Sexiste, la bande dessinée ? Oui !

Dans Le Monde, Frédéric Potet revient sur le scandale  du festival d’Angoulême :

 » Il aura fallu un impair fâcheux – aussi gros que le nez au milieu de la figure des personnages de Florence Cestac, seule femme à avoir été désignée Grand Prix d’Angoulême en quarante-trois éditions (c’était en 2005) – pour qu’une tempête sans précédent souffle sur le Festival international de la bande dessinée. Alors que le milieu se demande encore comment la direction artistique de la manifestation a pu arrêter, début janvier, une liste de trente noms exclusivement masculins en vue de l’élection du prochain Grand Prix, l’idée s’est ­installée que le 9e art était un monde d’hommes.

Un chiffre, publié un mois plus tôt dans le rapport annuel de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée, corrobore cette opinion  : 12,4 % des professionnels seraient de sexe féminin. La proportion a beau avoir triplé au cours des trente dernières années, comment la bande dessinée, médium censé s’adresser à tous, a-t-elle pu accumuler un tel retard ? Les raisons sont multiples. Elles remontent aux origines mêmes de la «  littérature en estampes  », comme l’appelait celui qu’on considère comme son inventeur, le Suisse Rodolphe Töpffer (1799-1846).

«  La bande dessinée s’est autonomisée au XIXe siècle comme une variante de la caricature, rappelle Thierry Groensteen, historien et théoricien de la bande dessinée. Or il n’y avait aucune caricaturiste à l’époque. D’abord, parce que les femmes n’avaient pas le droit d’étudier dans les écoles d’art. Ensuite, parce que les dessinateurs de presse étaient considérés comme des journalistes qui émettaient des opinions  : le statut de la femme ne lui permettait guère, alors, de donner son avis sur la marche du monde.  »

Bécassine et L’Espiègle Lili

Au début du siècle suivant, cependant, l’apparition de revues pour jeunes filles – La Semaine de Suzette (1905), Fillette (1909), Bernadette (1914) ou, plus tard, Ames vaillantes (1938) – donne naissance à une bande dessinée féminine. Deux héroïnes « immortelles » datent de cette période  : Bécassine et L’Espiègle Lili. La première est imaginée par la rédactrice en chef de La Semaine de Suzette, Jacqueline Rivière, qui en confiera la réalisation à ­Joseph Porphyre Pinchon ; la seconde est la création de Jo Valle et André Vallet. Des hommes… Il existe bien des auteures, mais en petit nombre. «  La bande dessinée était tenue en piètre estime. Il n’était pas bien vu pour une femme de s’y fourvoyer  », explique Thierry Groensteen.

A leur image, les héroïnes vont, elles aussi, avoir du mal à s’imposer, et ce d’autant qu’un personnage dominant va envahir les illustrés des années 1930  : l’aventurier. Qu’il soit détective, cow-boy, pilote ou spationaute, il s’agit toujours d’un homme. Et d’un homme non marié ni même fiancé. «  Il était inconcevable qu’un personnage masculin puisse avoir une petite amie. Les mouvements catholiques, qui dirigeaient un certain nombre de publications, avaient fait de la bande ­dessinée un enjeu idéologique  », rappelle Jean-Pierre Mercier, conseiller scienti­fique au Musée de la bande dessinée d’Angoulême.(…)

Du coup, peu d’œuvres créées par des femmes passeront à la postérité dans la première partie du XXe siècle. A l’étranger, cependant, citons les Kewpies, de l’Américaine Rose O’Neill (1909), Rupert Bear, de la Britannique Mary Tourtel (1920), les Moumines, de la Finlandaise Tove Jansson (1939)… A ces exceptions près, le constat de Thierry Groensteen est sans appel  : «  A talent égal, les femmes n’ont pas percé. »

Une nouvelle scène féminine

Il faut attendre le milieu des années 1970 pour voir s’esquisser les contours d’une nouvelle scène féminine. La BD vient alors d’entamer sa mue en direction d’un public adulte avec la création de Métal hurlant et de L’Echo des savanes. Claire Bretécher, qui publie sa première planche des Frustrés dans Le Nouvel Observateur en 1973, accède rapidement au statut de vedette. Elle va longtemps être la seule à tenir le flambeau d’une BD « genrée » dans un monde tenu par des hommes.

Une revue 100 % féminine, Ah ! Nana, est toutefois lancée par les Humanoïdes associés en 1976. A son sommaire  : des dossiers sur l’inceste, l’homosexualité, les violences faites aux femmes… Mais la censure veille. Après neuf numéros, une interdiction d’affichage entraîne sa disparition. «  Toutes les auteures d’Ah ! Nana n’ont eu d’autre choix que de retourner à l’édition jeunesse, l’espace assigné aux femmes pour raconter des histoires sages aux enfants  », se souvient Chantal Montellier. Celle-ci sera alors l’une des rares, avec Bretécher et Annie Goetzinger, à persévérer dans sa voie. Non sans mal.

«  A chaque fois que je présentais mes planches à un éditeur, il se contentait de les compter pour vérifier que le nombre y était, mais sans les regarder. On me parlait de Moebius, de Chaland, de Tardi… Jamais de mon travail. Je me sentais infériorisée  », poursuit Chantal Montellier. Une explication a fini par se faire jour en elle  : « L’imaginaire féminin dérange l’ordre et le système. Qu’une femme soit capable de produire des images agresse l’inconscient des hommes. C’est la peur de se confronter au regard de l’autre.  »

L’« autre » va pourtant réussir à faire entendre sa différence. Sa chance  ? L’apparition de nouvelles formes de bande dessinée autorisant des récits plus intimes. Ainsi le roman graphique, genre que Marjane Satrapi porte au sommet avec Persepolis, suite de quatre albums (L’Association, 2000-2003) dans laquelle elle raconte sa jeunesse. La série connaît un succès considérable, avec plus d’un million d’albums vendus et une adaptation au cinéma (2007).

Autre extension formelle de la BD traditionnelle, le blog va, lui, donner l’occasion à certaines créatrices, comme Pénélope Bagieu, de capter directement un public, sans passer par l’édition. Le manga enfin, lecture segmentée selon l’âge et le sexe des lecteurs, n’est pas en reste avec le succès du shojo, destiné aux adolescentes et généralement réalisé par des femmes.

Le paysage s’est transformé. En témoigne la place qu’occupent aujourd’hui les femmes dans la chaîne du livre  : un tiers des éditeurs BD au sein des principales maisons francophones (Dargaud, Glénat, Delcourt/Soleil, Le Lombard, Dupuis, Casterman) sont aujourd’hui des éditrices. La parité est aussi de mise dans les écoles de bande dessinée apparues ces dernières années, telle l’Académie Brassart Delcourt, à Paris.

Scénaristes ou dessinatrices, les femmes ont désormais la possibilité d’avoir voix au chapitre. (…)

Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme

Certaines féministes de la première heure revendiquent ainsi haut et fort la notion de «  BD féminine  ». (…) Le discours est tout autre du côté des fondatrices du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, créé en septembre 2015 et fort de 210 membres à ce jour. Celles-ci estiment, à l’inverse, que la «  bande dessinée féminine  » ne peut pas être considérée comme un genre narratif qu’on rangerait aux côtés du polar et de la SF, et que publier des collections «  féminines  », comme l’ont fait il y a quelques années certains éditeurs sous le label «  girly  », est misogyne.(…)

Avis aux intéressé(e) s. Le long combat des femmes pour l’égalité des sexes dans la bande dessinée est loin d’être ­terminé.

LE MONDE DES LIVRES | • Mis à jour le | Par Frédéric Potet

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