« L’histoire, c’est être plongé dans la vie d’aujourd’hui et tout questionner à nouveau, constamment, c’est donner un sens au présent »

Passionnée par la vie et le destin du petit peuple du XVIIIe siècle, proche de Michel Foucault, avec qui elle signe, en 1982, Le Désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille (Gallimard), Arlette Farge, éminente historienne, fréquente, depuis ses premiers travaux, les archives judiciaires de Paris.

C’est là qu’elle a trouvé la matière de La Révolte de Mme Montjean, son nouveau livre, notes intimes et quotidiennes d’un artisan parisien désarçonné par le brusque changement de son épouse : Mme Montjean aspire soudain à vivre comme une aristocrate ! De son côté, Eric Vuillard est un écrivain lecteur d’histoire, comme l’ont montré ses précédents livres (La Bataille d’Occident, Congo et Tristesse de la terre, tous chez Actes Sud). Il signe, en cette rentrée, un beau 14 Juillet, récit de la prise de la Bastille au plus près des assaillants.(…)

14-juilletEric Vuillard Jean Dussaulx, traducteur de Juvénal et admirateur de Rousseau, missionné par l’Assemblée nationale pour faire une relation de la prise de la Bastille, raconte que, le soir du 14 juillet 1789, certains émeutiers furent reçus à l’Hôtel de Ville, mais que la plupart s’enfuirent « comme s’ils avaient fait un mauvais coup ». Ils échappèrent ainsi à l’échafaud – et aux livres d’histoire : on n’aura pas leur nom. Mais l’histoire, comme la littérature, peuvent tenter de faire entendre quelque chose de ce silence du grand nombre.

(…) Les archives palpitent toujours d’une manière singulière. Ça me fait penser à ce que dit Michel Foucault dans « La Vie des hommes infâmes » (1977) : quand il lit des archives, il est plus bouleversé que par n’importe quel roman. Au fond, il suffit d’un nom, d’une date, deux ou trois toutes petites choses, et l’on est aussitôt partie prenante. Cela éveille l’empathie, et l’empathie appartient à la littérature, quand l’histoire essaie plutôt de s’en dégager.(…)

Quand je travaille sur les archives, je sais que je ne dois pas raconter l’histoire mais l’écrire. A ce moment-là, j’ai un double mouvement : je suis dans un endroit très précis où je laisse l’empathie exister mais, en même temps, je ne m’en sers pas pour écrire. Elle n’entre pas dans l’interprétation des faits, dans ma rationalité scientifique et dans la volonté de dire la véridicité (je sais bien que l’histoire ne dit pas la vérité, mais la véridicité). Cette démarche n’a pas toujours été comprise.

Quand j’ai commencé à travailler, il y a longtemps, il y avait vraiment un tabou sur l’émotion. De plus, j’étais une femme, ce qui autorisait les gens à me reléguer à l’anecdotique. Or, ce qui m’intéresse, ce n’est pas un pur plaisir de description, mais bien de montrer, grâce à cette curiosité pour les interstices, comment un peuple est très souvent en résistance et, s’il n’est pas toujours en révolte, qu’il pense par lui-même.(…)

E. V. L’histoire est une discipline avec ses propres règles de vérification ; il existe une communauté d’historiens. C’est une différence essentielle. Et puis, prenons l’exemple du 14 juillet : qu’est-ce que nous faisons des morts ? On a un chiffre, 98 morts. Mais la mort de Flesselles, le prévôt des marchands, et celle du marquis de Launay, gouverneur de la Bastille, sont très bien documentées. Cela en fait des moments terribles. On a du même coup le sentiment que la violence est tout entière du côté des émeutiers. En ­incarnant les autres morts (sur lesquels on a très peu de chose), je souhaite corriger cette asymétrie, et être, d’une certaine façon, plus proche des faits, de ces 98 morts.

Ne partagez-vous pas un même geste éthique, politique, de restitution de vies oubliées ?

A. F. Ce récit d’Eric Vuillard, nourri par les archives, est en effet fondé sur ce parti pris que nous partageons sans doute : faire revenir à la lumière ceux que l’on n’a jamais vus, jamais entendus. Nous sommes animés tous les deux par une espèce de révolte contre un académisme qui fait que les grands moments de l’histoire sont toujours salués et que, en revanche, rien n’est jamais un moment d’histoire quand il s’agit d’une « vie minuscule », comme dit l’écrivain Pierre Michon. Je pense à cette phrase de Mère Courage, de Bertolt Brecht (1941), qui résume cela.

(…) Mais je ne pourrais jamais écrire ce qu’écrit Eric Vuillard, car je ne cherche pas la même chose que lui : j’essaie d’interpréter les faits pour donner sens à toute une société autour. Lui a toute liberté d’être à l’intérieur de la Révolution, d’en épouser le mouvement, et même d’être investi par elle complètement. Il y a l’effervescence dans son livre. Ça, je ne peux pas me le permettre.

Mais je peux convaincre que l’histoire, c’est être plongé dans la vie d’aujourd’hui et tout questionner à nouveau, constamment, c’est donner un sens au présent – bref, le contraire de ce que disait François Fillon le 28 août, quand il propose que « les maîtres ne soient plus obligés d’apprendre aux enfants à comprendre que le passé est source d’interrogations ».

E. V. Si on est écrivain, plutôt qu’historien (la littérature étant née, au fond, dans un rapport à l’histoire), c’est sans doute que l’on s’en remet davantage au rythme, aux mots. L’écrivain s’imagine, à tort ou à raison, que des vérités se dénouent dans une sorte d’abandon aux mots, alors que l’historien modère ce rapport au langage.(…)

E.V. Depuis les grands romans du XIXe siècle, l’un des projets de la littérature, c’est de dire le collectif. Et depuis l’école des Annales, l’écriture de l’histoire se concentre sur les mouvements de fond ; elle met du même coup au jour les petites gens, les douleurs du peuple, pour le dire vite. Si bien que les grandes dates, l’histoire à la papa, sont laissées de côté.

Or il m’a semblé que s’attacher à un grand événement du point de vue de la foule, des innombrables inconnus qui la composent méritait d’être entrepris. Et le 14 juillet est la date où ces inconnus sont entrés dans l’histoire et y ont joué le premier rôle ; c’est donc la date par excellence pour en parler.

(…) Il m’a donc semblé important de repenser l’événement inaugural qui a vu surgir le peuple sur la scène du monde. Mais surtout, le 14 juillet, le peuple est victorieux. Cela encourage à plus d’égalité et de liberté, ce qui nous est essentiel à tous. Et l’histoire n’est pas terminée…

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/livres/article/2016/09/08/arlette-farge-et-eric-vuillard-faire-entendre-quelque-chose-du-silence-du-grand-nombre_4994337_3260.html#CxpfOC1radyRGDkp.99

 

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