L’instant philo / VIVA CULTURE : Le plaisir et la morale (Dimanche 19 mars 23)

Le rapport du plaisir à la morale est souvent conflictuel.  Combien de fois, la recherche du plaisir nous pousse-t-elle à nous émanciper sans beaucoup de scrupule et même, parfois avec jubilation, de nos obligations morales ? Sont-elles si nombreuses les personnes qui refusent de frayer avec l’immoralité dès qu’une délicieuse occasion se présente ? On comprend dès lors que certaines morales se méfient du plaisir comme du diable et multiplient les mises en garde et les interdits pour limiter son influence.

Pourtant il existe une doctrine morale – l’hédonisme -qui estime que le plaisir est le bien par excellence qui, seul, peut apporter le bonheur sur terre. Chez le philosophe Epicure, cette doctrine conduit à une « sobriété heureuse » et elle ne manque pas d’arguments.  Mais la forme la plus courante d’hédonisme chez les « bons vivants » pour lesquels il n’y a pas de mal à se faire du bien, a beaucoup moins de retenue et de tenue.

La complexité du rapport de la morale avec le plaisir mérite est telle qu’on a souvent le sentiment d’être placé devant un dilemme. En effet, quand on prend le plaisir comme guide, cela peut nous conduire dans des directions totalement opposées. Mais quand la morale condamne avec virulence le plaisir, on ne peut s’empêcher de trouver cela douteux, voire hypocrite. Les moralistes intransigeants sont, en effet, parfois si obsédés par la sexualité qu’il est difficile de les croire détachés de ce plaisir qu’il dénonce avec passion. Quelle place faut-il donc accorder au plaisir dans notre recherche d’une vie bonne ?

  1. Le plaisir comme indicateur naturel du bien dans l’hédonisme d’Epicure

1) Le plaisir

Chez nous, comme pour tous les animaux pourvus d’une sensibilité un peu développée, le plaisir s’inscrit dans une logique naturelle de récompense. C’est pourquoi naturellement il nous attire. A l’opposé, nous fuyons la souffrance qui se présente comme un révélateur de ce qui est mauvais pour nous.  Par exemple, la douleur nous fait retirer spontanément la main quand un objet la brûle ou la blesse. En règle générale, elle contribue largement à la préservation de notre intégrité physique. A l’inverse, le plaisir indique naturellement ce qui semble bon pour l’organisme vivant que nous sommes.

2) L’hédonisme d’Epicure

Epicure est un adepte de la théorie selon laquelle tout notre savoir provient des sensations qu’on nomme le sensualisme. C’est en cohérence avec l’idée que la sensation de plaisir structure, enchante et souvent guide notre existence qu’il a pu construire sa doctrine hédoniste. Dans La lettre à Ménécée, il déclare « Le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (…) c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter » On distingue souvent le bonheur durable et paisible du plaisir parfois violent et éphémère : pour Epicure ces deux satisfactions peuvent n’en faire qu’une, à condition toutefois de ne cultiver que les désirs naturels qui sont accessibles et dont la réalisation peut se répéter de façon agréable.  

3) Trois sortes de désirs

Epicure distingue en effet trois types de désirs. Les naturels et nécessaires comme boire quand on a soif. Les désirs naturels mais non nécessaires : comme boire une boisson sucrée pour se désaltérer. Enfin, les désirs non naturels et non nécessaires – les désirs vains – comme l’ivrognerie ou la goinfrerie. Son hédonisme se présente ainsi comme une pratique de sobriété heureuse où l’on fuit tous ces désirs excessifs qui dégradent le corps et troublent les esprits.

 

  1. Les plaisirs et désirs à éviter selon Epicure

1) Contre les désirs vains et excessifs.

