LES PETITS CONFITS DE YOLAND

                                                                                Table des matières

LA RENCONTRE DES DEUX MONDES. 3

LE PHARMACIEN (de nos jeunesses). 4

L’ÉPICIER.. 5

LE BOUCHER.. 6

LE CORDONNIER.. 7

LA CHARCUTIERE DE LA PLACE THIERS. 8

LE LIBRAIRE.. 9

LE BUFFET.. 10

COMMERCE AMBIGU Ou LE BAR-TABAC.. 11

GOURMANDISE RAISONNABLE ou LE CAFE KONDITOREI 12

NOËL AU CAFÉ.. 13

GARÇON S’IL VOUS PLAÎT.. 14

LA SORTIE AU RESTAURANT.. 15

LA BRADERIE.. 16

LES COURSES AU SUPER MARCHÉ.. 17

ACHATS DE NOËL.. 18

DEUX SOUS D’AFRIQUE.. 19

LES JOIES DES BORDS DE MER.. 20

MI-AOÛT.. 21

INUTILE CRUAUTÉ.. 22

UNE VIE DE CHIEN.. 23

17 ANS. 24

ÉTERNELLES COMPTINES. 25

LE ROI CHIEN.. 26

LE BAIN DU SOIR.. 27

TOUTES LES PLAGES. 28

LE BONHEUR D’ÊTRE LA.. 29

LE CHOIX DE LA BRETAGNE.. 30

VARIATIONS CLIMATIQUES. 31

LE PLATEAU DE FRUITS DE MER.. 32

BAINS DE JOUVENCE.. 33

14 JUILLET.. 34

À CHACUN SON CINÉMA.. 35

L’APRÈS-MIDI DE PLAGE.. 36

BOUGRE D’ANIMAL.. 37

ONOMASTIQUE BOVINE.. 38

LES CHATONS. 39

LES OISEAUX.. 40

LES ESCARGOTS. 41

SOURNOISE BESTIOLE.. 42

LES ANIMAUX DE CIRQUE.. 43

APRÈS L’ORAGE.. 44

DOMINICALE.. 45

DÉSESPOIR.. 46

C’EST LE PRINTEMPS. 47

L’APPEL DES MESSES. 48

LES CHARMES D’HONFLEUR.. 49

LE MARAIS VERNIER.. 50

RETOUR À ÉTRETAT.. 51

PROMENADE.. 52

GRASSE MATINÉE.. 53

LA RIVIÈRE.. 54

PARIS BORDEAUX.. 55

LE CAMPING EN PROVENCE.. 56

CROISIÈRE.. 57

VOL DE NUIT.. 58

À BICYCLETTE.. 59

LE CADRE EN VACANCES. 60

 

LA RENCONTRE DES DEUX MONDES

C’était comme les travaux pratiques d’un cours d’ethnologie, de sociologie, car les mœurs et les catégories socio-professionnelles, étaient encore, en ce temps-là, fortement contrastées. Dans nos stations balnéaires, la France des congés payés rencontrait la France profonde et le Parigot, tête de veau, découvrait étonné le péquenot du coinstot. Le café-bar-tabac-alimentation-souvenirs-articles de plage, suffisait à la rencontre de ces deux types. Comme dans un film de Tati ou le vert paradis de nos grandes vacances enfantines.

Elle, sans âge, avec à la main un sac ciré noir, accompagnée d’un enfant imperturbable, vêtu d’un short trop long et d’un maillot jaune vif.

Lui, la belle trentaine, suivi de garçons et de filles qu’il contrôle à grand peine et à grand fracas.

Ils ne se regardent pas, ne se voient pas. Son tour venu, elle demande Ouest-France, un paquet de tabac, pour un mari sans doute, et dix caramels Caribou, pour l’enfant sage au maillot jaune. En attendant, il salue la cantonade, fait tourner le présentoir à cartes postales, tripote les bibelots locaux, qu’il appelle des gadgets, et distribue quelques taloches aux gamins qui touchent à tout.

Elle se bat au moment de payer avec quelques pièces de monnaie qui s’échappent comme à regret d’un porte-monnaie à fermoir cuivré. Puis elle dispose lentement, dans le sac noir, le tabac, le journal et les caramels. Il pense, “elle a pas bientôt fini la vieille” et manifeste par des mimiques une impatience amusée. Enfin, c’est à lui, et il commande d’une voix ferme, un paquet de gitanes, une boite d’allumettes et Le Parisien Libéré.

LE PHARMACIEN
(de nos jeunesses)

Le pharmacien connait d’ineffables mystères. Il vit dans le secret des dieux et lui seul saura décrypter le mot de recommandation qu’Esculape vous a horriblement griffonné. Car il est familier de tous les remèdes et de toutes les écritures, le pharmacien. Aussi ses amis ne sont ni épiciers ni charcutiers, mais docteurs ou notaires.

Le pharmacien n’a pas de boutique mais une officine où l’on pénètre doucement, où l’on entretient des conversations feutrées, comme dans les hôpitaux. Il ne parle pas du temps qu’il fait. Il ne vous dit pas que le froid sec est à la grippe, la pluie à la rhino-pharyngite, et il ne vous demande pas, eu égard au caractère particulier de son négoce, si vous allez bien. Il se contente de déchiffrer en silence les secrets de l’ordonnance, d’aligner les précieuses petites boîtes sur lesquelles il aligne de précieuses recommandations : indications et contre-indications, précautions d’emploi, posologies et autres prescriptions.

Après avoir détaché les vignettes pour les recoller sur l’imprimé destiné à cet effet, le pharmacien, posément, vous redira par la voie orale, les précieuses recommandations qu’il a déjà formulées sur vos médicaments.

  • Un comprimé effervescent, toutes les quatre heures ;
  • Doubler la dose en cas de fortes douleurs ;
  • Un collutoire et un anti-inflammatoire et un suppositoire, le soir ;
  • Une gélule à prendre avant chaque repas ;
  • Un sachet à diluer, des pilules à avaler, des pastilles à sucer ;
  • Inhaler profondément, pulvériser localement ;
  • Appliquer le liniment en massant longuement ;
  • Une ampoule dans un peu d’eau et deux cuillerées de sirop
  • Un cataplasme, un sinapisme et des antibiotiques. Ah les antibiotiques !

NE PAS LAISSER A LA PORTÉE DES ENFANTS. CECI EST UN MEDICAMENT.

Potions magiques, baumes salutaires, philtres secrets, décoctions miraculeuses, chimie savante, nous aimons beaucoup les drogues douces de nos pharmacies. Leur croix verte, ourlée de néon, brille au long des rues aussi claire et familière que la rouge civette du bar-tabac. Et c’est bien ainsi. L’un vend des cigarettes, l’autre des produits contre la toux.

L’ÉPICIER

J’entends venir les gros mots : “Epicier, va !”, “C’est de l’épicerie!”, “On nous prend pour des épiciers!”. Pauvre épicier. Il y met du sien aussi, avec ses courbettes et ses risettes. “Et avec ça, madame ? Et ce sera tout madame ?” Pourtant, Ô pourtant… S’il s’en était tenu à sa vocation première, l’épicier, il dispenserait le sel de la terre, le piment de l’existence, les épices de la vie. Nous serions les monarques orientaux de sa boutique des mille et une nuits. Epicerie, cela se déclinerait comme dans les livres de cuisine. Avec des noix de muscade, des clous de girofle, des pincées de safran, des graines de coriandre, du paprika et du gingembre. Cela se chanterait comme un marché de Provence. Avec le thym et le laurier, le romarin et le serpolet, un bouquet de lavande, des feuilles de sarriette et la farigoulette. Cela se dégusterait comme un rêve de Pierrot gourmand. En menthe et en jujube, en gousses de vanille et en jus de réglisse, en parfums de cannelle et en sirops d’orgeat, en raisins de Corinthe et en sucre candi.

Maudit soit l’épicier, il a renié ses origines, trahi Marco Polo. Il a vendu son âme aux mauvais génies du commerce. Il sera condamné jusqu’à la fin des temps à trotter dans sa boutique, avec ses faux airs de Judas affairé et douteux, gagne-petit, mesquin, épicier !

Il faut pourtant lui pardonner. Après tout le boulanger, lui, a le pain. Le boucher la viande. La boulangerie, la boucherie ont la sérénité des oasis ; escales inévitables sur le trajet des commissions. Mais les épiceries… Quelles caravanes cheminent encore sur la route de leurs épices ? Alors, il s’est reconverti, il s’est diversifié, l’épicier. Et s’il faut vendre la bougie, le savon, la pince à linge et le peigne à démêler, la naphtaline en boules, la potasse en cristaux et le bouillon en cubes, hé bien, il le fait ! Et inlassable, il vous suit, humble toutou, le crayon à la main. “Et avec ça madame ? Et ce sera tout madame ?”

Et il retient, propose, suggère.

Et il estime, pèse, soupèse.

Et il note, compte, recompte.

Et il ouvre votre sac, emplit votre cabas, dispose vos provisions, prend soin de vos fruits, de vos bouteilles, découpe des coupons, distribue des bons, des réclames, des saluts, des mises en garde : “Attention, c’est fragile.” Et il vous ouvre la porte, “attendez, je vous ouvre”. Pour un peu, il agiterait son mouchoir quand vous tournez le coin de la rue. Mais déjà une autre cliente se présente et l’épicier repart tout en courbettes et en risettes, mielleux et baise-doux. “Et ce sera quoi madame ? Et avec ça madame ?”

LE BOUCHER

Les bouchers sont des bouchers qui vivent dans le carnage et le sang. Ils ont des tabliers couverts de taches, de fortes encolures, des visages rougeauds. Ils ont des compagnes joufflues et couperosées qui tiennent la caisse et la conversation. Ils ont de grands couteaux qu’ils ne cessent d’affûter et des chiens plus hauts que des veaux. Ils ont des apprentis qui s’escriment douloureusement contre les carcasses de pauvres bêtes, qui se coupent souvent et qui se font rabrouer plus souvent encore. Ils ont des crochets de sinistre mémoire, des chambres froides, et à leurs pieds, sur le sol couvert de sciure, dorment de méchants matous obèses. Ils ont de bons clients, gagnent beaucoup d’argent. Les bouchers sont des bouchers qui vivent dans le carnage et le sang.

Mais mon boucher, il est bien. Il a toujours dans un coin, un morceau de premier choix, qu’il a gardé, rien que pour moi. Tendre, je ne vous dis que ça. Emballé et bien pesé. Vous m’en direz des nouvelles. Mon boucher est un artiste et c’est un ami fidèle.

LE CORDONNIER

Dans la famille Lebouif, demander le grand-père. Car il est né vieux le cordonnier. Démodé de toute éternité, comme son commerce qu’on s’étonne de retrouver au hasard d’une rue, d’une impasse, modeste échoppe et moyenâgeuse activité à l’époque du tout à jeter.

Grand-père donc, ou grand-oncle, comme on voudra. Avec une gentillesse de femme, mais un peu plus bougonne, rugueuse même. Certes ses travaux s’apparentent plutôt à des ouvrages de dame, mais s’il pique, coupe, et coud comme une ouvrière à façon, c’est avec des outils qui tranchent les plus épaisses semelles, des aiguilles propres à vacciner des bœufs. Il travaille une matière si particulière. Plus compacte que le tissu, moins solide que le bois, encore vivante, si on l’en croit, et qui respire, il l’affirme aussi. Tout ceci cependant au ralenti. Comme l’âge qui endurcit, comme les vieilles peaux, justement, qui en ont vu d’autres, boucanées par le temps, condamnées par des solutions astringentes au repli sur soi, à la résistance passive, à de coriaces raideurs.

Alors, il a les mêmes réticences que le cuir de son tablier, le cordonnier. Il se tient sur ses gardes, rétif à toute effusion et n’offrant qu’à regret ses joues parcheminées aux embrassades familiales. Pour le reste, comme charbonnier, maître chez lui. Entassant dans le fond de son antre des montagnes de chaussures aux modèles variés, qu’on a envie d’appeler, pour le parfum un peu ancien du mot, des souliers. Apparent désordre où il se retrouve et que nul n’a le droit de déranger. Car d’un seul coup d’œil il distingue les mocassins de l’un, les brodequins de l’autre, les escarpins des dames, dûment étiquetés, retapés pour le jour, l’heure promise, “bien parce que c’est vous”.

 On pourrait ici achever ce portrait si on ne se rappelait certain petit cordonnier de la chanson. Humble et subtil séducteur qui rêvait d’emmener sa belle au bal, en chaussant son pied menu. Au collège des filles, pour la fête de fin d’année, deux grandes de quatrième, la première dans des atours dignes de la Pompadour, la seconde avec des moustaches noircies au bouchon, en chantaient et en mimaient l’histoire. Et ce petit cordonnier la faisait un bien joli métier.

