« L’instant philo » L’AMITIÉ / VIVACULTURE 11 juillet 2021
par Charles Cauchois, étudiant en classe préparatoire aux grandes écoles de management au lycée François 1er du Havre avec l’aide de Didier Guilliomet.
L’amitié est un mot que l’on emploie souvent sans en saisir précisément le sens. C’est un réel lien qui ne se réduit pas, par exemple, à la communication avec les « amis » sur les réseaux sociaux. C’est pourquoi il est intéressant de mettre en lumière certains de ses aspects mal connus, parfois même sombres.
Tout d’abord, instinctivement on se représente l’amitié comme une relation basée sur des moments de partage joyeux entre des personnes qui ont l’air de bien se connaître Cependant, l’amitié peut prendre différents formes : par exemple quand on n’est pas bien, les amis sont là pour nous soutenir et nous remonter le moral. Elle permet donc de ne pas se sentir seul, abandonné, isolé mais au contraire soutenu même si on n’est pas obligé d’être d’accord a 100% avec son ami. D’ailleurs, avoir des divergences de vue avec un ami est normal : cela permet de consolider les liens et d’approfondir sa réflexion par la confrontation des idées.
Mais, l’amitié peut également produire des situations plus mélancoliques lors de déceptions ou de trahisons qui restent très douloureuses. Une chose est sûre, elle tient une place importante dans nos vies pour la qualité de la communication et la profondeur du sentiment qu’elle procure. Grâce à elle, on se sent écouté, on partage de bons moments avec des personnes, avec lesquelles on peut rire, pleurer , discuter de sujet sérieux … Chaque amitié est certes différente et unique mais cela ne l’empêche pas d’être un sentiment universellement partagé, quelles que soient les classes sociales, les origines, les âges…
I- L’amitié et l’amour
Pour approfondir notre compréhension de l’amitié, il est utile de la distinguer d’autres sentiments avec lesquels on pourrait la confondre. Tout d’abord, amitié et amour sont très proches : les deux se nourrissent de complicité, d’affection, d’expériences partagées, de sincérité. Les deux sont valorisées. Montaigne à la perte de son ami Étienne de La Boétie cherche la raison de cette relation et finit par donner une explication dans ses essais qui pourrait très bien être invoquée pour la relation amoureuse : «Parce que c’était lui, parce que c’était moi». Cela montre la part de mystère qui subsiste dans l’amitié et sa proximité avec l’amour. Amitié et amour sont source de grand bonheur mais aussi de grandes tristesses. Comme dans l’amour, de terribles déceptions existent en amitié quand les personnes que l’on considérait comme de vrais amis nous dénigrent, manquent de nous soutenir quand ce serait nécessaire ou même se comportent comme des rivaux malveillants.
Cependant ces deux sentiments sont bien différents. En effet, l’amitié ne repose pas sur l’attrait sexuel comme c’est en partie le cas dans la relation amoureuse. Les relations amoureuses la plupart du temps requiert une exclusivité mutuelle : pas l’amitié. Ainsi peut-on parler de groupe d’amis – qu’on pense à la série américaine Friends – alors que la relation amoureuse s’épanouit dans le couple et la conjugalité. Enfin, pour marquer leur différence, le langage ordinaire ne manque pas de ressources. On déclare : « je t’aime » à la personne dont on est amoureux. Mais on dit à la personne pour laquelle on éprouve de l’amitié qu’on l’« aime bien » Et on précise quand on est dans un rapport amoureux qu’on a affaire à son « petit ami » ou à sa « petite amie. » Cette distinction se retrouve chez les grecs anciens qui parlent d’Eros – le Dieu de l’amour. Mais aussi de la philia, terme qui, pour Aristote, désigne l’amitié et dans laquelle il inclut les relations affectives au sein de la famille et la fraternité dans la cité. Notre définition de l’amitié est, à tort ou à raison, plus restrictive. On va même jusqu’à dire quand les relations filiales nous paraissent étouffantes : les amis, on les choisit. La famille, on la subit. Pour nous, l’amitié est donc un sentiment d’affection, un attachement, une sympathie qu’une personne témoigne à une autre, qui ne repose ni sur l’attrait sexuel ni sur la parenté.
- Amitié et amour de Dieu
Dans la tradition occidentale, il y a un troisième terme grec qui désigne le fait d’aimer, non pas un humain mais un Dieu. C’est « Agapé » qu’on peut traduire par amour de Dieu ou encore Charité. Il est clair que Dieu n’est ni un ami, ni un petit ami.
François de Sales, mystique catholique né en 1567 et mort en 1622 estime que l’amour de Dieu est vraiment spécifique et supérieur à tout. Il déclare dans L’introduction à la vie dévote : « L’amour tient le premier rang entre les passions de l’âme : c’est le roi de tous de tous les mouvements du cœur, il convertit tout le reste à soi et nous rend tels que ce qu’il aime […] Or, l’amitié est le plus dangereux amour de tous, car les autres amours peuvent être sans communication, mais l’amitié étant totalement fondée sur elle : on peut presque l’avoir avec une personne sans participer à ses qualités. Tout amour n’est pas amitié […] » François de Sales fait de l’amour, la réalité première de la vie affective. Mais l’amour peut s’incarner de différentes manières. Ce religieux a écrit ainsi un Traité de l’amour de Dieu. Et dans la citation donnée, on voit bien qu’il est sévère avec l’amitié – la Philia des anciens païens qu’il juge être « le plus dangereux amour de tous », pointant notamment l’éventualité d’une homosexualité qui l’effrayait. Du point de vue de ce religieux monothéiste, l’amour de Dieu trop méconnu des grecs polythéistes, est la façon d’aimer la plus excellente et la plus désincarnée.
