Zuni 1540

 

En 2022, alors que l’on vidait un appartement abandonné dont le locataire n’avait pas donné signe de vie depuis au moins 24 mois, quelqu’un fit une découverte. Personne n’avait signalé la disparition de l’homme en question, mais quand les héritiers du propriétaire s’aperçurent que son loyer n’était plus payé depuis longtemps, ils souhaitèrent le retrouver. La police avait encore bien d’autres tâches, les recherches ne durèrent pas longtemps.
Cependant, quand les déménageurs enlevèrent le mobilier, l’un d’eux, peut-être pas le plus délicat, pensa à subtiliser la tablette qu’il trouva dans le tiroir d’un bureau, pensant qu’elle fonctionnait sans doute encore et pourrait servir, peut-être…
Plus tard, quand il l’ouvrit, il trouva au milieu de photos, de dossiers, de copies d’articles de diverses revues, un dossier qui renfermait un unique fichier, une sorte de journal, celui, vraisemblablement, du locataire disparu.

Voici ce qui était écrit :

Au 20e jour de confinement, je vivais donc ma vie solitaire au 6ème étage de mon immeuble déserté. Au tout début, il avait plu, une grosse pluie qui nettoyait l’avenue d’Ouest en Est. Je restais parfois de longs moments derrière la baie vitrée. Maintenant, le balcon me servait de salon, salle à manger, chambre parfois. Le bâtiment d’en face se découpait désormais sur un ciel sans le moindre nuage, blanc sur bleu.
J’étais seul. Totalement seul. Ce quartier neuf est essentiellement un quartier de bureaux. En-dessous de chez moi, les deux premiers étages abritent des cabinets d’architecte, une étude d’avocat, et un bureau d’étude de communication. Personne ne venait plus y travailler. Aux 3eme et 4eme, les occupants étaient partis dès les prémisses de l’alerte. Le 5eme était inoccupé, en attente d’un propriétaire.

J’aimais, vers les 5 heures du soir, observer la lente approche géométrique de l’ombre sur les pavés de l’avenue. Je photographiais cette progression, habitude professionnelle, sur les fenêtres aux reflets changeants de mon vis-à-vis, derrière lesquelles personne ne passait plus, ne remontait les stores, n’allumait ou n’éteignait les plafonniers. Je voyais encore derrière l’une d’elle une pile de dossiers que quelqu’un avait posée et dont les couleurs des chemises n’allaient pas tarder à s’effacer.

 

 

De temps en temps, en bas, j’apercevais un chat, seul être vivant à se manifester dans ces lieux abandonnés. Y avait-il des souris au milieu de ce complexe urbain si policé ? J’attendais de voir des loups. Je rêvais d’entendre le galop de bisons.
Dois-je le dire ? Cette solitude me plaisait. J’en profitais en ne dormant quasiment plus.

Mais ce 5 avril, j’ai été dérangé dans mes nouvelles habitudes. En consultant ma messagerie j’ai trouvé un mail sans texte, accompagné simplement d’un lien et d’une pièce attachée : une photo. J’ai reconnu immédiatement une vue des fenêtres des bureaux d’en face.
Le nom de l’envoyeur m’était inconnu. D’ailleurs, je soupçonnais que « Zuni 1540 » n’existait pas et était probablement un hackeur qui en voulait à mon compte en banque. Je ne cliquai pas sur le lien qui accompagnait la photo. Je sortis sur le balcon et tournant ma cuillère dans ma tasse de café qui tiédissait, je regardai de l’autre côté de l’avenue l’alignement des fenêtres, et remarquai que d’ici, mon angle de vue était celui du cliché. J’ai senti brusquement un grand froid. Cette photo avait été prise exactement de là où je me trouvais maintenant.

J’ai passé la matinée à chercher dans l’appartement si quelque chose avait changé de place, si mes tiroirs n’avaient pas été visités, si des dossiers avaient été ouverts dans mon ordinateur. Je ne trouvai rien qui me fasse penser à une visite ni à une fouille. Je téléphonai alors aux quelques personnes qui ont eu l’occasion de passer ma porte. Il y en a très peu. Mes amis habitent dans d’autres villes et dans d’autres pays, et mes rencontres ont lieu au café, dans les restaurants, dans des manifestations où les relations sont plutôt professionnelles. Les cinq personnes qui auraient eu l’occasion de prendre une photo depuis mon balcon et que j’interrogeai, trouvèrent la question étrange : l’un d’eux m’avait-il fait parvenir une photo ce matin ? Je n’avais d’ailleurs sur eux, aucun soupçon. Quant à la douce Ava, malgré ses extravagances, elle n’aurait jamais pu prévoir une telle chose.

Le lundi matin, j’ai reçu une autre photo. De moi, près d’un homme au regard transparent, que je ne connais pas. Que je n’ai jamais rencontré. Debout, côte à côte, silhouettes doubles, derrière la même fenêtre des bureaux d’en face. Toujours selon le même angle.

