CHRONIQUE LITTERAIRE / Laurent Mauvignier : Continuer

L’habileté avec laquelle Laurent Mauvignier dans son roman Continuer arrive à nous faire entrer dans la psychologie et l’histoire de son héroïne Sibylle est remarquable. Cet auteur possède une indéniable parenté avec ces écrivaines – Marguerite Duras, Delphine de Vigan ou encore Edith Wharton [i] – qui savent décrire de l’intérieur les états d’âme tourmentés d’une femme. Peut-on parler d’une écriture  féminine assumée par un homme ? En tout cas, il est fascinant de voir comment il nous plonge directement dans la subjectivité fluctuante et complexe de Sibylle, qui trace son parcours entre deuil amoureux, dépression, inquiétude pour son fils, culpabilité mais aussi force de réaction surprenante, courage et désir de vivre. Présentation d’un cas clinique qui accumule tout un matériau d’affects, de souvenirs et de faits pour rendre au mieux des états d’âme ?

En rester à ce jugement, ce ne serait évidemment pas rendre justice à ce très beau roman dans l’écriture et la narration duquel il n’y a rien de pesant, ni de didactique. Nous sommes bien plus amenés à entrer en empathie avec cette femme qu’à porter sur elle un regard distancié et objectif, même si, au bout du compte, il s’agit de mieux la comprendre.

Mauvignier propose, par petites touches savamment disposées, le portrait d’une femme qu’un tragique accident de la vie – la mort de son amour de jeunesse, victime de l’attentat de la station Saint Michel à Paris en 1985 – va conduire à une grave dépression.     « Avec la mort de Gaël, Sibylle s’est effondrée à l’intérieur d’elle-même »[ii]  Elle ne se remet pas de cette perte. Cependant, « même au milieu d’un chagrin encore vif, le désir physique renaît. »[iii] Le corps reste vivant, même quand un ressort intime est cassé. Sibylle a ainsi pu rencontrer Benoit « qu’elle n’a jamais aimé mais qui lui a donné le courage de vivre. »[iv] Ce furent dix-sept ans de vie conjugale sans passion où Sibylle s’est laissé porter, elle que plus rien ne transportait vraiment. « Elle s’était marié avec Benoît parce qu’il avait voulu qu’ils se marient. (…) Elle avait eu un enfant parce qu’il avait voulu un enfant. » Le temps passant, elle finit par détester ce mari qui la réveillait en pleine nuit pour se satisfaire, qui la trompait et lui mentait[v]. La rupture était inévitable. Et son fils Samuel a pu voir sa mère tristement faire des stages devant la télévision à fumer et à s’abrutir.

            Mauvignier propose aussi une galerie de portraits de ces hommes, personnages secondaires qui peuplent l’univers de Sibylle : Benoît, Gaël et Arnaud. Après la séparation, Benoît s’est transformé en « ex » qui, par dépit et fierté, dénigre son ancienne compagne et s’évertue constamment par le discours et son comportement à la placer en situation d’infériorité et de faute. Mauvignier nous fait comprendre, circonstances atténuantes qui n’excusent rien, que les efforts de Benoît pour faire vivre son couple se sont brisés en partie sur la passivité dépressive de son épouse. Gaël est le fantôme d’une tragédie amoureuse qui hante l’héroïne. Il est un personnage solaire avec lequel Sibylle se souvient du bonheur de rouler en moto, les cheveux au vent.

Une bombe a fait voler en éclats ce conte de fée. Arnaud est l’amant bien réel d’un soir. « Sibylle sourit pour elle-même ; elle est complétement libre, cette nuit, elle va faire l’amour et elle ne pensera à rien. » Le matin après une nuit de complicité sensuelle avec son nouvel amant, en rêve elle adresse ses mots à Gaël, spectre du passé amoureux : « je t’aimerai toute ma vie mais j’ai besoin que tu me laisses vivre un peu, s’il te plaît, ne viens plus. » Le deuil est en train de se faire et ouvre la possibilité d’une autre histoire. Parenthèse enchantée … vite refermée. Dès que Sibylle constate, mère follement inquiète, que son fils, s’est enfui en réaction au fait qu’elle ait un amant, la douceur des désirs érotiques se retourne en amertume. Pour cette première aventure depuis des années, plaisir, légèreté et liberté ont été au rendez-vous mais l’anxiété revient et l’animosité se manifeste. De la disparition soudaine de Samuel, elle pense ainsi que son amant « s’en fout ». « Il doit penser, merde, je préfèrerais qu’on retourne se coucher et qu’on refasse l’amour »[vi]. Quand il cherche à la raisonner, elle lui jette à la figure : «  Je t’emmerde, c’est pas parce qu’on a baisé que tu vas me donner des ordres, ok ? »[vii]