LA CHARCUTIERE DE LA PLACE THIERS

Cela se dit souvent, nous serions tous égaux devant la maladie, la mort et sa grande pourvoyeuse, la guerre. Mais il faut y ajouter notre charcutière du marché Thiers. Avec elle s’achèvent la comédie des importants et la foire aux vanités. Plus de titres, de grades, de hiérarchies sociales. A la queue leu leu, chacun son panier, son cabas, nous sommes tous des ci-devant, les citoyens de son étal. Jeunes ou vieux, laides ou belles, ménagères ou rentiers, nous sommes tous pareillement traités, apostrophés, invectivés. Aimés surtout. Et à son appel, joli défilé, digne d’un film de Walt Disney, accourent ses poulettes, ses canards, ses colombes, ses pigeons et ses petits lapins

Mais elle a tant de clients et de mots gentils, notre charcutière, que passent aussi par ici sa mignonne, sa princesse, son fiancé, sa chérie. Douceurs qui ne sont pas faites pour rester secrètes, qu’elle clame bravement en découpant des côtelettes pour son coco, des rillettes pour la patronne, un peu de pâté pour le pépé. Alors, après avoir fait votre plein de compliments et de charcuterie, vous repartirez vers votre marchand de légumes et de fruits en vous disant qu’après tout le monde est moins mauvais qu’il n’y paraît.

LE LIBRAIRE

Un jour, le culte des livres quitta ses sanctuaires secrets et se répandit dans les rues de nos villes. Alors il fallut, aux moines des bibliothèques, ajouter un clergé séculier. Ce furent les libraires. Mais on n’entre pas impunément dans le monde et ces jolis abbés de cour firent de tous ces mots, jadis confinés dans le silence d’obscurs rayonnages, un trop aimable commerce. Ils ajoutèrent à l’amour des profondes pensées la passion profane des beaux objets. A la devanture de leurs vénales entreprises, les plus austères sages se firent une beauté. Platon se soucia de son apparence, Pascal se mit en jaquette et de grandes vérités s’exposèrent en volumes décorés comme des boîtes de chocolats, de cigares. Les mensonges aussi, d’ailleurs. Même l’almanach, le récit licencieux, le traité de sorcellerie dissimulés autrefois sous les bibles du colporteur trouvèrent chez eux droit de cité. Pourtant, si tout s’achète dans son temple et souvent à l’occasion de bien futiles civilités, quelque fête, un anniversaire, ne comptez pas sur le libraire pour s’en excuser. Il a trop de fidèles, d’habitués et il fait trop rêver aussi car l’espoir de se retrouver à sa table pour y vendre un peu de son âme enfièvre l’imagination des auteurs les moins inspirés.

LE BUFFET

Ceci aussi fait partie des petits plaisirs de la vie. Les institutions parfois se départissent de leur froideur administrative et, quand les circonstances le commandent, invitent leurs employés, leurs amis, leurs partenaires et une brochette d’inévitables personnalités pour une rencontre conviviale, selon la formule consacrée. Quelque remise de diplômes, de décorations, quelque départ en retraite ou simplement la fin d’une année – bien remplie comme il se doit – ont prêté leur prétexte à cette amicale manifestation.

Dans le fond de la salle, on a installé des plantes vertes, des corbeilles de fleurs, et un traiteur a dressé le buffet. Passé le temps des discours, inévitable corvée, arrive enfin le grand moment, celui du verre de l’amitié, du fameux buffet. Périlleux exercice. D’une main, il vous faudra tenir une assiette en carton, de l’autre piocher parmi tous les mets proposés. Curieusement, cet inconfort n’a pas conduit le traiteur à vous proposer des plats faciles à attraper, à grignoter. Tout au contraire. Ici règnent la tranche de rôti de porc grassement bardée, celle d’un rosbif traversé de terribles nervures, et la salade piémontaise qui, bientôt, dessinera dans le fond de l’assiette en carton de splendides auréoles. Avec cela, on vous fournit un couvert en plastique dont le couteau trancherait à peine une purée Mousseline, et un gobelet, en plastique lui aussi, qu’il faudra remplir d’un vin rouge stocké dans des cubitainers, dits de beaujolais.

Mais votre supplice ne s’arrêtera pas là. Nous sommes en pleines mondanités et il faudra rendre à chacun ses politesses, lui demander qui il est, et ce qu’il fait dans l’existence, et pourquoi il se trouve là, occupé comme vous, entre deux salutations, à découper du rosbif presque cru, à maîtriser la piémontaise et retenir la mayonnaise, sans renverser, sur une cravate choisie tout exprès, le verre de prétendu beaujolais. Et pour parachever la cérémonie, arrivera le sucré : des gâteaux glacés au caramel qui vous poissent les mains, des éclairs au chocolat qui s’écrasent entre vos doigts, des choux bourrés de crèmes qui s’accrochent à la commissure des lèvres. Heureux encore si vous ne vous êtes pas ébouillanté avec le café servi dans un gobelet, toujours en plastique, mais un autre. Tout de même !

COMMERCE AMBIGU
Ou LE BAR-TABAC

Le bureau de tabac évoque des choses très anciennes, d’antiques privilèges, des droits consignés sur de vénérables parchemins, dûment estampillés sur du papier timbré. Tout un univers paperassier dont on fit une belle flambée par une fameuse nuit d’été, un quatre août, souvenez-vous. Mais on n’en finit pas si facilement avec les monopoles. À peine eût-on dépouillé le dernier hobereau de ses droits exorbitants que l’État centralisé et jacobin se mit sur les rangs. Les taxes sur le tabac, les allumettes, les cartes à jouer, remplacèrent les centièmes, les dîmes et les gabelles. Et je passe sur les amendes, les péages et la défunte vignette. Trêve pourtant de poujadisme, il faut bien à nos gouvernements quelques petites rentrées d’argent pour couvrir leurs énormes frais. Et à cette tâche d’utilité publique se consacre le buraliste.

Alors, on imagine assez bien tout ce que peut suggérer cette noble activité. Une atmosphère de bureau, justement, aux kafkaïennes formalités ; la sévérité de lieux où se délivrent d’indispensables documents : des passeports, des visas, des actes notariés, des formulaires douaniers. Avec des cachets, des tampons, des flacons de colle forte, des sous-main de vieux cuir, des ciseaux appliqués. On se doute que de telles fonctions ne sont pas confiées à n’importe qui. Il y faut, au contraire, de grands mérites : être veuve de guerre, pupille de la nation, toucher des retraites d’ancien combattant, des pensions.

Mais la France, comme on dit dans les dépliants touristiques, est terre de contrastes. Non sans humour, elle a souvent implanté dans des bars ses très officiels bureaux de tabac. J’entends bien que ce sont des lieux plutôt enfumés et où l’on verse très volontiers son écot aux impôts sur les spiritueux. Tout de même. Je ne voudrais pas être désobligeant, concédez pourtant que l’image du mastroquet… sans parler des clients. Gens aux propos tonitruants, dénonçant avec un populisme de mauvais aloi, les impôts, les politiciens, les fonctionnaires et les bureaucrates. Tiens.

Incroyable contradiction mais pour cela aussi on aime ce pays son sens du compromis. Comme cet endroit unique au monde où le mari, derrière son zinc, dénonce tous ces profiteurs, toutes ces gabegies et que c’est nous qu’on paye, pendant que la femme vous délivre le timbre qui sanctionne votre stationnement irrégulier.

GOURMANDISE RAISONNABLE
ou
LE CAFE KONDITOREI

Les Anglais ont leurs pubs, les Français leurs bistrots, les Allemands leurs brasseries mais aussi, beaucoup plus raffiné, le Cafe Konditorei. Lieu sacré qui tient de la pâtisserie et du salon de thé où l’on vous sert de parfaits arabicas et, cela va de soi, des gâteaux. Petit parcours imposé, d’abord il vous faudra passer devant une galerie des glaces où les Kuchen, avec l’impudeur de filles derrière leurs vitrines, exposent leurs charmes. Délices stratifiés en coupes géologiques, couches sur couches, nappes sur nappes, blancheurs vanillées sur tons de chocolat, de café.

Votre morceau choisi, vous entrez dans la salle proprement dite. Là, règne une atmosphère feutrée, conversations à mi-voix, légers tintements des tasses, des cafetières en porcelaine de Bavière, litanies des inévitables Bitte, Danke, s’il vous plaît, merci. De discrètes serveuses, plus nettes que des infirmières, recueillent poliment les commandes puis viennent porter à de vénérables dames à chapeau leur part d’Apfel Strudel, de forêt noire. Elles passent de table en table, replacent un napperon, remportent des assiettes, des soucoupes à peines salies, sans se faire remarquer, si différentes de leurs consœurs qui officient dans des lieux bruyants et enfumés, chargées de bière et d’opimes poitrines.

Rien ne saurait troubler cet univers paisible où flottent de fades effluves dans l’air tiède, été comme hiver. Cependant, en ce royaume du sucré, du moelleux, du crémeux on demeure étonné par l’aspect rogue des vieilles dames à chapeau : lèvres coincées aux commissures, la petite cuillère pincée en l’air et le dentier cadenassé sur la chantilly. La gourmandise chez elles n’est pas petite folie, péché mignon. Elle est un droit acquis par l’âge et le sexe et qu’elles exercent avec le sérieux, la conscience et le sens de l’argent bien placé qui fondent leur existence.

NOËL AU CAFÉ

Il y a déjà bien des lunes, nous avions passé en famille la première partie d’un réveillon qui devait s’achever en Bechet et Platters, chez des amis. Nous les attendons, ma femme et moi, dans un café du Boulevard de Strasbourg, au Havre. Nous sommes seuls, sauf une serveuse bougonne qui touille des verres et des tasses à café dans un bac en alu, et le patron qui figure derrière son comptoir quelque personnage pour un film de Denis de La Patellière, dialogué par Michel Audiard. Il contemple son lieu désert, les banquettes vertes, skaï capitonné, désespérément vides. À intervalles réguliers, il lâche dans un gros soupir : “Pas un cocu, bordel, pas un cocu.” Puis, nous apercevant, il croit bon de préciser : “Je ne dis pas ça pour vous, hein, les petits amoureux de Noël.” Nous ne l’avions pas non plus pris ainsi.

La serveuse qui a fini son service – pour servir qui d’ailleurs ? –abandonne son bac en alu, quitte son tablier et part. Le patron la regarde s’en aller sur le boulevard où se trotte pressé un vent frisquet qui remonte vers la Porte océane. Et, nous prenant à témoin, le pauvre bistrot reprend sa litanie : “Pas un cocu, bordel, pas un cocu.”

Nos amis arrivent enfin et nous partons retrouver Bechet et les Platters. Cette fois, le café va demeurer parfaitement désert. Et, au moment de le saluer, on aimerait expliquer au patron, pour le consoler, qu’en ces fêtes de famille, exceptionnellement, les cocus restent à la maison.

GARÇON S’IL VOUS PLAÎT

L’idée vous en est venue ingénument. Si on allait prendre un verre. Une aimable proposition, le plus souvent bien accueillie, mais dont vous avez probablement sous-estimé la difficulté. Car ce n’est pas une mince affaire, prendre un verre, et il va falloir intéresser à votre projet ce personnage toujours en mouvement, le garçon de café. Lui passer votre commande. Ce qui n’est pas si aisé et on veut bien, ici, vous y aider.

Une fois repérée une table où vous vous installerez, il ne s’agit pas d’éprouver un lâche soulagement, de vous laisser aller. Vous devrez suivre attentivement les évolutions du garçon, attendre le moment propice, lorsque se faufilant entre les chaises, il s’approchera de vous et que, par un heureux hasard, son regard croisera votre regard. Il conviendra alors de le héler, mais doucement, avec retenue, car il est susceptible : “Heu… Garçon.” Vous pourrez accompagner votre appel d’un léger mouvement de la main, avant-bras et index levé, afin de manifester visuellement l’origine de l’interpellation. Il se pourra cependant que vous soyez mal récompensé de votre discrétion et que, de place en place, ne s’élèvent de belles voix, aux accents assurés, au timbre clair qui, avec aisance, voire un peu de désinvolture, crieront : “Gâââârçon !” et bien entendu seront servis avant vous. Alors, intensément humilié par ce personnage, somme toute plutôt subalterne, il vous arrivera de laisser pointer un légitime mécontentement et de lâcher un “garçon” vaguement suppliant et un tantinet irrité. Sentant dans votre intonation une nuance de réprobation, le garçon vous répondra peut-être : “Tout de suite”, mais sans dissimuler son agacement, ni vous cacher l’inconvenance de votre récrimination, si l’on songe à tous les clients qui attendent également d’être servis, et sans protester, eux!

Désespéré par vos échecs réitérés, vous pourrez essayer de crier, gesticuler, faire l’intéressant.

– Garçon ! Ô garçon, houhou garçon…

Vos efforts pourront alors être traités avec l’indulgence amusée qu’on réserve aux amuseurs publics, aux pitres de toutes espèces et le garçon pourra vous récompenser d’un : “Ça vient, ça vient”, ce qui n’engage finalement à rien de bien précis.