On n’est pas obligé d’adhérer à ce jugement. Il nous apprend simplement à distinguer d’une part amour mystique et dévotion et, d’autre part, l’amour éprouvé pour un humain dans lequel Eros et philia ont leur place différente, même s’ils peuvent parfois se combiner. Ensuite, avoir de vrais «copains» – littéralement ceux avec qui on partage du pain – vaut bien, pour Georges Brassens, tout le reste.
III Définition plus précise de l’amitié selon Aristote
Nos analyses peuvent être complétées avec profit avec les éléments de définition de l’amitié que propose Aristote[i] dans L’éthique de Nicomaque. Pour le précepteur d’Alexandre le grand, l’amitié (la philia) est un sentiment qui fait que nous aimons un être pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il peut nous apporter. C’est un attachement sélectif entre deux personnes et une bienveillance active et réciproque qui en résulte. L’amitié parfaite c’est-à-dire authentique à pour condition la vertu – en grec arêté, c’est-à-dire l’excellence et la qualité de l’ami. Effectivement, pour lui, l’amitié parfaite, qu’il distingue des relations simplement intéressées, à des caractères spécifiques.
L’amitié repose sur la vertu, c’est-à-dire sur cette qualité d’une personne qui se définit par la disposition permanente à bien faire dans tous les domaines acquise par habitude des personnes. Aristote a une vision plutôt exigeante de l’amitié – on pourrait même dire aristocratique. Les gens vulgaires ne peuvent pas, selon lui, être vraiment amis. C’est une relation qui se nourrit de réciprocité. Aristote écrit : “L’amitié est une forme d’égalité comparable à la justice. Chacun rend à l’autre des bienfaits semblables à ceux qu’il a reçus.” C’est aussi une relation dans laquelle l’autre est aimé pour lui-même, pour va valeur personnelle, pas uniquement parce que la relation avec lui est intéressante à un moment donné. L’amitié se distingue de la passion amoureuse qui fantasme sur la personne aimée et ne la voit pas telle qu’elle est vraiment. Enfin, conséquence des éléments de définition que nous venons d’énumérer, la vraie amitié est stable et durable.
Pour les philosophes grecs, l’amitié est un des biens les plus précieux. Epicure déclare ainsi : «L’amitié mène sa ronde autour du monde habité, comme un héraut nous appelant tous à nous réveiller pour nous estimer bienheureux». L’opposition est forte avec le jugement sévère de François de Sales. Encore maintenant, cette relation affective est louée, représentée dans l’art, dans la littérature où beaucoup d’œuvres abordent les relations amicales pour en décrire l’importance et montrer que celles-ci permettent de dépasser des oppositions artificielles. Dans L’ami retrouvé, le romancier Fred Uhlman décrit ainsi l’amitié entre un médecin juif et un aristocrate allemand durant le régime Nazi. L’amitié est donc source d’espoir en l’humanité, même dans des périodes où les horreurs se multiplient. Elle repose certes sur la qualité des individus mais quand elle anime une âme, elle stimule aussi toutes ses qualités et peut même conduire la personne la plus vulgaire à montrer de la noblesse.
Conclusion
Mais tout l’espoir que l’on fonde sur l’amitié peut produire de cuisantes déceptions. Le terme amitié est trop souvent banalisé : on appelle vite «ami» une simple connaissance. Montaigne distingue l’«amitié commune» de l’«amitié véritable». C’est en effet sous-estimer l’amitié que de la confondre avec une banale convivialité. Une mauvaise appréciation des personnes auxquelles accorder confiance et amitié solide est source de dures déconvenues. Rappelons-nous qu’on dit généralement qu’on peut compter les vrais amis sur les doigts d’une seule main. On les définit même parfois comme une famille de cœur. Mais même dans les familles les plus unies, de mauvais sentiment peuvent parfois venir empoisonner les relations …
Alors, comment sait-on qu’on a de vrais amis ? Il ne suffit pas d’avoir les mêmes goûts, les mêmes centres d’intérêts, ou le même caractère. La présence d’affection et d’affinités ne sont pas forcément des signes fiables. On le voit l’amitié conserve sa part de mystère, sa propre complexité et sa richesse mais aussi sa fragilité. Malgré les questions qui restent sans réponses, la sculpture de Miguel Guia se nommant « l’amitié » va à l’essentiel. Elle représente deux mains l’une dans l’autre et montre ainsi le caractère à la fois solide et chaleureux de cette relation qui nous permet de partager des moments forts, de se sentir soutenu dans l’existence et de montrer le meilleur de nous-mêmes
Virgules musicales : Dick Annegarn : Le grand dîner / Georges Brassens : Les copains d’abord
[i] L’éthique de Nicomaque, livre VIII et IX.
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