LE FOIE ET LE FIEL
UN ARTICLE DE YOLAND SIMON, ECRIVAIN
A propos de l’article de Pierre Assouline : Le Problème c’est qu’elle est bornée
In Annie Ernaux/La Passion d’écrire
Hors-Série Le Monde Une vie, une œuvre. Avril 2023.
ET LA REPONSE D’ANNIE ERNAUX
PROLÉGOMÈNES
Je me souviens que lorsqu’il fallait découper un lapin que l’on venait de dépouiller, on arrivait à ce moment délicat où il fallait dégager le foie et extraire, en prenant garde de ne pas le crever, un petit réceptacle de fiel dont je ne saurais dire s’il s’agit, comme chez les humains, de la vésicule biliaire. Donc, si l’on ne réalisait pas parfaitement cette opération, le fiel se répandait sur le foie, et même d’autres parties des chairs, et les rendait impropres à la consommation. C’est pourtant cette fâcheuse conséquence que, par une visée volontaire, Pierre Assouline cherche à atteindre en évoquant l’œuvre d’Annie Ernaux. Non qu’il ait commis, comme nous quelquefois avec notre malheureux lapin, une maladresse tout aussi malheureuse, mais au contraire en s’efforçant de répandre ce fiel si malvenu sur ce qui serait les parties comestibles de l’animal, entendre les éléments, disons plutôt positifs, des ouvrages de notre prix Nobel. Enfin pour en finir avec notre métaphore, il s’agissait d’instiller subtilement de fielleuses remarques qui tendaient à discréditer le travail de l’écrivaine, à en accélérer la décomposition ainsi recherchée par l’usage du poison corrupteur.
peinture Paul Jallat
Cependant, Pierre Assouline est trop habile, il a trop de métier pour asséner avec trop de brutalité des jugements définitifs. Il ne dit pas, comme ces contempteurs un peu frustes de l’auteur de La Place, que ses écrits sont nuls ou du moins dépourvus du moindre intérêt. C’est un critique trop avisé, trop reconnu dans la petite république des lettres pour se livrer à des affirmations aussi vulgairement sommaires où son talent n’aurait guère l’occasion de briller et sa rhétorique de se déployer. Alors, il s’adonne à un subtil mélange de compliments, plutôt mesurés il est vrai, et de remarques dépréciatives, voire très hostiles, glissées comme des évidences et parce que c’est ainsi et qu’il se doit d’en faire état.
On me dira que ceci relève d’une dialectique plutôt reconnue et même prônée, rappelez-vous les fameuses thèses, antithèses, synthèses de nos antiques dissertations. Mais Pierre Assouline n’est pas un écolier pesant laborieusement le pour et le contre de telle ou telle assertion. C’est, au contraire, un redoutable polémiste et, en examinant son article, on est bien en peine de distinguer de façon claire des développements allant dans un sens ou un autre, ni des oppositions structurées, confrontant des points de vue clairement énoncés et se fondant sur des analyses conduites avec un minimum de rigueur démonstrative.
À PROPOS DE L’ÉCRITURE D’ANNIE ERNAUX
Je prendrai d’abord comme exemple le long passage qu’il consacre à l’écriture de notre écrivaine. On reçoit ainsi une rafale d’adjectifs ou de termes censés caractériser celle-ci et qui ne s’embarrassent pas de s’appuyer sur la moindre citation ni d’organiser une certaine cohérence. L’essentiel est, là encore, de glisser des mots qui participent à un dénigrement sournois et que rien n’étaie. Ainsi d’Annie Ernaux qui, elle même, avait émis la volonté de s’éloigner de certaines traditions littéraires, il déclare qu’elle est haineuse du grand style. Et voilà, l’adjectif haineuse, que rien dans l’œuvre ne laisse entrevoir et qui ne transpire nullement dans les multiples entretiens où elle évoque ses choix stylistiques, voilà donc ce mot de lâché et on le laissera faire son effet. Petite goutte de fiel, là encore, qui prétend, non seulement caractériser un travail d’écriture, mais qui va suggérer un portrait de l’auteure.
Même perfidie pour caractériser, une fois encore, l’écriture d’Annie Ernaux. Elle est, nous dit Assouline, faussement plate. Évidemment l’adverbe insinue une idée de duplicité, ou au moins de calcul, alors que, bien au contraire, l’auteure ne cesse d’affirmer sa volonté de rechercher, en renonçant à certains ornements littéraires, une certaine vérité. Sans doute, on pourra me rétorquer qu’Assouline veut simplement dire qu’au delà d’une apparente platitude, l’expression dans les livres de l’auteure est soigneusement travaillée. Mais que ne le dit-il pas au lieu de s’en tenir à son jugement ambigu ?