Les plus doués d’entre vous, pourtant, sauront proférer le sacramentel “Garçon !” avec une diction efficace, une autorité naturelle, mais dépourvue de tout caractère comminatoire, qui pourrait être considéré comme condescendant, car le garçon gagne sa vie, il n’est pas votre larbin. Et il demeure en fin de compte, l’unique maître du jeu.

Il est cependant un moyen infaillible d’attirer le garçon dans vos parages. Feignez, de guerre lasse, de lever le siège. Vous verrez que, du coin des yeux, il percevra votre manège et se précipitera pour prendre votre commande. Car il n’est pas correct de rester des heures attablé dans un café, sans consommer. 

LA SORTIE AU RESTAURANT

Dîné ce soir sur le bord de mer, face à un magnifique coucher de soleil. Heureux moment dont il faut garder le souvenir. Pour ses lumières, si belles. Pour le repas aussi, pris sur une agréable terrasse. Et ici on voit bien que toutes ces baraques et autres paillotes posées à la belle saison pour des estivants qui prolongent leur séjour à la plage ou qui, simplement, achèvent une promenade vespérale, oui on voit bien que ces installations de fortune accueilleront des clients d’une totale indulgence. Mais, le reste du temps, on attend des restaurants des satisfactions qu’ils n’offrent pas toujours. C’est un peu comme au théâtre, parfois la magie opère, parfois c’est le fiasco. Pourquoi ? Comme au théâtre, on ne sait pas trop. Affaire de commensaux, d’environnement, de service. Le plus léger inconfort, la moindre déception peuvent ainsi vous gâcher la soirée. Une trop longue attente, alors que l’on meurt de faim, un vin qui n’est pas servi assez frais, un plat qui est loin de correspondre aux pompeuses promesses de la carte ou du menu. Tant d’imprévus, tant d’accidents font naître ou disparaître le sentiment de bien-être. Un garçon qui vous offre son sourire ou, au contraire, dont on soupçonne l’agacement au moment de votre commande ; la tiédeur douillette de l’endroit qu’on vous a réservé et qui vous réchauffe l’âme et le corps ou, à l’inverse, le va-et-vient de clients qui, en entrant ou en sortant, laissent passer de fâcheux courants d’air ; une sympathique bavette taillée entre l’entrecôte et le dessert avec les occupants d’une table voisine ou, très contrariante proximité, la bruyante assemblée d’une tablée en goguette qui fête un anniversaire ou un départ en retraite et qui s’emploie à ce que nul n’ignore ce formidable événement.

Rien n’est simple en vérité, car il faut, au restaurant, se sentir comme chez soi, tout en ressentant la joie d’être ailleurs, éprouver le plaisir de voir des têtes nouvelles, tout en préservant une précieuse intimité, ressentir le bonheur de participer à un rituel qui change du quotidien sans être trop contrarié dans ses goûts et ses habitudes. Subtil équilibre entre des bonheurs domestiques et des plaisirs mondains. 

LA BRADERIE

Les soldes sont une affaire de gros sous. Pas la braderie qui, avec son nom joli, annonce le retour d’un commerce millénaire. Heureux temps où le marchand faisait ses comptes à mains nues, ignorait tout de son appartenance au secteur tertiaire, mais savait donner de la voix et descendre dans la rue. Car le plus simple, le plus évident pour vendre, c’est encore de s’imposer au chaland, de lui tendre le croche-pied de son étal, de ralentir, autant que faire se peut, le flux incessant des passants. Le reste est affaire de coup de gueule, de bagout.

Et puis, reconnaissons-le, nous sommes volontiers complices de ces ruses débonnaires, de cette ambiance de fête foraine où se retrouvent nos enfances dans les chaudes odeurs de la praline et du nougat, les couleurs acidulées des sucettes et, magique, la barbe à papa. Ici et là, la porcelaine limogée a repris du service, s’étale sur le trottoir sans trop craindre la casse. Partout la fripe est reine. Robes, jupes, chemisiers et des dessous que jamais vous ne verrez dans les publicités de vos télés, des combinaisons roses sorties des catalogues de la Samaritaine, des slips amorphes et des tricots de corps à bretelles. Archéo lingerie vendue par de troublantes jeunes filles moulées dans des jeans, des débardeurs, achetés ailleurs. À coup sûr.

Évidemment les camelots, cette année encore, proposent de miraculeux ustensiles, auxiliaires indispensables de la ménagère : lave-vitres, attrape-poussières, ouvreurs d’huîtres, extracteurs de jus de fruit. Si simples, si évidents, il suffisait d’y penser, et votre vie en sera si changée, pour un billet, un si petit billet, qu’il faut vous dépêcher, car il n’y en aura pas pour tout le monde, messieurs, dames. Tout est bon pour nous retenir, le fromager est venu avec sa chèvre, le marchand de miel avec sa ruche, et le bouquiniste – allez savoir pourquoi ? – avec un insolent babouin. Et puis Monsieur Molay, Jean, du Jura, propose à nouveau à nos regards extasiés, la reproduction de la cathédrale de Lourdes, montée sur une super goélette Renault. Miniature réalisée en os d’animaux. Longueur : 2,50m. Largeur 2,10m. Hauteur 2m. 75.000 pièces polies et ajustées. Plus de 6.000 heures de travail. Tout de même ! Un petit peuple tourne autour du chef-d’œuvre, tente de le toucher pour croire au miracle, et Monsieur Del Rio s’évertue à préserver ce capital de tant de patience.

En flânant, je retrouve, ému, le marchand de tableaux, celui qui l’an passé, me céda pour cinquante francs, la reproduction photographique d’un Constable dont je lui révélai, pour faire le malin, que l’original se trouvait à la Tate Gallery. Mais les connaisseurs comme moi se perdent et mon marchand se plaint de ne plus vendre “que ça”. Et d’un doigt contempteur, il me désigne de superbes créatures, alanguies sur des sofas, dorées au bergasol, avec des mèches tire-bouchonnées et des seins de pamplemousse dont nul ne sait où se trouvent les originaux ni même les modèles, hélas

Chacun son négoce : il est revenu aussi l’étudiant africain qui, à Rouen, s’initie à l’anthropologie structurale et qui finance ces savantes études en proposant d’exotiques babioles : éléphants d’ivoire, singes en pierre de savon, chevreuils en teck, sacs en croco, petits Bouddhas en dieu sait quoi et même, il n’y a pas de petits profits, des casquettes Bigeard en tissu léopard.

LES COURSES AU SUPER MARCHÉ

Ce sont, dans ces vastes ensembles construits à la périphérie des villes, des tâches ordinaires, mais qui nous accablent de leurs multiples embarras. Car ce n’est pas si simple, jugez-en. D’abord il faut trouver où se garer sur le parking du centre commercial. Puis découvrir l’endroit où sont attachés les caddies. Enfin, du fond de quelque poche, sortir un euro pour s’emparer d’un de ces petits chariots. Alors, on devra déambuler dans les allées du supermarché pour choisir des produits que la Direction de l’établissement s’emploie sans cesse à déplacer. L’opération achevée, vous poserez tous ces articles sur un tapis roulant et vous attendrez que le code barre de ceux-ci passe devant l’appareil qui, avec un petit bruit, enregistrera leur prix. Suivent des actions dont l’énumération suffira à vous décourager : remettre les articles dans ce caddie, introduire votre carte bleue dans un autre appareil, taper votre propre code et, le paiement effectué, retirer votre carte bleue. La remettre dans votre portefeuille. Rouler jusqu’à l’endroit où votre voiture est garée, ce qui ne sera pas si évident si, une fois encore, vous avez omis de regarder la lettre et le numéro qui indiquent le bon emplacement. Ouvrir le coffre de votre véhicule. Vider le caddie et emplir le coffre en question. Remettre le caddie où vous l’avez pris et récupérer votre euro. Repartir vers votre domicile : maison, caravane, mobile home, autres… Une fois arrivé, ouvrir à nouveau le coffre du véhicule, le vider, placer les divers produits dans les lieux affectés à leur rangement, notamment les étages variés de votre réfrigérateur. Le cas échéant, vous mettre en quête d’une place libre pour garer à nouveau votre automobile. Se féliciter de la réussite de l’opération et revenir à pied.

Ah ! le joli temps où, à la moindre visite, on envoyait les gamins acheter, chez l’épicier du coin, un paquet de gaufrettes et une bouteille de Monbazillac que l’on ferait mettre sur la petite note.

ACHATS DE NOËL

Noël éternel. Aux approches du sacro-saint réveillon, le marché du dimanche, à Harfleur, propose ses nourritures terrestres. Sans lésiner. On peut bien les énumérer pour vous faire saliver : les huîtres, le foie gras, le saumon, les oies, les dindes, les chapons, les bûches de toutes dimensions, les vins, le champagne… passons. Bien entendu – que serait la fête sans eux ? – partout des sapins et le petit papa de Tino qui, cette année encore, est descendu du ciel pour s’installer au cœur des haut-parleurs et envahir la place.

Un brin ému, je retrouve aussi les cartes postales qui ravissaient mon enfance. À peine plus grandes que des cartes de visite, avec des maisonnettes isolées, croulant sous la neige, au premier plan, une rivière gelée, traversée par un petit pont de bois ou de pierre. Les plus belles, rehaussées de paillettes argentées ou dorées. On nous les offrait quelquefois et, au dos, nous écrivions de naïfs joyeux noëls à de chers tontons, de chères tatas qui s’étonneraient qu’on sache déjà écrire, alors qu’on était au cours élémentaire, deuxième année, même !

Mais pour l’heure, il y a d’autres urgences. Ma fille veut, afin de décorer l’inévitable sapin, des guirlandes, des étoiles, des boules colorées, toute la bimbeloterie et la verroterie traditionnelles. Nous faisons un choix qui se révèle assez rapidement plutôt dispendieux. À nos côtés, une dame demande des personnages pour sa crèche. La marchande lève des bras désolés : “Ah madame, cette année nous ne les faisons pas, nous avons dû renoncer, c’est hors de prix !” En vérité rien ne sera épargné à ce pauvre Jésus, et il ne lui manquait plus que de subir, conséquence de l’inflation, cette ultime avanie : devenir inabordable.

DEUX SOUS D’AFRIQUE

Insensibles à la canicule, ils traversent les plages, harnachés comme d’antiques colporteurs. Sur la tête, une demi-douzaine de chapeaux, au cou, aux poignets, des bracelets, des colliers, des amulettes, des gris-gris, des porte-clefs, jetés sur les épaules, des sacs, des ceintures, des couvertures de Caftan. Ce sont les hommes-orchestres de la babiole, bimbeloteries ambulantes, infatigables et souriant de toutes leurs dents blanches.

On se demande pourtant, en voyant cette camelote, venue d’on ne sait quelles fabriques interlopes, s’ils vendent vraiment. Mais à l’écoute du premier marchandage, souvent engagé par bravade, on découvre leur secret. Avec eux, recommencent de naïfs simulacres, d’anciens enchantements. On joue à la marchande. Et puis c’est toute une Afrique qui nous est offerte, avec sa gentillesse madrée. Le “commerce des rusés et le bonjour des simples” dont parle René Char.

Alors, allongés sur le sable où le livre nous est tombé des mains, on a envie, un peu, de jouer au plus malin. De voir aussi jusqu’où on va leur faire baisser des prix qui défieraient la concurrence, si elle existait. On s’émerveille de les voir montrer tant de patience, de ténacité, et on finit par lâcher prise, acheter le collier, le bracelet, les lunettes de soleil qu’on ne mettra jamais. Et, en les regardant s’éloigner, on s’étonne parfois de ce retournement de l’histoire qui ramène sur nos côtes ces enfants de Conakry, de Yaoundé, chargés des mêmes pacotilles qui servirent jadis à les gruger si cruellement.

LES JOIES DES BORDS DE MER

Les parents s’étaient enfin décidés – bonheur de scouts, de premiers congés payés – à acheter le modèle familial d’une tente Jamet. Patiemment, le vendeur nous avait expliqué les secrets du montage, les précautions à prendre avec les mats, le double toit, le tapis de sol. Comment, dès lors, en dépit de notre grand âge, de nos dix-sept ans révolus, ne pas partager le périple estival de ces chers parents ?

Pour étrenner ce matériel tout neuf, ce fut d’abord une timide incursion dans une Bretagne moins inhospitalière que la fâcheuse réputation qui la poursuivait. Plus plaisante aussi qu’on n’avait osé l’espérer avec ses pittoresques traditions et ses rassurants rituels : de longues pêches à pied sur des rivages découverts par les grandes marées ; le retour des chalutiers dans une effervescence de mouettes, aux abords des criées ; les feux d’artifice qui fusaient dans les ciels de l’assomption, en s’éparpillant sur la mer. Dans chaque village, d’omniprésents curés organisaient des fêtes paroissiales où l’on dégustait des crêpes et du cidre à la bolée, et où de consciencieux touristes sautillaient avec les gens du pays aux accents de lancinants binious qui se perdaient dans la nuit.