Pour avoir une vie vraiment plaisante, l’épicurisme déconseille fortement toute recherche du plaisir qui passe par des désirs vains. Les addictions diverses liées le plus souvent à ces désirs  sont source de souffrance physique et morales. Qu’on songe aux dégâts de l’alcoolisme. Et ils dénaturent la satisfaction elle-même. Un fumeur invétéré grille très souvent une cigarette davantage pour ne plus sentir le manque que par plaisir. Les désirs excessifs produisent un manque qui transforme le plaisir en simple analgésique, en une sorte d’ectoplasme. Le vrai plaisir se définit par la satisfaction agréable d’un désir car il arrive que réaliser un désir n’apporte rien de positif. Le vrai plaisir remplit d’une vraie satisfaction durable plutôt qu’il ne chasse temporairement la douleur. Enfin, Epicure qui place l’amitié dans les désirs naturels sait aussi que la recherche des plaisirs intenses ne facilite pas les relations apaisées avec les autres.

2) Un hédonisme conséquent qui s’appuie sur la raison

De façon générale, l’hédonisme d’Epicure mobilise le plaisir en s’appuyant sur une intelligence qui sait prévoir ce qui nous est vraiment avantageux sur le long terme. « Il y a des cas -écrit-il – où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent » Ainsi mieux vaut-t-il s’abstenir d’aliments sucrés quand on est diabétique car on sait qu’on le payera cher plus tard. Epicure ajoute :  » il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. » Il est ainsi profitable de supporter un mauvais quart d’heure chez le dentiste pour obtenir une agréable et durable guérison. Epicure conclut ainsi : « chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. » Dans tous les cas, notre choix sera guidé par le désir d’obtenir finalement le maximum de plaisir pour avoir une vie heureuse. Le bonheur se définit pour lui par l’aponia – une bonne santé du corps liée à une hygiène de vie équilibrée et naturelle et par l’ataraxie – la sérénité de l’esprit obtenue en se débarrassant d’idées fausses et toxiques notamment sur les Dieux et la mort.

III.  Critique de l’hédonisme

  1. Une remarque de Sénèque

Epicure déclare que le plaisir dont il parle est celui du ventre. Le philosophe Sénèque a beau jeu de lui rétorquer :  » Pourquoi invoques-tu le plaisir ? C’est le bien de l’homme que je cherche, non celui du ventre, qui est plus large chez les bestiaux et les bêtes sauvages.  » [i]Le propos est polémique mais il a l’intérêt de souligner que le plaisir, cette douce sensation qu’on rapporte spécialement au corps, n’est pas distingué chez Epicure des contentements plus relevés. Il semble incohérent de réduire ainsi toutes les différentes satisfactions que nous éprouvons au plaisir physique. Bergson souligne que ce plaisir est du côté de la conservation alors que la joie est du côté de la création. Le plaisir de dévorer un bon plat quand on a faim n’est pas comparable à la joie éprouvée par un écrivain qui vient d’achever un roman dont il est fier. Pour prolonger cet exemple, on peut se demander si le plaisir esthétique ne serait pas aussi éloigné du plaisir des sens que la joie. Peut-on confondre en effet la sensation agréable avec le sentiment du beau ? Assurément non. Sénèque qui reconnait la sagesse d’Epicure, critique donc une analyse réductrice de la sensibilité humaine qui peut égarer. Il loue l’homme mais critique sa doctrine du plaisir censée rendre compte de l’ensemble des satisfactions et être le critère principal en morale.  

  1. Une autre tension interne à la doctrine d’Epicure

Sur ce point, des tensions se font jour chez Epicure. Il précise en effet qu’il faut en morale un autre guide que le plaisir, à savoir :  » le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. » Et il ajoute : « (…) le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. (…) il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice » Drôle d’aveu finalement qui indique que l’hédonisme ne peut se satisfaire du seul plaisir mais a besoin de la prudence – en grec la phronésis – qui est présentée comme « le plus grand bien ». Certes, Epicure ajoute   » … il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. » Façon de replacer le plaisir au centre de la morale mais est-ce bien convaincant ?

  1. L’oubli de la vertu de tempérance ?

1) Prudence et tempérance.