Toujours pour parler de cette avalanche d’appréciations on note que l’écriture est encolérée mais qu’elle est aussi banale et blanche. On s’y perd un peu. Revenons sur les choix des deux adjectifs : banale et blanche. Il y a, là, le rapprochement de deux termes qui appartiennent à des registres fort différents. Banale donne l’idée d’une certaine absence de nouveauté et d’originalité, mais blanche, Assouline ne peut l’ignorer, fut employé, dans un sens plutôt élaboré, par la critique littéraire, notamment à propos du Nouveau Roman. On voit ici l’effet de neutralisation de la portée savante d’un des termes par son rapprochement avec celui dont l’usage courant risque de l’emporter dans l’esprit du lecteur.
Toujours dans cette sorte de procès d’intention, subtilement induit par le choix des termes, Assouline souligne qu’Annie Ernaux ne fait aucune confiance à l’imagination créatrice. Ainsi un choix librement assumé par l’auteure de renoncer au recours à la fiction, s’apparente à une attitude de défiance envers une démarche scripturale dont elle n’entend pas se réclamer, sans en nier, par ailleurs, les mérites. Là encore, on constate que des choix sémantiques particulièrement calculés tendent à susciter un doute sur l’intégrité de l’auteure, tant d’un point de vue éthique qu’esthétique, et qu’ils cherchent aussi, en arrière-plan, à dessiner d’assez détestables traits de caractère.
On s’interroge aussi sur l’emploi de tous ces mots psychologisants dont use Assouline pour parler de l’écriture de l’auteure, comme encolérée, rageuse, excessive. Autant de termes de nature impressionniste dont toutes nos études nous avaient appris à nous méfier et qui en disent plus sur les intentions de celui qui les emploie que sur les réelles qualités des auteurs dont on parle. Notons, à ce propos qu’Assouline ne revient pas sur des aspects capitaux des œuvres d’Annie Ernaux, comme cette distance objectivante qu’elle recherche dans la réactivation de ses souvenirs. Rien, là, d’encoléré, de rageur, d’excessif. Passons.
HARO SUR LA POLITIQUE
Des critiques plus radicales ne vont pas être épargnées par l’auteur de l’article à l’encontre de notre prix Nobel. Celles-ci vont s’organiser sur deux plans, en principe distincts, mais dont il organise l’imbrication ou l’intrication avec un art consommé. Les approches objectives de l’œuvre d’une part et, d’autre part, l’exposé des positions politiques et idéologiques de l’écrivaine. Et il se donne ainsi le droit de discréditer les unes en caricaturant les autres.
Il s’en offre justement la possibilité dans une déclaration assez surprenante : « Les livres d’un écrivain, avance-t-il, doivent être traités par eux-mêmes. Rien ne doit parasiter notre jugement à commencer par sa vie extra-littéraire. Mais quand l’auteur revendique la nature profondément politique de ses écrits ne donne-t-il pas des verges pour se faire battre ? » C’est à peu de frais s’accorder bien des droits. Et s’il s’en prend vivement aux diverses approches des phénomènes sociaux, culturels ou moraux émises par l’auteure, c’est de sa faute. Elle n’avait qu’à écrire autre chose qui ne suscite pas le débat, qui ne soit pas politique. Quitte à se réfugier dans un mythique paradis de doux assentiments partagés où les roses sont, comme celles évoquées par Musset, sans épines et sans parfum. C’est ainsi qu’évoquant encore l’œuvre de l’écrivaine, il avance cette étonnante dichotomie : « Autant ses récits révèlent une sensation du monde d’une richesse inouïe, autant sa vision du monde ne peut se désincarcérer du prisme simpliste et manichéen dominants/dominés, maîtres/esclaves. » Rien de bien nouveau dans cette problématique où l’on retrouve l’éternelle question de la distinction à établir, ou non, entre l’homme et l’œuvre.
Et on ne conteste absolument à personne, encore moins à tout critique, le droit de ne pas partager les opinions de tel ou tel auteur, même s’il reçoit le prix Nobel. Mais ce n’est pas ce droit à la différence que revendique Pierre Assouline. C’est au nom de la littérature, dont il donne une définition personnelle, qu’il s’autorise à exclure de son champ certains auteurs. Une véritable pétition de principe où il avance que celle-ci ne supporterait pas l’abdication de l’esprit critique et qu’on se dispense du sens de la nuance. Ainsi notre critique ne parle pas en son nom, mais défend des intérêts supérieurs : ceux de la littérature telle qu’il la conçoit. Joli tour de passe-passe où ceux qui s’engagent dans des combats que l’on récuse se verraient subir une impitoyable atimie les exilant loin du royaume enchanté d’une littérature pacifiée.