Le samedi soir, on retrouvait des jeunes filles descendues au bal avec des grand-mères qui les surveillaient distraitement en échangeant quelques nouvelles sur les familles de ces parfaites demoiselles. On regardait tourner, sur la piste d’une modeste salle des fêtes, leurs émouvantes robes qui s’épanouissaient sur des jupons amidonnés. On tentait non sans appréhension, d’inviter ces robes et ces jupons-là. On espérait les retrouver le lendemain, près d’un port où s’embossaient des voiliers, au long de ces jetées où manœuvraient des bateaux de pêche aux moteurs asthmatiques, sur de longues grèves au sable hospitalier où d’ordinaire l’on allait pour se baigner. Et l’on rêvait de croiser quelque amourette qui passerait par-là, comme dans une bluette de Leny Escudero, et de nouer de premières idylles, sans se soucier de ce moment où il faudrait se quitter, avec la fin d’un été toujours trop court… Baudelaire l’avait écrit et Brigitte Bardot et Laurent Voulzy le chanteraient aussi.

MI-AOÛT

Eté comme on n’ose en rêver de villas et de vérandas, dans les après-midi oisives. On a pris le thé, le café, près des arbres plantés exprès, et l’on s’installe au long de heures. Au-dessus de la pelouse, un papillon, en un survol d’hélicoptère, inspecte les herbes immobiles. Sur un fauteuil façon manille gît, pauvre ouvrage abandonné, un tricot bleu et ses aiguilles. Sur la table traîne un magazine. On entend, à peine fondus, en cette image de téléfilm, le moteur d’une tondeuse, un chien lointain ou un avion, une poule qui s’égosille et quelques paroles humaines venues de maisons voisines. Tout autour, il y a des feuillages et d’inévitables oiseaux et l’on voit passer des vélos qui vont glissant de plage en plage.

C’est un quinze août sans fausse note, un jour avec lui-même en paix. Mais il ne faut pas s’en vanter. Se laisser aller seulement au doux plaisir d’exister, le regard fixé, comme celui des enfants indiscrets, sur ce moment de si parfait agencement et de bonheur en la demeure.

INUTILE CRUAUTÉ

Sur le chemin qui longe les côtes de La Trinité, on admire les maisons de vacances, pierres et ardoises, hortensias et volets bleus, dans le ton et les coloris du pays, luxueuses sans excès, parfaites. Elles donnent sur des plages, où se retrouvent des familles sans chamailleries, toutes générations harmonieusement confondues. Des grand-mères aux maigreurs distinguées, des belles-sœurs qui parlent de leurs maris et du dîner à préparer, des jeunes gens qui sont, le reste de l’année, dans des classes préparatoires, à Paris, des enfants obéissants et polis. Les plus petits, sans doute, ont encore des querelles, piquent de brusques crises. Mais elles sont vite réprimées, avec une douce fermeté, par des mamans qui, d’instinct, trouvent le ton juste pour ramener dans le droit chemin et consoler des gros chagrins.

Les plus grands ont les jeux qui conviennent à leur âge. Châteaux de sable, pêche dans les marettes. L’un d’entre eux, ce jour-là, a trouvé un crabe dans les rochers. Il l’exhibe fièrement, l’installe sur un sable inhospitalier, puis commence à l’asticoter. Les autres gamins, tentés par ce soupçon de perversité, ne tardent pas à s’en mêler. Mais il y a toujours une grand-mère aux maigreurs distinguées qui, vigilante, garde un œil sur la smala et veille au grain. L’horreur de ce spectacle indigne la vieille dame et elle vole, aussitôt, au secours de l’animal. “Jean-Philippe, je t’en prie, laisse donc cette pauvre bête tranquille, elle ne t’a rien fait.” Jean-Philippe est bien élevé, il obéit à la mamie et libère le crabe qui repart de toutes ses pattes, loin de ses bourreaux, vers la mer, sauvé – le saura-t-il jamais ? – par de salutaires principes d’éducation. Et en effet, pourquoi martyriser un malheureux crustacé quand les parents ont acheté de magnifiques tourteaux, le matin même, au marché ?

UNE VIE DE CHIEN

Il est seize heures d’un été comme un autre, sur la plage de Saint-Pierre, près de Locmariaquer. Un groupe de jeunes filles surgit soudain dans ce bel après-midi. Elles s’installent en riant, posent leurs affaires, étendent leurs serviettes, font voler leurs robes par-dessus leurs têtes, et – comme on le faisait cette année-là pour imiter les mythiques cariocas – elles roulent soigneusement leur maillot sur les hanches et dévoilent leur poitrine.

Un chien passe, s’arrête. “Chouette des filles”, pense-t-il, en frétillant de la queue. Les jeunes filles l’aperçoivent, hésitent à le trouver mignon ou embêtant, puis choisissent de l’ignorer et de se dévouer entièrement au précieux soleil de Bretagne. Le chien philosophe continue de regarder les filles et les poitrines. Mais bientôt, claque comme un méchant commandement : “Balthazar ici !” et le pauvre cabot s’arrache à sa délicieuse contemplation et part docilement rejoindre son maître qui a des moustaches, un gros ventre et une casquette à visière vantant les mérites d’un apéritif anisé. 

17 ANS

On a, après ce long chemin qui traverse la dune, et où le pied s’enfonce, atteint la plage enfin. Sur notre gauche, vestiges terribles et dérisoires, des blockhaus à demi enfouis, cernés d’oyats et de chardons. En face, qu’elle soit haute ou basse, la mer toujours aussi loin. On aperçoit, petites taches noires ballottées dans l’écume, les baigneurs serrés les uns contre les autres, comme une colonie de manchots en terre Adélie. Des maîtres-nageurs, plus équipés que des garde-côtes, les ont regroupés entre deux drapeaux balisant un espace étroitement surveillé et encore épargné par de terribles courants qu’on appelle ici des bahines.

Avant de nous aventurer à notre tour, nous cherchons un endroit où nous allonger, à l’abri du vent. Deux adolescents se sont installés près de nous, traînant la jambe et leurs livres. Affaire sérieuse. Je repère un Discours de la Méthode, rien de moins, dans une collection savante et annotée, et une Éducation sentimentale, d’une redoutable épaisseur. Non loin, deux Allemandes, les seins nus et dorées à point, dévorent des romans de Konsalik, de Barbara Cartland. Les garçons, parfois, regardent. Flaubert et Descartes piquent du nez dans le sable.

Qu’il est difficile d’être sérieux quand on a dix-sept ans, que le soleil brille sur Lacanau-Océan et que les jeunes filles de Hambourg, de Munich bronzent innocemment au pied du mur de L’Atlantique !

ÉTERNELLES COMPTINES

Nous coulons d’heureuses vacances en Corse, dans la charmante station de Saint-Florent, non loin de Calvi. L’île d’amour et de beauté, chère à notre plus célèbre chanteur de charme, a séduit des légions d’estivantes, allongées sur le sable chaud, nudités triomphantes et mordorées dans le soleil parfait. Il fait une saison à ne pas sortir un ayatollah.

Mais si les mœurs et les temps changent, les enfants demeurent, s’émerveillent des mêmes histoires, se bercent des mêmes chansonnettes, se grisent des mêmes gros mots, et le « caca boudin » fait toujours florès. En cette époque bénie où les soutiens-gorge tombent comme de vulgaires tabous et où les Vénus anadyomènes se ramassent au filet à crevette, Matthieu, mon fils, pistolet au poing, arpente la plage et lance cette misérable provocation :

Haut les mains

Peau de lapin

La maîtresse en maillot de bain.

LE ROI CHIEN

Dans la merveilleuse oisiveté du vacancier, j’observe, sur la plage de Ramatuelle, une famille italienne : les parents, deux enfants et surtout, installé comme un pacha sous un parasol à rayures bleues, un magnifique labrador. Il se tient là, tantôt assis sur son derrière, tantôt allongé, les pattes posées en avant, dans la pose d’un sphinx égyptien. Il regarde sagement le spectacle de la mer, des baigneurs, des bateaux. À intervalles réguliers, il tourne légèrement la tête, sans manifester pour ce qui se présente d’excessif intérêt. Parfois, reste de vigilance atavique, il pointe le museau, hume l’air, flairant on ne sait quoi, puis il reprend sa tranquille contemplation. Observe-t-il le scintillement du soleil sur les flots, quelques yachts qui glissent lentement comme des cygnes sur leur étang, ou la fine silhouette de ce deux-mâts dont les filins se découpent sur le ciel, en triangles isocèles ? On ne saurait le dire. De temps en temps, quelqu’un s’approche de son abri pour lui prodiguer quelques caresses, demander sa patte qu’il tend avec l’élégance d’une femme du monde, cédant au rituel du baisemain. Le cas échéant, il suit sa maîtresse qui va prendre son bain et dont un maillot très modeste dissimule à peine les fesses rebondies et bronzées. Après ce bref rafraîchissement et s’être ébroué sans se soucier de l’entourage, il retourne dans son emplacement réservé poursuivre avec la même placidité sa longue rêverie. Et à le regarder, je le confesse, j’en viens à envier cette remarquable équanimité.

LE BAIN DU SOIR

Les unes après les autres, les dernières familles sont parties, encombrées d’habits et de serviettes, vers les locations, les campings, les joies de l’apéritif. Alors, on se retrouve sur le sable d’une plage presque déserte, étrangement vide sans tous ces parasols, horizons colorés de Dufy.

Les plus raisonnables d’entre nous se fient à leurs instincts grégaires, disent qu’il est tard et temps de rentrer si l’on veut faire les courses, préparer le dîner. Mais les plus tentés sont trop tentés et ils se décident pour un dernier bain. Plaisir à mériter, car les baigneurs à cette heure ne sont pas d’une espèce ordinaire. Ils ne se jettent pas à l’eau pour soulager un corps harassé de chaleur. Ils y pénètrent, la pénètrent, pour en sentir sur la peau l’exacte fraîcheur, en soupçonner la saveur, en admirer la belle transparence. Et là-dessus, un soleil de sept heures, comme un vin doux d’Espagne, qui joue avec les vagues.

Et l’on sort enfin, rajeuni, purifié, revigoré. Sur la route du retour, les étals des boutiques proposent des pizzas, des parts de paella, des aubergines ou des poivrons farcis, et le parfum des poulets rôtis, pauvres oiseaux enfilés sur le tournebroche, augure bien de la soirée.

TOUTES LES PLAGES

Il ne faisait pas si chaud, dans notre Cap de la Hague, offert à tous les vents, et à la pluie souvent. Mais c’était le pays de nos vacances et ceci suffisait à notre bonheur.

L’été, une tante bien aimée nous conduisait, tôt le matin, vers le bain. Sur le chemin comme pour conjurer les menaces des nuages, les risques de mauvais temps, nous chantions :

À la Martinique, Martinique, Martinique,

C’est ça qu’est chic, c’est ça qu’est chic,

Pas besoin de veste, de pantalon,

Seulement un tout petit caleçon…

Plus tard, nous les découvrîmes ces pays que le destin avait placés sous de plus heureux climats : la Méditerranée, abordable finalement et plutôt surpeuplée et même, tout récemment, il y fallait plus d’argent, la Martinique, voyez si c’est chic. Ce qui n’était pas si extraordinaire car toutes les plages se ressemblent, avec leurs jeux d’enfants, les joies du soleil et de la mer, les charmes naturels des plaisirs balnéaires. On y retrouve des hommes vigoureux comme l’étaient nos pères, la sollicitude inquiète de jeunes femmes, jolies comme nos mères, nos châteaux sur le sable, et partout nos rires et nos cris. Ainsi s’invitent les aimables souvenirs de nos “époques nues” et les mérites égalitaires de loisirs chèrement conquis, des légendaires congés payés.

À y regarder de près, cependant, le domaine maritime connaît aussi ses différences. Là, devant vous, barbotent, toutes classes confondues, les marmots et leurs parents. Un peu plus loin, des pédalos loués à l’heure font déjà des envieux. Enfin, les planches à voile glissant superbement près des scooters des mers, des hors-bord arrogants. Mais les voiliers, monarques incontestés, tiennent toujours le haut de l’horizon.

À chacun ses eaux territoriales. L’espace de ses divertissements et l’étalage de ses vanités.

LE BONHEUR D’ÊTRE LA

Là, c’était sur les bords de la mer vouée à nos étés : la Méditerranée. Quelque part entre Collioure et Argelès, sur une fière falaise où s’achèvent les Pyrénées. Belle vue et bel horizon, dignes d’un hôtel, d’une pension de famille, des trois étoiles de notre camping.

Il est dix-sept heures et c’est au mois d’août. J’ai choisi après le bain – cela fatigue les bains – de regagner la caravane pour me reposer. Par les vitres grandes ouvertes passent parfois quelques souffles d’air. De légers bruits bercent ma sieste. Le vent jouant avec les flots, avec les maigres plantations d’un terrain chiche en ombre. De temps à autre, des campeurs qui remontent des plages, traîne-savates, poussant l’espadrille, claquant le tong, échangent quelques paroles.

