Les furtifs – Alain Damasio
Furtifs, mouvants, émouvants ?
Les Furtifs – p. 9
Ainsi commence Les furtifs, le roman d’Alain Damasio, alors que le héros, Lorca, est prêt pour la dernière épreuve qui lui permettra d’intégrer une unité militaire secrète de chasseurs de furtifs. Mais qui sont les furtifs ? Ils sont les personnages principaux de cette histoire qui se décline en 23 chapitres. Le premier raconte la traque d’un être, peut-être animal, peut-être pas, qui se dissimule dans les angles morts de notre vision mais qui peut mourir instantanément si notre regard humain capte sa silhouette fuyante, ne serait-ce qu’un dixième de seconde, en se transformant … en céramique. Ce qui enlève tout espoir de connaître sa véritable structure corporelle. Créature invisible, qui abandonne des signes de son passage sur les murs, et qui communique avec ses semblables grâce à des sons frissonnants, une sorte de musique céleste ou fracassante, audible pour les humains à condition qu’ils soient équipés d’un casque particulier : le « bonnet d’écoute ». Pourquoi le chasser ? Et avec tant de moyens guerriers ? Parce que les hommes ne le comprennent pas et que ce qu’ils ne comprennent pas, doit être étudié. Et chassé.
Le récit se situe dans un futur proche, dans une vingtaine d’années peut-être. Le monde que décrit Damasio ressemblerait au nôtre, si l’auteur n’y amplifiait les défauts, les menaces, les fantasmes aussi de notre présent.
Les grandes villes françaises y sont privatisées et appartiennent à de grands groupes. Chaque habitant dispose d’un forfait ( standard, premium ou privilège) pour pouvoir circuler, et accéder à certaines zones urbaines, lequel forfait dépend des revenus et du comportement de bon citoyen de son détenteur. Lequel est hyper connecté, contrôlé, grâce à une bague qu’il doit porter et qui suit tous ses mouvements et attitudes. La réalité virtuelle l’entoure à chaque pas et dans chacune de ses actions, lui envoyant des messages qui correspondent à ses goûts, à ses préoccupations, comme l’ami le plus cher et son meilleur confident.
p. 47-48
Lorca, le chasseur de Furtifs, vit un drame depuis quelques années. Sa petite fille a disparu de manière inexplicable, de sa chambre, alors qu’aucune trace d’enlèvement n’a pu être trouvée. Le soir qui a précédé cette disparition, l’enfant a dit à son père « qu’il y avait un fif qui vivait dans sa chambre et qui mélangeait tous ses jouets, qu’il adorait se cacher, qu’il était très fort à ça, qu’on pouvait pas le voir mais qu’on pouvait lui parler; qu’elle lui parlait quand c’était tout noir dans la chambre… » Lorca en a déduit que le « fif » dans le langage d’une enfant de 4 ans, était un furtif et que c’est lui qui a enlevé Tishka. C’est la raison pour laquelle il est devenu chasseur de furtifs. L’histoire devient alors celle d’une quête, conduite par l’équipe de chasseurs, lesquels détournent leur mission militaire et gouvernementale au profit de la recherche de l’enfant.
Le roman prend alors une tournure bien différente. Ce qui paraissait être pure science-fiction, devient roman contestataire militant et politique. Les furtifs, ces êtres changeants et virevoltants représentent la liberté, l’ingéniosité, la poésie, ils échappent à tout ce qui opprime insidieusement la population. Pour eux, pour les protéger afin de retrouver l’enfant, c’est une révolution qui s’engage, parfois avec une grande violence.
p. 217
Le furtif au milieu de tout cela est le symbole d’un désir d’intraçabilité, grâce à sa faculté à ne jamais se montrer tout en étant présent. Il est décrit à la fois comme un être fragile mais aussi très habile à se dérober, capable de se régénérer, champion de la résilience. Il est, dans ce roman, le vivant le plus précieux à protéger, symbole de la bienveillance et de l’hybridation avec le monde animal.
Voici ce que disait Alain Damasio dans un entretien : « Nous, auteurs de science-fiction, permettons de cristalliser des imaginaires positifs. Je me suis progressivement rendu compte que nous, auteurs de science-fiction, pouvons parfois permettre, par nos fictions et nos univers prospectifs, de cristalliser des imaginaires désirables, de mettre en sensations, en scène ou en récits des alternatives crédibles au monde qu’on nous propose comme indépassable. Bien sûr, il faut que la SF extrapole le pire, donne l’alerte, dégage le nocif dans ce qui arrive, c’est son boulot. Mais il faut aussi extrapoler les tendances positives : par exemple la généralisation des fonctionnements horizontaux, sans hiérarchie, le prix libre, l’autogestion, l’abandon du virilisme, l’attention au vivant, la faculté d’articuler au quotidien vivre et lutter, etc. Et nous avons un rôle qui peut être très important à ce niveau-là. «
Alain Damasio n’hésite pas à mettre en scène la violence qui accompagne l’accès à ce dont il aspire pour notre société, c’est ainsi qu’il décrit la destruction de Marseille par les insurgés :
p. 668-69
Bien évidemment, je ne dirai pas si Lorca retrouve sa fille. Ce récit qui mêle histoire familiale et manifeste politique, finalement bascule sur ce point fort : un projet de société. Ce qui paraît être le véritable enjeu de ces 688 pages.
Pour être synthétique, on peut dire que Damasio y célèbre le vivant contre la technologie, les petites communautés contre les métropoles, la fête et la communion avec la nature contre une dictature séductrice.
p.686
Je n’ai pas encore abordé l’un des aspects importants de ce récit, son style. Le texte est écrit exclusivement sous forme de monologues et de dialogues. Pour distinguer chaque personnage, celui-ci est introduit par un signe particulier, ce qui demande une attention constante pendant un bon quart des pages. Qui parle, qui dit quoi ? Se reporter à la couverture intérieure pour retrouver le mode d’emploi.D’autres signes peuvent accompagner les mots pour montrer le niveau d’émotion des personnages.
Damasio est également adepte de la citation, parfois cachée, parfois ouverte, de philosophes la plupart du temps. Il utilise également le langage, grâce à des écarts orthographiques, ou bien une sorte de de verlan : pupolaire, piternente, ajoutés à des néologismes, ce qui en suggère performance linguistique. Qu’en dire ? Pour les uns artifices, pour d’autres, création artistique.
Cet ouvrage est paru en 2019, son succès a été immédiat et considérable.Il a demandé 15 ans de travail à Alain Damasio. Il m’a demandé quelques jours de lecture, quelques heures pour cette chronique, c’est dire qu’elle est forcément incomplète. Lisez le livre, c’est encore la meilleure solution.
Alors, Les furtifs roman de science fiction ou d’anticipation ?
Catherine Désormière
Cet article est à écouter sur Ouest track radio en podcast : Furtifs, mouvants, émouvants
Festival littéraire Le Goût des Autres 2021 en ligne, Le 22 janvier 2021 à 18:30 Rencontre avec Alain Damasio
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