On se demande pourtant ce qui fonde cette conception de la littérature et sur quel corpus elle s’appuie. Et où Assouline va-t-il classer certains farouches combattants : Pascal contre les jésuites, Voltaire contre les religions révélées, Hugo contre le second Empire, sans parler de Vallès, de Zola ou de Gide. On voit donc fonctionner la douteuse imbrication dont je parlais entre les jugements sur les positions politiques et idéologiques et la portée de l’œuvre qui souffrirait de ceux-ci et même la mettrait hors du jeu.
Parfois, notre critique semble faire des concessions. Grand seigneur, il écrit que son combat (celui d’Annie Ernaux) contre les injustices sous toutes leurs formes est certes louable. Bien, mais c’est pour ajouter aussitôt « mais qui est pour l’injustice ? » Personne cela s’entend. Ni Drumont, ni Barrès, ni Maurras, ni tant d’autres qui dirent justement, à propos de l’affaire Dreyfus, préférer l’injustice à un scandale. Mais il y a dans le propos un certain sophisme, car il n’est pas question dans la première partie de l’assertion d’être pour ou contre l’injustice mais de la combattre. Ce qui est différent et rend tout à fait incongrue la petite remarque qui balaie la question posée par ce paterne qui est pour l’injustice ? »
DE PLUS LOURDS GRIEFS
Mais pour instruire son procès, l’auteur de l’article va chercher des griefs plus consistants. Il va les trouver dans une œuvre d’une dimension considérable : Les Années. De sa naissance, en 1940, à l’an 2008, Annie Ernaux va ainsi se livrer à sa recherche d’un temps perdu et retrouvé. Et, évidemment, il y a là de quoi alimenter d’acerbes remarques contestant la présentation qui est faite de tant d’événements de nature fort variée.
Et Assouline a trouvé un passage propre à mettre définitivement au ban de la République des lettres un écrivaine qui va, dans la page 34 du livre, « amalgamer « naturellement » Auschwitz, le ghetto de Varsovie, Hiroshima, les 1.000 degrés de la bombe H et les fours crématoires ». On reste confondu par cette insigne mauvaise foi. D’une part, par l’usage du mot amalgamer, parfaitement contraire à la mise en œuvre des Années où les multiples résurgences du passé ne sont en rien reliées, fondues, ou pire amalgamées, dans on ne sait quelle intention perverse. C’est, à l’inverse, leur juxtaposition, porteuse de nombreuses contradictions, voire de kaléidoscopiques réapparitions qui nourrit notre réflexion et réactive notre propre mémoire. Pire, Assouline fait l’impasse sur l’origine des propos rapportés, en ne tenant aucun compte de ce que j’ai qualifié dans l’œuvre de ruses de l’énonciation. Car le je, le il, le elle, le nous, le on, s’entrelacent pour composer une réalité à la fois diverse et divertissement perçue.
Et, justement, ce soi-disant exemple, qualifié d’amalgame, qui indignerait tant le critique, n’est en rien le fait de l’auteur mais il s’agit, au contraire, d’évoquer la vision d’une Histoire vécue, non par elle, mais par ses parents. Ici, pour rappeler le caractère lié au parcours personnalisé des êtres dans leur appréhension des faits historiques, je me permets de citer cet extrait de mon Ecriture de la vie : « L’Histoire, dans sa redoutable objectivité devrait imposer par sa réalité externe son implacable loi à des êtres qui en subissent les soubresauts. Mais Annie Ernaux sait aussi que l’Histoire passe par le vécu des êtres et le tamis de leur conscience. Ainsi les hommes en perçoivent les éléments différents selon les contextes dans lesquels ils les perçoivent. » Et c’est justement ceci dont parle Annie Ernaux dans l’extrait relevé par Assouline. Car, on l’a dit, elle reprend les propos tenus par ses parents et leurs amis qui « ne parlaient que de ce qu’ils avaient vu. » On mesure ici l’effrayante distorsion que cette allusion perfide à ce qui serait un odieux amalgame opère par cette lecture biaisée et malveillante du critique. Et, sans doute, on se rappelle de ce fameux apophtegme : donnez-moi une phrase d’un homme et je le ferai pendre, enfin, ici, vouer aux gémonies.