 Je ressens à peine l’étonnement d’être ici, loin de ma vie, sans passé ni avenir, ni regrets ni projets. Je connais seulement le bonheur modéré des escargots quand, retirés dans leurs coquilles, ils laissent aux autres espèces de la création les soucis de la vie et le soin de veiller sur l’univers.

LE CHOIX DE LA BRETAGNE

Naguère, il arrivait que le campeur osât la Bretagne. Pari hasardeux. Mais qu’il pleuve ou qu’il vente, le campeur tenait bon. C’était un être fier, comme ces jeunes nations qui venaient de conquérir leur indépendance. Il ne dépendait plus, pour prendre ses congés, de la maison des parents, de la ferme de l’oncle Gaston. Il était libre de ses choix, de sa destination. Et, si ses dernières vacances avaient été un peu gâtées par les intempéries, c’était un risque qu’il avait pris, bien différent d’anciens désagréments qu’il fallait endurer sans broncher dans de familiales demeures : les manies du grand-père, les caprices d’une vieille tante, l’humeur acariâtre d’une belle-sœur.

Aujourd’hui, la Bretagne est devenue une terre de résidences secondaires. On y va, on y vient, on y revient comme les nuages que le vent chasse et ramène dans le ciel. On découvre chaque matin, sur la plage, le départ ou l’arrivée de cousins plus ou moins lointains. Ils entrelardent leur séjour armoricain d’une semaine en Tunisie, d’un week-end à Malte, dans les Cyclades, d’une escapade en montagne. Les retraités eux-mêmes, qui ont choisi de se réfugier ici, font à leur pays d’élection quelques infidélités et on les voit parfois déserter la contrée, en pleine saison. Dès lors, le mauvais temps, qui ne sévit plus dans une impitoyable durée, devient supportable. Et puis, l’oisiveté, mère de ces terribles ennuis qui, les jours de pluie, s’abattent sur les campings, ne menace pas les habitants de nos résidences secondaires. L’on a dans les maisons tant de choses à faire. Les pelouses à entretenir, des boiseries à repeindre, des artisans à attendre qu’il faut sans cesse relancer. Enfin, et pour achever de se rassurer, on sait que nos sauts de puce sur quelque rivage propice à de hâtifs bronzages nous éviteront les humiliations vécues par le campeur breton quand il retrouvait, avec d’insolentes bonne mines et un teint harmonieusement hâlé, des collègues de travail qui avaient choisi de planter leur tente à Mimizan ou au Lavandou.

VARIATIONS CLIMATIQUES

Une journée bretonne offre, au long des heures, des plaisirs et des désagréments variés. Elle est changeante comme les marées, les humeurs du temps et des gens. À Carnac, ce matin, où la mer au loin s’est retirée, ce sont de rares soleils, des nuages, un vent frais, et on ne sait comment s’habiller. Ni les jeux sur la plage, ni la quête d’un improbable bronzage, ni la pêche sur des rochers, couverts de mousse et de varech et où glisse le pied, ne séduisent vraiment. L’après-midi, après un repas vite expédié sur la terrasse, les petits s’adonnent aux joies incertaines du Nain jaune, du Monopoly, des Petits chevaux. Les grands feuillettent des magazines, s’énervent contre la grille des mots croisés. Quelque part, ronronne la télé. Mais, alors qu’on ne l’attendait plus, la chaleur soudain est revenue. La mer aussi, qui emplit le port de la Trinité, et recouvre presque entièrement les plages qui longent notre promenade. Les baigneurs n’ont d’autres ressources que de se jeter à l’eau ou de se tenir debout sur le dernier carré de sable, épargné par le flot. On ne reconnaît plus, tassés dans cette balnéaire promiscuité, les silhouettes silencieuses qui se disséminaient, tantôt, sur d’interminables grèves. Qu’importe, il fait enfin beau. On se sent de nouveau en été. On sourit aux gens de passage. On ose se parler. Une jeune femme enceinte, précédée de son futur bébé, s’avance vers nous, dit que c’est pour bientôt. Cette vieille dame avoue fièrement son âge, fait l’éloge de ce pays où elle vit depuis si longtemps. Une famille raconte son séjour, d’autres voyages, et discute avec nous des charmes comparés de l’Océan et de la Méditerranée.

Et puis, ce soir sera encore comme un autre jour, une autre saison. Un bonheur de septembre dans des sentiers que l’on découvre. Les petites filles ramassent quelques mûres, cueillent des fleurs sur les talus. Pour Vincent, j’invente des charades. Au retour, sur Antenne 2, Christophe Colomb et Depardieu découvrent l’Amérique. Et l’on se dit qu’il n’est pas toujours nécessaire d’aller si loin.

LE PLATEAU DE FRUITS DE MER

Ce soir, plateau de fruits de mer. Catherine m’en fait confidence comme d’une grande nouvelle. C’est que ce régal attendu, folie inévitable de tout séjour breton, garde intact son immense prestige malgré son coût relativement modeste. Il ajoute en effet à la flatteuse variété des produits, un art savant de la composition et on l’accueille avec des cris d’admiration, parfois on le photographie. Il substitue aussi à la traditionnelle diachronie du repas ordinaire, de l’entrée au dessert, un assemblage qui, d’emblée, impose sa totalité mais laisse au convive une liberté de se servir dans un ordre parfaitement aléatoire. Certes, il en va un peu de même du plateau de fromages ou des mezzés libanais, mais ceux-ci sont d’ordre plus exclusivement gastronomique. Ils ne parlent pas à notre imaginaire comme cette faune marine qui rappelle les plaisirs balnéaires de nos enfances, des rêves de pêcheurs en herbe.

À la diversité de ce monde animal, offert à notre gourmandise, s’ajoute, aimables tâches, la diversité des actions à accomplir pour mériter cette provende. Les crevettes à déshabiller de leur rose mica ; les langoustines à débarrasser d’une plus dure carapace ; les vrilles du bulot, de son petit frère le bigorneau, cousins marins de l’escargot, à extirper, non sans difficulté, de leur logement ; les maigres tendons de la palourde à racler sur l’envers de leur coquille. Restent les huîtres dont le nombre a été précisément calculé par le commerçant avisé et que l’on se partage avec un absolu souci d’équité. Enfin, trône le tourteau, roi débonnaire aux pinces bombées comme des biceps de culturiste, plus ramassées et moins agressives que celles du homard qui se commet rarement dans ce genre de rassemblement. Pendant sa vie, caché sous le rocher dont il épouse plus ou moins la couleur dans l’espoir d’échapper à l’homme, son principal prédateur, le tourteau a développé une science de la résistance passive qui survit à sa tragique ébullition. Il faut toutes sortes de stratégies et d’instruments variés pour fracasser ses pinces, briser ses pattes velues, extraire la chair des alvéoles de son corps, séparées par de minces cartilages qui crissent sous la dent. Mais, là encore, la Providence a bien fait les choses et tous ces travaux minutieux, ces obstacles à surmonter, cette sympathique application de l’adage qui veut que l’on n’ait rien sans mal, tout cela donne au rituel sa valeur, sa solennité et une nécessaire durée dans ces saisons où le jour, lui aussi, s’attarde, où l’on n’éprouve guère de plaisir à regarder la télé. Disons-le, si Philippe Delerm n’a pas mis le plateau de fruits de mer dans sa Première gorgée de bière c’est qu’il s’agit, en fait, d’un plaisir majuscule.

BAINS DE JOUVENCE

En dépit de son prestige, le camping de La Toison d’or, proche de Saint-Tropez, s’adonne aux mêmes divertissements que de plus modestes lieux de vacances. Après de longues journées passées à dorer sur la plage, vient le temps des parties de pétanques qui s’achèvent à l’heure de l’apéritif, en attendant de simples et savoureux dîners où triomphent les pizzas, les merguez et les chipolatas. Le soir, on peut aller au Guanahani, qui est le nom d’un poisson du Pacifique, mais aussi un bar et un restaurant où se donnent des soirées animées par l’ensemble Douce France. Un groupe modestement composé par Francis, le chanteur, et par sa boîte à musique qui l’accompagne fidèlement et impose le rythme. Afin de ne pas déconcerter les habituels résidents ou les touristes venus des Pays-Bas et du Bade Wurtemberg, ce sympathique duo nous régale à chaque fois avec un inoxydable répertoire, savant cocktail de chansons d’hier et d’aujourd’hui et de danses indémodables  : des valses, des tangos, des boléros, des charlestons, des madisons, des cha-cha-chas, des rocks, des twists, des jerks, des sirtakis, du disco, de la techno… J’en passe. Des couples d’un certain âge, heureux comme des retraités en Floride, des adolescentes aux rires insolents, des mamans et leurs enfants, quelques femmes en mal de leur partenaire occupé à regarder le football sur des écrans géants, dansent sur ces rythmes variés dont ils exécutent à la perfection toutes les figures. Comme s’ils avaient tous connu les fastes de la cour de Vienne, Carlos Gardel dans les nuits de Buenos-Aires, La Garçonne ou Scott et Zelda dans les dancings des années vingt, Brigitte dans les boîtes de Saint-Tropez et les Village People, quelque part à New-York. Et comme si les premiers dévergondages de leur éclatante jeunesse ou les plaisirs intempestifs de leur troisième âge en folie ressuscitaient toutes nos nostalgies.

14 JUILLET

Combien reste-t-il ce soir de musiciens sans contrat ? Le pays a tant de communes, de mairies et c’est leur fête aujourd’hui. Les générations confondues se sont données rendez-vous, place du marché, de l’Hôtel de ville, de l’église même, toutes querelles oubliées. Il y a des gens d’ici et d’ailleurs : des touristes aux mœurs invraisemblables, des grands-pères qui firent des guerres et parfois les gagnèrent, des grand-mères habillées comme des poupées folkloriques, des cousins, leurs petits fils, qui ont envahi leurs logis.

Ici, une bande de jeunes, vêtus de pulls marins et coiffés de bobs blancs, gesticulent du disco. Là, désespérées de trouver un cavalier, de futures vieilles filles valsent ensemble. Des mères initient leurs garçons aux rocks légendaires de leurs jeunes années. Très émus et se coulant des regards attendris, des couples quinquagénaires entament avec détermination le paso doble, ole ! qui décida jadis de leur destin conjugal.

Jour d’éclectisme, il en faut pour tous les âges, pour tous les goûts. Les bals du quatorze juillet se placent sous le signe de l’unanimisme, chantent, en cette belle nuit d’été, la France une et indivisible, enfin réconciliée. Johnny Hallyday reprend La Java bleue, sous les pommiers on entonne Le petit vin blanc et, en gigotant de la cuisse, la fille de la meunière perd sa jarretière sur des airs de Plastic Bertrand. L’heure du rap viendra.

À CHACUN SON CINÉMA

Cela se passe sur la plage de Kerneveste, en Bretagne, où paresseusement on laisse filer des heures en observant, plus ou moins distraitement, d’autres estivants. Des familles qui peinent à contrôler leur petit monde, des jeunes gens qui s’adonnent à des jeux de raquette avec une étonnante dextérité, des baigneurs qui entrent avec mille précautions dans une eau plutôt fraîche ou, à l’inverse, qui se jettent dans les vagues comme des chiens fous, avant de se lancer dans un crawl époustouflant.

Cet après-midi, si semblable à d’autres, ma curiosité se laisse tenter par un jeune couple qui s’extasie devant un bébé dont il contemple, sans se lasser, les admirables manifestations d’une balbutiante humanité. Après d’interminables risettes et des multitudes de bisous, on se rend vers le rivage pour filmer le chef-d’œuvre. Avec un enthousiasme plus grand encore, ponctué de petits cris de joie et de nouvelles risettes. Pourtant, le soin que les parents apportent à la prise de vue, la satisfaction qu’ils en retirent visiblement, n’ont d’égal que la pauvreté de la mise en scène. Tantôt, on fait passer le bébé d’un bras à l’autre, tantôt, on le brandit au-dessus de la tête, tantôt, on agite ses jambes pour donner l’impression qu’il patauge dans l’eau et conférer à l’ensemble ce minimum de mouvement qui est, on le sait, la marque du septième art.

Inutile de se formaliser devant cette indigence créative et tant d’absence d’imagination. Nul besoin de s’étonner d’une joie si démesurée, mâtinée d’attendrissements qui pourraient paraître excessifs. Car ce pur instant de bonheur ne réside pas dans le bonheur de l’instant, mais dans celui de sa captation, du plaisir de savourer à l’avance sa future redondance. Ainsi l’épargnant se réjouit du produit escompté de son placement, ainsi prépare-t-on, consciencieusement, les confitures qui garderont les saveurs de l’été jusqu’au cœur de l’hiver.

