux pays totalement différents. La différence la plus importante, c’est que le nôtre est réel”, dit-il. Étayant ce retour au réel de souvenirs personnels, d’affects et de paysages familiers, il rappelle aux Russes, contre la vision de l’histoire révisée par Vladimir Poutine : “Tout cela est étranger pour vous. Inconnu. C’est notre terre. Notre histoire. Pour quoi allez-vous vous battre ? Et contre qui ?” Face à l’échec des diplomates, il n’en appelle pas à de grands principes ; il parie sur l’expérience sensible, excitant la subjectivité et la fraternité, plutôt que la division et l’hostilité. “Qui va le plus souffrir ? Le peuple. Qui ne veut pas cela plus que quiconque ? Le peuple. Qui peut empêcher tout cela d’arriver ? Le peuple.” Sa stratégie prend sens quand on sait, comme le montrait le sociologue Lev Goudkov dans nos colonnes, que la guerre convainc de moins en moins : en décembre, 58% des Russes n’en voulaient pas en Ukraine, et 56 à 58% désiraient une normalisation des relations avec l’Occident. C’est ce levier populaire que le président ukrainien actionne désormais… en désespoir de cause.
“Nous allons nous défendre. Pas attaquer – nous défendre. En nous attaquant, vous allez nous voir de face. Pas de dos – de face”, finit par déclarer Volodymyr Zelensky. Du visage, Emmanuel Levinas a pu faire le fondement de l’éthique. Selon le philosophe, “le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence”, mais il est aussi un appel au respect de l’altérité en soi. “C’est ça la chose paradoxale – le Visage est aussi le ‘Tu ne tueras point’”. Je doute que le visage désarme les soldats. Mais j’ai trouvé dans ce discours, dans ce basculement soudain de la géopolitique à l’éthique, des raisons d’espérer et une définition moins abstraite, plus incarnée de la solidarité que celle des indignés en tribune. Elle m’invite à reformuler cette question métaphysique, avec ce qu’elle contient d’absurde : pourquoi allons-nous nous battre ? L’ordre et la paix ne sont-ils que des états précaires sur un fond de violence primordiale ? » Cédric Enjalbert dans Philosophie magazine
Pour poursuive la réflexion et essayer de répondre à cette dernière question, parcourez donc ce panorama des philosophies de la guerre, de Platon à Aron. Lisez aussi ce passionnant entretien avec le professeur de science politique Jean-Vincent Holeindre, spécialiste de la guerre, qui voit dans ce conflit le risque d’une montée aux extrêmes.
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