La prudence dont parle Epicure présente les principales caractéristiques d’une vertu un peu oubliée : la tempérance. La tempérance est cette force morale qui permet de rester modéré dans la recherche du plaisir et dans la satisfaction des désirs. Pour Platon, c’est une des quatre grandes vertus à côté de la justice, du courage et de la sagesse. Elle fait partie aussi des quatre vertus cardinales.

2) Pourquoi cet oubli de la tempérance ?

Pourquoi cette disparition de la tempérance de la liste des qualités morales les plus appréciées ? N’aurions-nous plus besoin dorénavant d’avoir une sorte de maîtrise de nos désirs ? Ce serait étrange.  C’est plutôt que les conditions matérielles et notre système économique ont changé à la fois notre rapport au plaisir et atténuer les réticences de la morale à son égard. Sont souvent louées ce qui était avant considérés comme défauts, voire comme péchés : la gourmandise, la luxure, et même le désir d’accumuler la richesse et de « profiter » de ce qui s’offre à nous. C’est qu’il y a eu aussi une extension du domaine des biens à consommer. Une bonne partie de l’humanité a ainsi adhéré à une sorte d’hédonisme consumériste.

3) Le retour du conflit entre hédonisme et rigorisme.

Une frange moins nombreuse et plus riche de notre espèce a les moyens de le mettre concrètement en application. Un rigorisme moral qui n’est certes pas une nouveauté se présente comme le pendant de cet hédonisme consumériste. En réaction à cette culture des désirs excessifs, on voit en effet des attitudes de rejet sévère et même violent du plaisir et de tout ce qui est censé en être le vecteur : la sexualité, la musique, la fête. Le rapport conflictuel que nous entretenons avec le plaisir se rejoue à grande échelle – associé souvent à une opposition plus ou moins artificielle entre différentes sphères civilisationnelle et dans un contexte où ce conflit prend une figure inédite et dramatique. Car l’american way of life nous conduit à la catastrophe écologique : les sociétés de consommation ne font pas que se nuire à elle-même dans leurs excès mais elles impactent toute la planète. Sans compter que cet hédonisme dévoyé est loin d’apporter le bonheur aux populations qui y adhérent. A l’opposé, le retour du rigorisme moral conduit à mettre en place de régimes autoritaires et liberticides. Sommes-nous dans une impasse ?

4) Revalorisation de la tempérance et de la sobriété heureuse ?

Sans condamner le plaisir, ni se damner pour ses aspects les plus excessifs, ne peut-on renouer avec la sagesse d’une sobriété compatible avec la préservation de la biosphère en rompant avec la course effrénée à l’accumulation et à la consommation ? Dans cette optique, la vertu de tempérance gagnerait sûrement à être revalorisée. Ne serait que pour prendre en considération ce que les grecs appelaient la « pléonexie », ce désir insatiable qui nous conduit toujours à en vouloir plus. En tout cas, notre rapport complexe au plaisir nous invite, dans la crise écologique majeure dans laquelle nous nous trouvons, à nous demander quel type de satisfaction nous voulons précisément cultiver pour ouvrir un avenir décent et ainsi à réfléchir à une autre voie qui évite les horribles intransigeances des régimes qui prônent une extrême rigueur des mœurs ainsi que les scandaleux dérapages du consumérisme et de la cupidité dans les sociétés néo-libérales. 

Lucrèce, un disciple d’Epicure, notait quelque chose qui demande sûrement à être méditée par les personnes qui profitent sans retenue de notre dévastatrice société d’abondance : « « De la source même des plaisirs surgit je ne sais quoi d’amer qui, jusque dans les fleurs, prend à la gorge »  

Virgules musicales dans l’ordre de diffusion : Georges McCrae : « Rock your baby ». Chris Squire : Lucky seven dans l’album Fish out of water (1975). Siouxsee and the banshees : « Cry » dans l’album Superstition (1991) 

[i] Sénèque : La vie heureuse », IX. 4 

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