L’APRÈS-MIDI DE PLAGE

Reconnaissons-le, la plage offre des plaisirs qui s’accompagnent de beaucoup d’embarras. Ce sont d’abord les enfants qu’il faut emmener avec les impedimenta d’une légion romaine : tout un attirail de seaux, de pelles, de râteaux, de filets à crevettes et de petits bateaux. Ce sont encore les rituels du déshabillage de ces chers petits qui doit ménager leur naïve pudeur, grâce à de savants camouflages derrière d’amples serviettes. Il faut encore obéir aux injonctions de la maman, de la grand-mère : imposer à des marmots râleurs le port d’un bob ou d’une casquette et enduire leur corps, comme des athlètes antiques, d’une crème à tartiner qui vous poisse les mains et qui est censée les protéger contre les méfaits d’un soleil pourtant si ardemment désiré. Puis lorsque le temps est venu de rentrer, il faut bien en passer par la phase délicate du rhabillage, avec les tissus trempés de maillots qui collent à la peau et finissent aux chevilles, misérablement entortillés, avec les sandalettes qui sont toujours ou trop ou pas assez bouclées, sans parler du sable qui s’invite insidieusement, un peu partout. La fin de l’opération s’avère tout aussi délicate. Inévitablement, l’un veut rester dans l’eau, se baigner à n’en plus finir, quand l’autre, à qui l’on a promis pour le faire taire, des gaufres au Nutella, veut immédiatement quitter la place. Inévitablement, une pelle ou un seau ont été oubliés ou empruntés, sans grand espoir de retour, par un autre gosse. Inévitablement, il faut traverser avec sa smala une route plus encombrée que le périphérique parisien, avant de rejoindre son propre véhicule qui, entre-temps, est devenu une véritable fournaise. Inévitablement, on gardera pourtant de cette équipée, le souvenir d’une belle journée.

BOUGRE D’ANIMAL

On a des chiens, des chats, allez savoir pourquoi ? Ils sont parfois indifférents, intéressés souvent et toujours encombrants. Avec cela, une absolue mentalité d’assistés. Il faut les nourrir en variant les plaisirs de menus spécialement concoctés pour eux, boulettes, croquettes, délices gourmets, pâtées de luxe, qui encombrent les caddies de vos supermarchés et font surtout la fortune des publicitaires. Mais c’est pas tout, mais c’est pas tout. Il faut encore les loger, les promener, les faire garder lorsque vous partez en congé, surveiller leurs amours et refourguer les portées de chiots et les tripotées de chatons, une progéniture qu’ils font plusieurs fois l’an, sans compter, comme les pauvres et les catholiques. Seulement, voilà l’homme est ainsi fait, il faut qu’il fourre son nez partout, prenne en charge le destin de toutes les espèces de la création. Et même pour l’avenir de la sienne, il lui arrive, on l’a dit, de s’accoupler et de faire des petits, lui aussi.

Mais en réalité, il en va des animaux domestiques comme de nos conjoints, de nos concubins. Ils sont liés à nous pour le meilleur et pour le pire. La vieille dame que je rencontre ce matin a le sien, son chien je veux dire, depuis quatorze ans. On le lui a donné ou elle l’a recueilli, je ne sais plus, et elle l’a gardé par charité… Et depuis quatorze ans, elle vit un vrai calvaire. Car son compagnon est désagréable au possible. Il est gros, et il mange comme un ogre, une ruine, et il est d’une saleté repoussante. En plus, Monsieur a un caractère épouvantable et il faut le sortir, par tous les temps, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.

Pendant que sa propriétaire continue à rouscailler, l’animal fait une lippe considérable puis, jugeant sans doute que la vieille lui avait suffisamment bavé dessus, il commence à tirer sur sa laisse. “Voyez comme il est, renchérit la pauvre femme, je ne peux pas m’arrêter deux minutes pour parler, et il est tellement fort, j’arrive à peine à le retenir, un jour, je vous le dis, il me tuera.”

Rien d’autre à faire, il faut suivre son destin et son chien, et je regarde s’éloigner ce vieux couple, lui grognant dans ses babines, elle grommelant dans ses moustaches. Ces deux-là ne divorceront pas. L’un des deux partira le premier et l’autre sera triste… malgré tout.

ONOMASTIQUE BOVINE

Oui, on appelle aussi les vaches. Elles paraissent pourtant si semblables, plantées entre terre détrempée et ciel de bruine, végétatives et crottées, mêlées aux éléments indistincts des pays d’Auge ou de Caux dont elles sont l’unique ornement, comme d’anonymes troupeaux sur une toile d’Eugène Boudin. Et pourtant, on l’a dit, ces bonnes et grosses bêtes ont aussi leur petit nom.

La revue Parlers et Traditions Populaires de Normandie – il faut bien se renseigner – a consacré à ce problème linguistique une passionnante étude. On y apprend les multiples raisons qui président au baptême de nos chers ruminants. N’étonnent guère les Cornefine, Flamande, Blanchette et Phosphatine qui d’ailleurs est toute noire. Il est naturel aussi que ces dames gardent une trace du taureaunyme, que Princesse soit la fille de Prince et Gloriole de Glorieux. Ici aussi sévit un peu de machisme. Mais ce qui est plus émouvant c’est que l’inventaire des animaux balise l’histoire de la famille : Berline venue au monde avec la première Traction avant, Alpha et Oméga témoignant des efforts en mathématiques d’un fils de la maison, Ferguson pour fêter l’achat du tracteur et Guitare pour les talents musicaux d’un autre enfant de la famille. Ajoutons – humour normand sans doute – que Bizarre est fille de Belgique et Polissonne de Politique.

Ainsi, comme autant de paisibles repères, les vaches disent les grands et les petits événements de la vie. Carpette rappelant l’achat d’un tapis et Colonel un départ au service militaire. Pourtant d’autres faits plus lointains, révélés jadis par la TSF, aujourd’hui par les étranges lucarnes de la télé, trouvent ici également leur écho. Munich et Montréal sont nées avec les jeux olympiques, Coluche avec la fin tragique de l’idole et, le jour du triomphe de Giscard d’Estaing, une Anémone nous fut donnée, qui dut, après 1981, ruminer dans les prairies de Normandie de terribles revanches.

LES CHATONS

Le chaton n’est pas un animal, c’est la jeunesse à l’état pur. Sa seule identité se résume dans son diminutif qu’il incarne avec la grâce parfaite des miniatures. À cet égard, tous les chatons sont égaux et l’on ne saurait se préoccuper de leur race, de leur pedigree, de leur valeur éventuelle. Leur charme est ailleurs. Car ils ne semblent vivre que pour nous plaire, mais dans une absolue innocence et sans le moindre cabotinage qui n’est pas non plus le propre de leur espèce. Au demeurant, tout leur réussit. Bagarreurs, turbulents ou folâtres, on ne se lasse pas de les contempler. Leurs courses folles, leurs surprenantes évolutions, leur agitation de ludions, leurs cabrioles diverses, leurs constantes explorations, et tous ces objets qu’ils tâtonnent d’une patte à peine précautionneuse sont un spectacle permanent qui ne laisse jamais indifférent. Certes, rien ne retient longtemps leur attention, mais cette étourderie, qui irrite tant chez nos enfants, nous amuse ici comme la marque du naturel, d’un art du jeu qui ne se soucie d’aucune règle. Tout ainsi leur est pardonné et, hors certaines habitudes de propreté qu’il faut bien leur apprendre, ils ne reçoivent aucune éducation, ne subissent aucun dressage. On l’a dit, ils sont au monde, occupés par les seuls plaisirs d’une récréation sans cesse recommencée.

Pourtant ces êtres si constamment animés appartiennent parfois au domaine végétal et rappellent le bel ordonnancement des compositions florales. On les place dans des corbeilles où ils se disposent en bouquets. On les installe sur des coussins où leur sommeil se pelotonne ou s’étire voluptueusement. On fixe leurs grands yeux étonnés sur les calendriers des Postes entre des couchers de soleil et des cimes enneigées. Enfin, comme disent les petits de l’homme qui, nombreux, viennent les admirer, ils sont trop mignons. Et si on voit, un peu partout dans les maisons, tous ces chats qui ne procurent que de maigres satisfactions, c’est que, le plus souvent, on n’a pas eu le cœur de se séparer des chatons. 

LES OISEAUX

Le spectacle est à 18 heures, place de l’Hôtel de ville. Il est donné sur le rideau bleu froid d’un ciel d’hiver, par les oiseaux. Ils arrivent de toutes parts, en compagnies pressées, et finissent par imposer contre la rumeur de la ville, les voitures même, leur vacarme égosillé. Nous restons fascinés par les sidérantes évolutions de ces bandes s’égaillant, se resserrant, se séparant à nouveau, en savants mouvements d’escadrilles. Nous étonnent aussi les mystérieuses affinités qui les conduisent à choisir tel endroit, à rechercher tel voisinage, non parfois sans quelques hésitations, velléités de volatiles. Coups de bec, coups de plumes agressivement déployées. Il faut s’imposer, prendre sa place, malgré les premiers venus qui ne veulent rien céder, la défendre contre les derniers arrivants qui tentent de vous déloger. Enfin, loin du ciel sans fin, il faut accepter de terrestres promiscuités et sautiller ensemble sur les moignons d’arbres taillés à la brosse et qui font la place au carré.

Ailleurs, plus chanceux ou moins sujets au vertige, certains se sont installés sur de grands peupliers, couronnant leurs hautes branches d’une frondaison noire, toujours plus dense. Et les retardataires, les habitués de la dernière volée trouveront là une dernière place où se percher, juste avant le couvre-feu, sous la belle étoile de leurs nuits.

LES ESCARGOTS

Nous avions ces vacances-là, comme les autres années, roulé laborieusement notre caravane. Au soir de longues autoroutes, nous trouvons enfin un camping où nous poser, dans le village de Gorlitz, curieuse appellation pour une destination estivale, avec ses sonorités mi allemandes mi tchèques, comme des histoires d’Europe centrale, d’Anschluss, de Sudètes et de seconde guerre mondiale. Il ne s’agit pourtant que d’une station balnéaire de Biscaye, sur la côte basque, en Espagne. Et il pleut. On se demande alors ce qui nous a conduits ici, si loin de nos maisons, de nos repaires, de nos villages à nous, aux sonorités ordinaires.

Nous profitons d’une vague accalmie pour tenter une sortie. Ce maudit temps qui nous afflige a pourtant fait des heureux. Les escargots sont de sortie. Ils ont envahi les ramblas où se promènent par les beaux soirs d’été des dames aux toilettes pimpantes et au maquillage parfait. Ils s’avancent obstinés, par centaines, peut-être par milliers. Il en est de toutes sortes et de toutes tailles, mais les plus nombreux sont les petits, à coquille blanchâtre, qui, près des plages, s’incrustent sur des chardons bleus ou se balancent sur de hautes herbes marines, pas plus gros que des bourgeons.

Pour l’heure, ils vont tous leur train de sénateur sur le trottoir mouillé, avec leur peau si fine, leur chair si claire, presque translucide, comme si les averses les avaient tant lavés et délavés qu’ils en étaient devenus une subtile transition entre les éléments, le solide et le liquide, le charnu et le spongieux. Alors, en attendant un peu de soleil – qui sait ? – et la venue des dames pomponnées, nous avons soigneusement évité d’écraser tous ces gentils colimaçons qui bravement nous accompagnèrent sur notre bord de mer, nous consolèrent, un peu, de notre désarroi, de cette terrible tristesse des stations balnéaires, quand il y pleut, en été.

SOURNOISE BESTIOLE

Parfois passaient dans nos écoles, comme le signore Vitalis avec Joli-Cœur et Capi, quelques montreurs qui venaient accompagnés de leurs animaux exotiques. L’intérêt pédagogique de l’exhibition, allié à la perspective d’une agréable détente, persuadait aisément nos maîtres de nous convier à cette fête. Et nous nous retrouvions dans la cour de récréation, devant quelques singes facétieux, d’une espèce réputée rare, quelques mammifères mâtinés d’oiseaux et qui portaient des noms à ravir un joueur de scrabble.

Ce jour-là, un petit camelot, le teint basané et les moustaches en croc, présentait un serpent un peu ravaudé qui ondulait mollement sous les flatteries du forain : “L’animal est parfaitement inoffensif et parfaitement dressé. Sa poche à venin fut extraite sous le contrôle de l’Institut Pasteur.” Si ! Et comme il lisait quelque réticence à admettre l’innocuité de la bête, le montreur prit à bras le corps “le superbe anaconda” et avec d’obséquieux “Monsieur le Directeur, s’il vous plaît, Monsieur le Directeur”, l’installa sur le cou du maître. Celui-ci, un peu gêné de porter pareille écharpe devant toute sa marmaille, tâchait pourtant de garder bonne contenance. Mais soudain le forain vira au cramoisi en bégayant de confuses excuses. Hilarité générale. Dans un voluptueux étirement “le superbe anaconda” crottait négligemment sur le pantalon du dirlo.

Ainsi j’appris que l’on pouvait tout attendre des animaux, sauf le respect de la hiérarchie. Et j’ai rêvé parfois d’imiter la belle insolence de ce brave reptile.