Laurent Mauvignier invite également, je crois, à appréhender une autre réalité plus troublante. Tout se passe comme si Sibylle devait prendre le risque de la mort, pour que la vie puisse continuer. Plusieurs indices semblent le montrer. D’abord, faire un deuil d’une vraie tragédie amoureuse, c’est sûrement faire le deuil de soi et renoncer à la possibilité d’un bonheur dans lequel nous avions investi beaucoup de soi-même et désirions nous installer comme à demeure. Perte d’un aimé. Perte de soi. Perte de son chez soi. On comprend mieux cette volonté de s’oublier chez cette femme qui se sent perdue et comme exilée de sa propre vie. Ensuite, face à cette détresse qui la mine et pèse sur son fils, Sibylle réagit en cherchant à se mettre à rude épreuve. Bien après cet épisode ancien où pour sortir de la dépression, elle s’était mise en danger et avait failli mourir lors d’une longue marche sur le GR 20 en Corse, elle lance cette idée de randonnée équestre dans les montagnes du Kirghizistan. Elle ouvre un avenir dont on ne sait s’il sera salutaire ou fatal. Son geste est comparable sans doute au discours de l’antique Sibylle qui pratiquait une divination à la signification souvent tellement ambigüe qu’elle pouvait annoncer une chose ou son contraire. Un des oracles adressé à un soldat par cette prêtresse d’Apollon : « Ibis redibis non morieris in bello » peut servir d’exemple. Si la virgule est placée devant le « non », la phrase signifie : « Tu iras, tu reviendras, tu ne mourras pas en guerre. » Mais si la virgule est placée après, elle signifie : «  Tu iras, tu ne reviendras pas, tu mourras en guerre. » Le périple aventureux dans lequel la Sibylle du roman entraîne son fils relève bien d’un projet au résultat indécis qui peut être pour le meilleur comme pour le pire. Ça passe ou ça casse.

Enfin, dernier indice, quand son fils fugue, Sibylle part très imprudemment à sa recherche et se place dans une situation qui a bien failli lui être fatale. On comprend certes cette mère prête à tout pour sauver son fils ; mais pour arriver à extirper Samuel du marasme inquiétant dans lequel il se complaît, n’est-elle pas persuadée au fond d’elle-même, de façon plus ou moins consciente, qu’il y a quelque chose à faire taire, à éliminer, à tuer d’abord en elle. Cet adolescent qui déteste les musulmans, qui cultive la désinvolture face à ces femmes qu’il juge ne pas valoir grand-chose, ce fils qui part de travers avec ses idées haineuses, n’hérite-il pas d’un scénario familial dans lequel elle tient un rôle central ?

Mal-être du fils et de la mère se répondent : c’est logiquement que Sibylle entraîne son fils dans un périple périlleux pour tâcher de changer la donne. La dure épreuve du voyage, son aspect épique qui fait songer au western avec ses chevauchées, l’importance des armes, l’attaque de brigands, les moments de bivouacs et de rencontres surprenantes, forment une métaphore d’une aventure intérieure où la dureté apprend à apprivoiser le doux. Sibylle ne peut transmettre à son fils le sens des valeurs que si elle sort de l’impasse dans laquelle le malheur l’a fait tomber, que si elle accepte de reprendre la direction de ces choses qui ont de la valeur – à commencer par la capacité à aimer sous toutes ses formes. Pour continuer, il faut donc arriver à de nouveau aimer et pour aimer, il s’agit sans doute d’apprendre à en finir avec les fantômes du passé. A la fin de ce rude parcours initiatique, le corps défait par la chute et le froid mais toujours vivant de Sibylle est recueilli par l’amant éconduit et le fils bouleversé. Cœur et corps dorénavant placés sur le même pied d’égalité dans la souffrance peuvent se restaurer, se réconcilier et guérir. Les deux personnes qui veillent sur la convalescence de Sibylle font partie assurément du remède. La chute semble paradoxalement autoriser à pouvoir enfin se tenir debout.

Comme tout fait système entre des personnes qui ont une histoire commune, Benoît voit également son regard changer. Observant son fils, devenir adulte, gagner en assurance et se battre pour attraper triomphalement le corps d’une chèvre sans tête dans cette violente compétition où chevaux et cavaliers kirghizes se bousculent, il comprend que Sibylle a réussi son pari avec ce voyage initiatique qui a permis une renaissance de Samuel. Elle l’avait déjà étonné quand passive et déprimée, elle montrait à certains moments une force qu’il ne soupçonnait pas en elle et face à laquelle il était contraint, vexé et amer, de s’incliner. Il doit reconnaître enfin que cette femme qui n’est plus la sienne a tenu de façon ferme et efficace son rôle de mère et a obtenu un résultat qu’il n’imaginait pas possible. Mais pour cela, Sibylle a dû en quelque sorte accoucher une seconde fois de son fils, enterrer de nouveau un passé et prophétiser un salut dans des conditions qui peuvent paraître invraisemblables. Continuer est une opération mystérieuse que les Dieux doivent favoriser car c’est faire renaître l’espoir en la vie mais aussi apprendre à finir avec ce qui est mort. La Sibylle de l’antiquité nous rappelle justement qu’entre ce qui vivra et ce qui mourra, il y a un petit signe de ponctuation qu’il faut savoir bien placer. Didier Guilliomet

[i] On songe notamment pour M. Duras à son roman : Le ravissement de Lol.V.Stein. Pour D. De Vigan à Rien ne s’oppose à la nuit. Pour E.Wharton à Eté

[ii] Continuer, p. 229. Editions De minuit, 2016.

[iii] Marcel Proust : La recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe.

[iv] Continuer, p. 233.

[v] Idem, p. 199

[vi]  p181

[vii] p. 182

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