Le mardi, la photo que j’ai reçue, représentait l’homme de la fenêtre, cette fois seul au milieu d’un paysage aride. Un message l’accompagnait qui disait : « Julien Ferter t’attend à Cibola. »

Malgré l’absurdité de cette annonce, j’ai ressenti comme un frisson. Ce hackeur, ou ce farceur, quel qu’il soit, connaissait mon nom. Et ce Julien Ferter ne pouvait pas m’attendre où que ce soit, puisque Julien Ferter, c’est moi.

Le mercredi, j’ai commencé à attendre une 3eme photo. Mais je n’ai rien reçu. Et les jours suivants non plus. Je me demande à présent ce qui a été le plus angoissant : recevoir ces mails ou entrer dans la sorte de temps suspendu qui a suivi.

C’est alors que je me suis demandé où se trouvait Cibola ? Etait-ce un lieu imaginaire ?

Pendant les jours qui ont suivi, pour tromper la vacuité du moment et peut-être une angoisse vague, j’ai commencé à faire des recherches, penché sur mon écran.

Le 14 avril, je savais que Cibola existe bien, l’endroit se situe à La Paz, en Arizona. Un petit territoire où les migrants européens, en 1898, ont construit dans la vallée, une ville qui a été abandonnée 30 ans plus tard. Cibola est une ville fantôme. J’ai trouvé des photos montrant des pans de murs aux fenêtres crevées, des escaliers qui ne mènent nulle part, un cimetière dépouillé de ses croix. Quel lien entre moi et Cibola ? Par quel hasard, quelqu’un avait-il croisé mon nom avec celui d’une ville morte ?

15 avril, aucun message, aucun appel, j’ai abandonné mes longues stations rêveuses sur le balcon. J’explore toutes les possibilités de comprendre ce qui m’arrive. Je croise mes recherches entre un homonyme qui n’existe peut-être pas et celui d’un lieu où aucune vie n’existe plus.

16 avril, j’ai décidé d’abandonner. Je vais reprendre le cours de mes journées d’attente tranquille.

17 avril, Je n’ai pas pu résister, je ne peux plus retrouver ce temps liquide qui me convenait pourtant si bien. Et j’ai bien fait. En reprenant mon enquête, j’ai compris que j’avais fait fausse route. Cibola n’est pas seulement une ville abandonnée à La Paz, c’est aussi le nom d’un des comtés du Nouveau Mexique. Son territoire est d’une superficie qui couvre à peine celle de l’Île de France. J’ai d’abord trouvé des vues de paysages désertiques faits d’une terre rouge dépourvue de végétations, de montagnes arides. J’avance dans mes recherches comme on creuse un chantier de fouilles, il y a des vues aériennes qui montrent les ruines des bâtiments d’une Mission, des paysages où l’on croit entendre souffler un vent glacial sous un ciel d’un bleu profond.

18 avril, j’ai lu ceci :  En 1538, le vice-roi de la Nouvelle-Espagne nomma le nouveau gouverneur d’une des provinces de la colonie mexicaine. Ce dernier organisa une des expéditions de la Reconquista, la conquête du Nouveau Monde, pensant trouver les « Cités d’or ». En 1540, il atteignait Cibola, et la première ville qu’il y découvrit fut Hawikuh. Ses hommes furent déçus de constater que la cité dorée qui avait fait l’objet de rumeurs extraordinaires n’était rien de plus qu’un pueblo Zuni poussiéreux et surpeuplé. Après une brève attaque entraînant la mort de plusieurs Zuni, le gouverneur Francesco Coronado et ses hommes en ont pris possession. Les mauvais traitements infligés aux indigènes par l’expédition de Coronado deviendraient le modèle de la Reconquista.
L’illustration qui accompagne ce texte, est une vue actuelle des ruines d’Hawikuh, autrefois ville Zuni de Cibola et premier pueblo rencontré par l’expédition espagnole. Un horizon désertique. Au premier plan : un éboulis, une ruine au bord d’une sorte de chemin raviné.
Comment l’expliquer, j’ai été fasciné par ce paysage. Sa désolation, son abandon, la terre aride, les vestiges d’une civilisation effacée.

19 avril : J’ai reçu une autre photo. Sur la gauche de l’image, légèrement décalé,comme s‘il avait laissé la place pour quelqu’un d’autre, apparaît l’homme au regard transparent, il pose devant les restes d’un mur écroulé. Derrière : une immensité déserte et l’infini de l’horizon. Je ne doute plus qu’il s’agit de Julien Ferter. Mon double. A Cibola.

Le journal s’interrompait là. Le 20 avril 2020, le confinement a été levé. Il est probable que l’homme a alors quitté son appartement. Puis a disparu. Où est-il aujourd’hui ?

 Catherine Désormière

 

1540, Reconquista,Cibola, Hawikuh

 

 

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