LES ANIMAUX DE CIRQUE

Le petit cirque des années passées n’est pas revenu sur la place du bar tabac. Un plus grand, plus imposant, et qui se dit franco-allemand, a installé son chapiteau sur le parking de La Trinitaine, le magasin de produits bretons. Pour le reste, le rituel est respecté. Numéros sans surprise devant des enfants extasiés. Animaux traditionnels qui obéissent avec une sorte de détachement philosophique aux injonctions de leur dresseur. Les lions rugissent encore un peu, pour effrayer le spectateur et rappeler leur naturelle férocité. Les chevaux crottent négligemment sur l’arène, car cette chose-là échappe à tout contrôle, ne se commande pas. Habilement, les responsables du programme ont fait se produire par paires, le chameau et le dromadaire, le lama et l’alpaga. On s’amuse de leurs ressemblances et de leurs différences. Le dromadaire tout fringant, un peu avantageux, se pousse du col comme un antique dinosaure, quand le chameau, plutôt pataud et le cou rentré dans les épaules, a l’air d’un petit vieux un peu bougon qui crachote dans son dentier. Même contraste entre le souple lama qui trottine comme un champion olympique venant de gagner le marathon et l’alpaga tout dodu et poilu et qui est à son agile confrère ce que le percheron est à un pur-sang.

On l’a dit, les enfants sont contents et cela devrait suffire. On ressent pourtant un certain malaise. L’impression que ces pauvres bêtes se soumettent à des caprices absurdes et perdent dans ces figures laborieusement apprises une grande part de leur vérité. Elles gardent cependant une sorte de retenue, de dignité et accomplissent, avec une sage indifférence pour les applaudissements dont on les gratifie, les pitreries anthropomorphiques qu’on leur impose. 

APRÈS L’ORAGE

  Il faisait lourd depuis si longtemps et les vieux le disaient : “Ca allait finir par craquer.” Ils connaissaient leur affaire, les vieux, et la suite leur donna raison. Tout l’après-midi un temps de cochon, du vent en rafales et la pluie tombant à grosses gouttes, à gros bouillons. Et puis, comme on désespérait de cette maudite journée, ce fut soudain un soir comme un matin, avec un soleil tout neuf, des routes bleues, lavées aux grandes eaux de la pluie, et les herbes du talus encore toutes émoustillées par la friction de l’averse. À l’appel de l’arc-en-ciel, las des longs jeux de cartes, des boîtes de peinture, des crayons de couleur, les enfants d’abord, puis les grandes personnes mirent le nez dehors. Des oiseaux de léger ramage réinventaient le bruit du bonheur.

Ce fut un soir comme un matin qui renaissait à la lumière, avec des couleurs si tendres, des nuages si anodins que la nuit pouvait bien attendre.

DOMINICALE

C’est un tableau à peindre, un instant à poser, à garder, si précieux dans sa parfaite banalité. Comme un cliché propre à émouvoir toutes les mémoires. Imaginez. Une église, une rivière bordée de peupliers, un pont de pierre, au-delà du cimetière, un petit chemin qui, sans doute, sent la noisette. Le village de Saint-Siméon, comme en chansons.

Il est seize heures au cœur de ce bonheur dominical. Le carillon d’Europe 1 annonce les informations et le triomphe de Schumacher en Formule 1. Une jeunesse désœuvrée fait pétarader des motos. Un couple d’amoureux, presque des gosses, se tient étroitement enlacé. Le garçon, heureux propriétaire, caresse le bras nu de sa compagne, s’exerce avec application aux gestes de la tendresse. La fille sourit à son destin.

Petits ou grands moments ? Qui le dira ? 

DÉSESPOIR

Sait-on s’il pleut ?

On entend de petits bruits de gouttières et des dégorgements comme de légères déglutitions. Il passe des rafales de vent chargées d’humidité. Il bruine dans la brume et on baigne dans une grisaille qui vous couvre comme une rouille, vous pénètre comme une nielle. Impossible de rien espérer de cette sinistre purée et l’éclaircie semble aussi improbable qu’une bonne averse.

Il fait un temps à dissoudre le temps, presque jour, presque nuit, et la lampe éclaire à peine.

Il fait un temps à noyer les bougies des voitures et nos attentes ont du retard à l’allumage.

Il fait un temps à boire du thé trop chaud, à se gaver de gâteaux trop sucrés, à devenir obèse en périssant d’ennui.

C’EST LE PRINTEMPS

Ce fut un bien joli dimanche de mai. Table et transats dans le jardin, musique sur la chaîne, à fond la caisse, en dépit des voisins. On écoute des chansons d’antan, d’autres mois de mai : Brassens, Bécaud, Ferré, nos lointaines années. On traîne, on lit… à peine, on prend le soleil et le temps que rien n’attend. Va-et-vient dans l’escalier, animation à tous les étages. Les plus paresseux en sont encore au petit déjeuner, quand les autres, déjà, songent au repas de midi, partent faire des courses, chercher le pain, du vin, un gâteau… peut-être.

On se croirait dans de fameuses publicités, beurre allégé ou ami Ricoré, avec des chats aux aguets, un gros toutou poilu et fou, de beaux enfants blonds et dorés, des raquettes de tennis, de badminton, des sourires à échanger et, sur la table des bols fumants, des tartines grillées.

Du bonheur en concentré, comme un café bien serré.

L’APPEL DES MESSES

Dimanche, déjà, nous déracine et onze heures vit dans l’attente, adolescence de la journée. Nous voici prêts pour le vague à l’âme, quand l’appel des messes s’envole sur la ville. L’oreille, soudain émue, s’étonne de cette vibration si parfaitement reconnue. Car, d’office en office, les cloches résonnent, si semblables, dans une intemporelle indifférence. Leur son nous parle de villages, d’églises, de jours lointains que nous n’habitons plus. Nous y avons laissé des enfances, des cérémonies teintées du même timbre, et, en ondes égales la nostalgie nous gagne.

Alors, l’on ressent l’étrangeté d’une existence présente qui d’ordinaire s’imposait comme une évidence. Et l’on se demande ce que l’on fait ici dans cette vie, cette ville et dans cet aujourd’hui. Les cloches, si puissantes et fragiles dans leurs longues volées, font parfois pressentir les peines de l’exil.

LES CHARMES D’HONFLEUR

Je suis né en septembre – Faut-il y voir une raison ? – j’aime les entre-deux, les demi-teintes, les arrière-saisons. J’aime ces périodes encore indécises qui préfigurent, dans des formes encore floues, imprécises, le triomphe de nouvelles écoles, d’une nouvelle esthétique. Les Primitifs flamands, juste avant la conquête de la perspective, les peintres de l’École de Barbizon, avant les impressionnistes, Apollinaire et les poètes fantaisistes, avant le surréalisme. Pour cela, aussi, j’aime Honfleur et ses hésitations entre la terre, la rivière et la mer.

Tout finit et tout s’annonce ici. Comme devant un poste frontière, les bateaux doivent attendre, pour gagner la haute mer, l’ouverture d’une écluse patiente. Puis le large, qui se devine à l’horizon, achève la Seine qui s’évase en prenant son temps. Le port plus frileux, peu à peu, s’est enfermé dans un bassin étroitement surveillé par de hautes maisons, revêtues d’ardoises. Près de la Lieutenance, s’alignent de rares éventaires chichement pourvus de pauvres fruits de mer : des crevettes grises, quatre ou cinq tourteaux. Au bord d’un modeste débarcadère, une vedette et ses bancs sommaires attendent des passagers pour une promenade indiscrète sous les dessous du Pont de Normandie. Dans le jardin, dit des personnalités, à quelques pas d’une austère et dure grève, on a creusé un étang, bordé de roseaux agités par le vent et où glissent des cygnes.

Il suffit de quelques pas pour se retrouver au cœur de la cité. Charpentée comme les vaisseaux qui somnolent près des quais, l’église Sainte Catherine y dévoile sans pudeur excessive ses rustiques boiseries et, au long de rues étroites et achalandées, s’alignent des boutiques où l’on peut acheter, aimables tentations d’un luxe modéré : des chocolats, des bibelots et du cidre bouché. Et doucement, on se laisse séduire par cette harmonieuse simplicité qui n’impose rien et bannit tous les excès. Autour, seulement, commencent les choses sérieuses. Deauville et ses fastes balnéaires, le pays d’Auge et ses orgies de verdure, Le Havre et ses intenses activités portuaires. Honfleur et ses propositions variées convient à cette âme normande hésitante et madrée qui s’engage avec circonspection et qui, avant de se décider, tient à se faire sa petite idée.

LE MARAIS VERNIER

Parfois, las d’Étretat, d’Honfleur, de Cabourg, de la mer encore et toujours, on décide de battre la campagne, de se promener dans le Marais Vernier. Le nom rappelle ces lieux de consistance incertaine, hésitant entre la terre et l’eau, un peu inquiétants et parfois insalubres : les Dombes ou le Marais poitevin. On s’étonne de ne trouver rien de semblable ici mais, au contraire, un microcosme de Normandie, un parfait rêve de citadin. La saison apporte aussi son concours qui comble les arbres de fruits : des pommes, des poires, des noix fraîches que des dames sans âge vendent sur le pas des maisons. Près de chaumières idéales, s’alignent des parterres de dahlias ou d’œillets nains et des jardins cultivés sans trop d’apprêt. Dans les cours des fermes, les volailles familières caquètent, glougoutent, cacardent. Des faucheuses édentées, des tracteurs désossés, d’antiques engins agricoles aux usages mystérieux traînent dans des granges en pisé, ouvertes à tous les vents et cernées par les herbes folles et les orties. De jeunes chiens désœuvrés viennent parfois saluer les promeneurs ou annoncer leur venue sans grande conviction.

Ce beau dimanche retombe en enfance, s’émerveille sans cesse, comme on le fait au zoo, devant tous ces animaux. Des ânes à qui l’on tendra, non sans peur de se faire mordre, des plantes cueillies sur les talus, une minuscule grenouille que l’on attrape en riant, qui s’affole dans votre main, des cochons dodus, tout droit venus de quelque village gaulois, des chevaux qui ne daignent guère vous regarder passer, des vaches, légendairement inscrites dans le paysage, des oies si bêtement méchantes qui un font un tintamarre à réveiller tous les gardes du Capitole. J’allais oublier, attendue dans ce bucolique décor, l’auberge renommée jusqu’au Havre, de « l’autre côté de l’eau », au-delà du pont de Tancarville dont les hautes piles s’élèvent dans le lointain.

RETOUR À ÉTRETAT

On revient toujours à Étretat, cette parfaite carte postale, adulée aussi par les cinéastes du monde entier qui, à peu de frais, gratifient les futurs spectateurs de vastes panoramiques aussi spectaculaires que convenus. Il faut pourtant se méfier des trop belles images et composer avec une moins aimable réalité : des galets dont la notoriété n’excuse pas l’inconfort, des eaux d’un vert si clair, d’une si inquiétante transparence, que l’on craint de s’y baigner. Il ne faut pas davantage se fier à la muraille minérale qui entoure la cité, et l’aiguille creuse, qui fait l’admiration des visiteurs, est aussi un avertissement. Le calcaire qui, dit-on, permit la vie, est éphémère lui aussi, menacé par une insidieuse érosion et de redoutables tempêtes. Car la mer, en face, rappelle sa souveraineté. Du sommet de la falaise, près du monument qui honore la tragédie de L’Oiseau blanc, on redécouvre cette immensité d’iode si pure, ponctuée d’écume et contemplée par d’autres oiseaux blancs qui flânent dans l’azur. On s’engage alors sur la promenade, près de vertigineux précipices, en serrant au plus près de sévères barbelés. Le chemin longe de tristes labours, des champs de betteraves, des prés où paissent des vaches crottées, enfin toute la tristesse du Pays de Caux, de ses plateaux. Puis, pour terminer la balade et achever plus joyeusement une marche à peine forcée, on redescend vers la ville dont le charme surprend après tant de dénuement. On passe presque distraitement devant quelques cabanes de pêcheurs et des barques qui se reposent sur le rivage, avant de se réfugier dans un de ces bars qui bordent la mer, protégés du vent par des façades de verre qui ne gâtent pas la vue sur le paysage. Le Havre, où nous avons notre ordinaire séjour, attend notre retour.

PROMENADE

On s’enfonce dans le chemin creux. On marche avec seulement le bruit de nos pas, de notre souffle, des étoffes qui se frôlent. Le moteur d’une tondeuse à gazon domine les rumeurs de la campagne : abois de chiens, longs mugissements dans le lointain et le fifre des oiseaux. La conversation, maigre, laisse en suspens des propos à peine échangés, et on découvre soudain l’étrangeté des voix amies, leur timbre jusqu’ici méconnu.

Le parcours propose ses menues variations, des champs à découvert, des labours, des taillis, parfois une rivière. On regarde la mousse sur les talus, les reliefs des ornières, les bois morts rejetés dans les fossés. Le printemps y ajoute ses fleurs et l’automne, faste saison, ses fruits et ses champignons.