Il arrive que la philippique de notre Zoïle de service frôle un peu le ridicule. Ainsi, il ne craint pas d’affirmer qu’en indiquant qu’il avait pleuré de bonheur à l’annonce du prix d’Annie Ernaux, Jean-Luc Mélenchon aurait causé beaucoup de tort à celle-ci : « Car l’exhibition des larmes d’un tel personnage (sic) risque de dissuader ceux qui ne l’avaient jamais lue de faire l’impasse sur cette œuvre… » Et d’ajouter, comble de tartufferie, « et ce serait vraiment regrettable. » Et on en viendrait presque à plaindre notre critique quand il constate que la presse internationale ne s’est guère souciée des positions politiques de ce prix Nobel si décrié dans son pays. On ne peut décidément compter sur tous ces étrangers pour relayer « la légitime indignation » de nombreux commentateurs qui savent, comme Pierre Assouline, que le problème avec cette dame, « c’est qu’elle est bornée ». Ceci dit avec ce sens de la nuance, prôné par notre critique.
Je ne saurais maintenant m’étendre trop longuement sur certaines polémiques, soigneusement entretenues par certains milieux. Annie Ernaux a pris en effet, sur l’épineuse question du port du voile, une position plutôt hostile à son interdiction. On peut être d’un avis contraire. C’est cela le débat dit démocratique. Et il n’est nul besoin d’agiter à ce propos de soi-disant dérives islamo gauchistes dont on se gargarise ici et là. Quant aux allégations d’antisémitisme, liées à sa défense de la cause palestinienne, elles sont récurrentes dans les âpres confrontations entre les protagonistes de ce conflit qui s’éternise au Moyen- Orient, et leur répétition ne résout rien. Je ne m’attarderai pas, non plus, sur la pétition qu’elle a initiée contre l’écrivain Richard Millet et je vous renvoie à l’excellent article de Gisèle Sapiro qui fait litière des accusations dirigées contre elle à cette occasion.
UNE BRASSÉE DE PETITES ET INUTILES QUERELLES
Pour terminer cet article, je relèverai seulement quelques mesquineries qui sont l’ordinaire de ces diatribes nourries de sous-entendus chafouins et d’incises assassines. Ainsi, les comparaisons toujours à son désavantage avec Albert Camus, avec Sartre, borné comme elle, mais qui avait une tout autre œuvre derrière lui et, plus inattendu avec Siménon, issu aussi de classes modestes mais à qui il n’était jamais venu à l’esprit de passer sa vie à se présenter comme un transfuge de classe. Étrange et anachronique parallèle.
L’article commence aussi par une longue critique du discours de Stockholm. Il n’y a rien, déplore l’auteur, d’intéressant dans celui-ci, du moins rien qui ne soit déjà connu. Et il reproche à la récipiendaire du prix de camper sur ses postions et déclare sans ambages que ce discours traditionnel, qui lui est imposé par l’Académie du Nobel, n’apporte rien. Il ne vient pas à l’esprit du critique qu’une certaine fidélité à ses combats et qu’une certaine constance dans ses convictions est une valeur particulièrement précieuse en un temps où un certain opportunisme ne cherche même pas à dissimuler les plus féroces ambitions et le souci de figurer en bonne place dans une sempiternelle foire aux vanités. Accessoirement, et contre l’accusation qu’on lui adresse de ressasser ses positions, faut-il rappeler cette simple évidence : elles n’étaient pas forcément si familières aux personnes du monde entier qui découvrent l’écrivaine française ?
L’article s’achève par une surprenante querelle d’allemand à propos de la révolution française, parce qu’Annie Ernaux a avancé que la grandeur du calendrier républicain fut d’effacer tout ce qu’il y avait eu avant. L’occasion pour Assouline de rappeler à la dame cette vérité capitale que comprend-on de la Révolution si on ignore l’ancien régime ? Et, au final, il décoche un ultime et misérable coup de pied de l’âne « Allez lui expliquer, bonne chance… » Monumental mépris !
Yoland SIMON
LA REPONSE D’ANNIE ERNAUX
Cergy le 11 mai 2023-05-15
Cher Yoland Simon,
Il ne pouvait y avoir de comparaison plus juste, plus lumineuse à l’intelligence et à la sensibilité (la mienne, d’enfant qui a vu son père vider tant de lapins) que celle du fiel échappé de la poche et corrompant toute la viande. Un immense merci pour avoir démonté le texte d’Assouline, démontré la mauvaise foi, non, la malveillance haineuse de cet homme, que j’imagine assez m’envoyer, lui, à l’échafaud après m’avoir fait tondre.
J’ignore qui, au Monde, lui a demandé une contribution, dans la mesure où, en novembre, sur France Culture, en compagnie de Finkielkraut et de la figuration de Raphaëlle Leyris, il avait tenu des propos de la même eau immonde.
Avec mon amitié
Annie E.
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