La campagne, soyons franc, ne divertit pas vraiment. Elle imprègne doucement, impose à la pensée son rythme lent, sa durée. Le citadin, habitué à de plus fortes drogues, s’y ennuie avec délicatesse et se persuade qu’il est heureux.

GRASSE MATINÉE

Moment de draps froissés et de miettes au lit, restes du petit déjeuner qui agacent un peu, comme les scrupules d’un dimanche. On paresse encore dans une longue somnolence, un sommeil ténu qui doucement s’évanouit. Vagues, quelques bouts de rêve poissent encore la pensée et le café, dans la tasse, tiédit. C’est le moment que choisit un souvenir pour s’imposer, net dans la pensée, impérial, précis. À ce temps retrouvé, rien ne me rattache aujourd’hui, et cependant tout m’attache à lui. Comme la surprise de découvrir le vestige d’un patrimoine trop longtemps méprisé. Eglise romane des âges révolus, château sur la Loire de nos jours. Et j’éprouve pour ce passé revisité par une obligeante mémoire une infinie tendresse, le plaisir narcissique de m’y retrouver essentiel, débarrassé des soucis d’un présent tout encombré d’hier et inquiet de demain.     

Grande envie, cet après-midi, de me fabriquer de futurs souvenirs ; de balades, de visites, de paysages à contempler, d’impressions à ressentir dans une île du temps ; purs instants à vivre, toutes radicelles coupées. Illusion de dimanche.

LA RIVIÈRE

Toutes les occasions sont bonnes pour évoquer les écrivains de la mer. Ceux qui chantèrent leur rivière furent moins souvent à l’honneur. De modestes cours d’eau durent pourtant à leur poète une improbable célébrité. Le Loir de Ronsard, la Sorgue de René Char, Les Eaux étroites de Julien Gracq qui sont entièrement consacrées à l’Evre dont l’auteur du Rivage des Syrtes décrit les moindres accidents. Une minutieuse exploration que le sujet justifie car, si on contemple la mer, il faut examiner la rivière.

Et en effet, loin d’être toujours recommencée, la rivière est perpétuel changement, entrelacs sans cesse renouvelé des éléments qui la composent : la végétation qui borde ses rives, le travail de l’eau qui a sculpté ses bords, la nature de son lit, des objets qui s’y posèrent, les jeux modestement reflétés du ciel et du soleil. Et cependant, si elle est dans son long étirement sans cesse différente, elle est au contraire, regardée à un endroit précis, d’une lancinante similitude. Selon les cas, paresseuse ou rapide, étranglée ou évasée, claire ou turbide, contenue par les mêmes escarpements, enlisée dans les mêmes sédiments, creusée dans les mêmes argiles, effrangée par les mêmes herbes, encombrée par les mêmes branchages, agitée par les mêmes remous, blessée par les mêmes cailloux, moirée par les mêmes lumières, agacée par les mêmes libellules dont le ballet accompagne, sans vraiment la troubler, votre rêverie.

La rivière donne raison et tort à Héraclite. Pour le promeneur qui en suit le cours, une eau toujours différente, pour celui qui, immobile, la regarde, une impression de fixité dans son semblable et sempiternel écoulement.

PARIS BORDEAUX

Ce n’est pas si près, en dépit des T.G.V., et il faut bien de la patience, car au delà de la vitre, ce sont toujours les mêmes talus fleuris d’aubépine, les mêmes rivières à franchir sur les mêmes ponts de chemins de fer et les mêmes routes immobiles où s’en vont les automobiles, si lentement, se perdre dans les champs.

Ce n’est pas non plus si amusant, en dépit de tous ces pays nouveaux, car ce sont toujours les mêmes bosquets, les mêmes champs semés d’étangs, les mêmes villes à traverser et les mêmes banlieues où s’alignent désespérément les cités à habiter et les cabanes des jardins ouvriers.

Mais, parfois, il y a aussi un homme planté sur une barque, la lumière d’un arbre fruitier, quelque château de Sologne où l’on croit, claire résonance, entendre rire des enfances.

Mais, parfois, il y a aussi, tout au terme du voyage, un peu de mer ou de montagne, car si loin va le train, sur ses chemins de rectitude, qu’il tient toujours à l’horizon ses promesses de paysage.

LE CAMPING EN PROVENCE

 À neuf heures seulement, commencent à se manifester les premières cigales. Sont-elles paresseuses ! – Et même pour chanter – ces filles de l’été. Plus opiniâtres fourmis, les automobiles, sur la route en contrebas, vont leur bruit, mêlé au paysage. Le soleil, qui déjà tape fort sur les tentes, les effluves du café, une légère faim, peut-être, ont extirpé de leur gourbi les derniers dormeurs, un peu fripés.

Les voisins, à nos côtés, achèvent de décamper. On découvre étonnés qu’on a vécu si près sans se parler et – aurions-nous des regrets ? – avant de les laisser s’éloigner vers leur nouvelle destinée, on les salue comme de vieilles connaissances.

En ce jour encore, le Ventoux, où jadis triomphèrent nos héros légendaires, accueille le Tour de France. Et demain, comme nos belles fêtes aux dates inchangées, ce sera le 14 juillet. On a tant vécu, on ne se reconnaîtrait plus, s’il n’y avait les vacances, à nos enfances si semblables. Précieux moment d’éphémère éternité.

CROISIÈRE 

Les bateaux restituent aux voyages d’antiques et solennelles formalités. Il faut savoir les mériter, satisfaire aux demandes d’ésotériques formulaires, supporter la longue attente qui précède l’embarquement. Le port vétilleux a multiplié les chicanes et les barrières. Des manœuvres au plus près, exécutées dans les cris et la fureur, ont laborieusement empli le fond du navire d’autos, de caravanes, de camions ramenés aux proportions de Dinky toys. Alors seulement, votre véhicule enfin placé au millimètre près dans son étroit emplacement, vous pourrez tranquillement prendre possession du reste du domaine.

Ici, l’espace n’est plus aussi chichement mesuré. Il est aussitôt méthodiquement exploré par le peuple des voyageurs qui court par les coursives, grimpe de pont en pont, se répand de la poupe à la proue, de bâbord à tribord. Un va-et-vient de fourmi ramène au bar, au restaurant, aux boutiques, comme si ce confort surprenant, ces plaisirs de chalands attiraient plus que la mer promise. On croise en passant, impeccables dans leurs uniformes blancs, des stewards, des officiers au charme un peu désuet, sortis d’un roman de Gabriele d’Annunzio, d’une aventure de Corto Maltese.

Longtemps avant le départ, on a lancé les moteurs. Une machinerie feutrée, associée à un léger ressac, taraude doucement votre émotion jusqu’au creux du diaphragme. Enfin, plus que le bateau, le quai semble bouger et l’on gagne le large. A l’avant, l’étrave coupe l’eau tranquillement, mais à l’arrière bouillonne une émulsion de chantilly où s’ébattent, “ivres d’écume”, de blancs oiseaux. Indifférents au spectacle, enfermés au cœur du bâtiment, une ribambelle de jeunes s’active autour d’une batterie de jeux électriques du dernier modèle, lançant avec application des missiles meurtriers et tuant, plus sûrement encore, les longues heures de la traversée.

VOL DE NUIT     

L’avion, dans la nuit ne se distingue guère des autres modes de locomotion. Il va, dans le ciel noir, droit son chemin sur d’invisibles rails. Les réacteurs font leur bruit de moteur, bien régulier et qui rassure. Par les hublots on ne voit plus rien, ni les nuages – “les merveilleux nuages” comme jamais ne les vit Baudelaire – ni dans les trouées de ciel bleu, les champs, les forêts, les villages, les fleuves et les routes. Et l’on ne sait plus rien de la vertigineuse hauteur sur laquelle, tout à l’heure, l’on hésitait à se pencher.

Pourtant, la situation reste ce qu’elle est. Trop solennelle pour que l’on puisse trouver le sommeil. Et si l’on tentait d’oublier tous ces dangers tant redoutés, les menues turbulences qui secouent l’appareil, le traversent de légers spasmes, suffiraient à ramener de terribles appréhensions.

Mais bientôt, on amorcera la descente. On retrouvera, rassurante la terre des hommes ; s’affichant comme sur un immense écran lumineux, les lumières des cités, la piste balisée de l’aéroport. Et on imagine, tout en bas, quelque gamin, le nez en l’air, occupé à regarder, comme naguère l’on faisait, notre pauvre machine clignoter dans cette immense obscurité.

À BICYCLETTE

La promenade à vélo s’inscrit benoîtement dans le scénario de films innombrables. Elle installe, le plus souvent, une pause dans l’action en cours, en suspend le déroulement dans une intemporelle durée. Et la caméra s’attarde sur ce symbole de réconciliation générale, de bonheur partagé par un bel après-midi de vacances, sur les routes de Bretagne, de Vendée ou de l’île de Ré. Soudain, les disputes s’apaisent, les frictions s’adoucissent et les drames qui s’annonçaient sont remis à plus tard. Chacun savoure ce moment où le destin montre d’étranges faiblesses, une surprenante distraction. Les plans, plus ou moins resserrés sur la théorie des cyclistes, se fixent sur des visages souriants, des cheveux joliment décoiffés par un vent complice et des traits à peine marqués par un effort très supportable. La nature se laisse contempler au rythme de cette balade, moins monotone que la marche à pied, moins fugitive que la course des trains, des automobiles. Une musique appropriée accompagne généralement cette séquence d’innocente joie, de paix retrouvée.

Un peu plus tard, les bécanes rangées ou négligemment abandonnées, il faudra se retrouver dans des résidences peuplées de familles et d’amis, encombrées d’enfants et d’animaux familiers. Et, favorisés par cette dangereuse promiscuité et par le délicat partage des dépenses et des tâches ménagères, retrouver aussi ces querelles larvées, ces sournois affrontements, voire ces violents conflits qui éclatent parfois comme les orages et qui sont les ingrédients ordinaires de toutes les fictions lorsqu’elles évoquent nos vies.

LE CADRE EN VACANCES

Rien ne le distingue d’abord des autres vacanciers. Il s’adonne là à des activités, somme toute modestes, signes suffisants d’un bonheur de classes moyennes, comme dans un film de Claude Sautet. Flâneries le long des marchés, promenades à bicyclette et, le soir, le rustique cérémonial du barbecue. Sur le plan vestimentaire, il n’a rien non plus qui vous tire l’œil, le jeune cadre. Il cherche surtout le confort et avec ses joggings, ses shorts larges et ses tee-shirts qui flottent à tous les vents, il ne paye pas autrement de mine.

Et pourtant, à quelques détails, on devine que l’on a affaire à un personnage déjà considérable. Le bonheur de ses enfants d’abord, qui ne le lâchent plus, car enfin ils le voient leur papa, qui d’ordinaire n’est jamais là, ou presque. Et surtout le portable. Oh ! je sais, tout le monde en possède un de nos jours. Mais il conserve, collé à l’oreille du cadre en vacances, quelque chose de son antique prestige.

Cela commence par une admonestation qu’il s’adresse, le cadre, un beau soir, au retour du bain. Il se sent coupable, tout soudain. Déclare : « Il faut que j’appelle, il y a trois jours que je n’ai pas pris de nouvelles. » On sent bien que ces trois jours pèsent considérablement sur sa conscience professionnelle. Que l’angoisse l’étreint en pensant à tout ce qui a pu se passer là-bas, dans la boîte, l’entreprise, si loin de Palavas, de Mimizan, de Bénodet.     

Ses proches connaissent les impératifs de sa carrière. L’épouse laisse faire, les enfants, un peu déçus, aussi. Alors, on voit le cadre s’éloigner un peu, s’isoler avec des secrétaires, des collaborateurs qu’il a lâchement abandonnés dans des bureaux où toute l’année il passe le plus clair de ses journées. De la terrasse, le reste de la troupe, les obscurs, les sans-grades – fonctionnaires, petits employés – sirote des pastis, des cocas bien frais et le regarde arpenter nerveusement la pelouse, en ronronnant.

Quelquefois, quelqu’un ose l’appeler, car les chipolatas sont en grand danger d’être complètement brûlés. Ceci l’agace et il répond par un geste irrité, un mouvement de la main comme on écarte un importun, une guêpe ou un frelon qui convoite votre tranche de melon. Il a son directeur, j’allais dire au bout du fil, et ce n’est vraiment pas le moment de le déranger. De temps à autre, avec le vent, nous parviennent quelques-uns de ses propos. On entend des noms de capitales, où il faudra implanter des succursales, sans doute, des chiffres, des conseils, des indignations, contre ce con qui va faire tout capoter, ce mollasson qu’il faut toujours booster, sinon… Sinon, gare aux lois du marché, aux effets de la mondialisation, d’une économie libérale sauvage, sans pitié pour les canards boiteux et qui ne vous laisse jamais en paix. Et tant pis pour la chipolata qu’il mangera, cette fois, totalement carbonisée !

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