L’instant philo : La prise de conscience. Emission du dimanche 21 février 2021
La prise de conscience
Le succès un peu inattendu de la série d’Arte « En thérapie » dont l’essentiel se passe dans un cabinet de psychanalyste montre l’intérêt que nous portons actuellement aux exercices d’introspection. Selon Freud, la méthode d’association libre des idées permet d’explorer les aspects inconscients de notre subjectivité. Cette prise de conscience nous ouvre de nouvelles marges de manœuvre et nous fait mieux comprendre les désirs qui nous structurent en profondeur. Mieux connaître ainsi de façon sensible, les ressorts parfois cachés de notre personnalité permet d’agir, notamment dans nos relations avec les autres, de façon plus authentique. On peut éviter de la sorte scénario répétitifs et blocages. La prise de conscience nous libère ainsi de l’emprise de l’inconscient.
Bonne nouvelle sans doute que cet engouement pour une œuvre de fiction qui met en avant un travail de retour sur soi, sans en dissimuler les difficultés et les ratés ! L’agitation parfois superficielle du consumérisme et le miroir aux alouettes de la société de spectacle nous détournent souvent de ce qui se passe en nous. Et notre conscience peut sortir d’elle-même sans pour autant devenir plus lucide sur le monde qui l’entoure, se tenant ainsi comme en suspens loin de tout, avec en plus parfois, l’illusion d’être dans la normalité. La prise de conscience ne devient-elle pas dans ces conditions indispensable ? Il est bien possible, en effet, que notre perception habituelle des choses nous renseigne souvent bien mal, tant sur la réalité extérieure que sur notre intériorité.
Conscience, inconscience et perception
Pour bien cerner la vérité, il est important de méditer sur son antonyme : l’erreur. Pour comprendre le bien, il faut méditer sur son opposé qui est le mal. Ainsi pour prendre toute la mesure de la question : « qu’est-ce qu’être vraiment conscient? », il faut se demander ce que signifie l’expression : « être inconscient ? »
Quand on dit d’une personne qu’elle est inconsciente, cela peut signifier trois choses différentes. Nous avons déjà évoqué le sens psychanalytique. Mais être dans un sommeil profond ou encore dans le coma, c’est aussi « être inconscient ». S’évanouir, c’est faire l’expérience d’un écran qui s’éteint subitement ; mieux c’est ne plus rien percevoir. Mais avec le monde extérieur qui s’éclipse, nous aussi nous disparaissons. Tout s’arrête. Ceux devant lesquels nous nous sommes pâmés, ont devant eux un corps inerte et déserté par la personne qui y loge ordinairement. La perte de conscience est un état finalement qui ressemble à la mort et qui pour cela fascine, inquiète et effraie. Quand ensuite on sort du coma, on constate que la réalité qui nous entoure reprend ses formes progressivement. On retrouve, mieux, on reconstitue le monde. Pour autant, reprendre conscience ou être éveillé ne signifie pas encore prendre bien conscience de la réalité. Nous pouvons être détournés et distraits de ce qui nous entoure par des pensées qui nous renferment en nous-même. Le stress, les soucis et le malheur, par exemple, trop souvent retirent le goût d’observer le chatoiement du réel là où le bonheur et la joie poussent à découvrir et à embrasser le monde avec enthousiasme. « Le monde d’un homme heureux est un autre monde que celui du malheureux[i] » notait le philosophe autrichien, Ludwig Wittgenstein.
Action et perception sélective
D’ailleurs, même sans être spécialement distrait par les soucis ou par quelque tendance à la rêverie, notre perception opère toujours plus ou moins une sélection dans ce qui se présente à elle en fonction des impératifs de l’action. Henri Bergson déclare ainsi dans son essai sur Le rire : « Vivre, consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. [ii]»
L’efficacité de notre action et de notre insertion dans le réel serait donc à ce prix : tout ce qui n’y contribue pas, est neutralisé, du moins placé au second plan. C’est pourquoi nous regardons parfois sans voir, nous entendons sans vraiment écouter. Notre vision du monde serait donc comparable à ce que laisse apparaître un projecteur qui n’illumine que le contour des choses immédiatement utiles, en laissant tout le reste dans l’obscurité. Notre conscience ordinaire marcherait finalement toujours avec son double : l’inconscient qui la suit comme son ombre et dépose son voile sur des réalités importantes qui ont le malheur de ne pas être placé dans les nécessités du quotidien.
Art et élargissement de la conscience selon Bergson
Toutefois, un élargissement de la perception, estime Bergson, est possible : « de loin en loin – écrit-il – par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. » De qui parle-t-il ? Des artistes grâce auxquels selon lui nous pouvons acquérir une conscience plus vaste du réel. Il déclare ainsi :
« À quoi vise l’art ? Sinon à montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. »[iii]
Ainsi, les artistes sont ceux qui nous permettent une prise de conscience plus complète de la réalité et nous fait sortir du microcosme dans lequel nous confinent trop souvent le train ordinaire de nos activités et obligations.
Microcosme et ouverture
Lorsque nous n’apercevons le réel que par le petit trou de serrure de nos préoccupations quotidiennes, nous vivons dans un monde bien pauvre en comparaison de ce qui nous entoure et de ce que notre subjectivité est capable d’accueillir et de produire. Le bénéfice principal de cette intensification de la conscience par l’art et la culture est de pouvoir nous échapper d’une existence étriquée dont nous ne sommes jamais satisfaits. Car une telle manière de rester engoncé et à l’étroit dans les habits du quotidien peut produire médiocrité, bassesse et même immoralité.
Responsabilité et prise de conscience au sens moral
En effet, être inconscient au sens moral, c’est aussi se complaire dans un petit monde et être scandaleusement irréfléchi et irresponsable. Responsabiliser une personne, c’est lui faire prendre conscience des effets nuisibles et de la gravité de ce qu’elle a fait. Cet élargissement du champ de la conscience ne passe pas par le travail analytique, ni par la médiation des œuvres d’art mais par le sentiment de culpabilité et tout un travail intérieur qui mêle sens du bien, réflexion et affects. Le sens moral est, en effet, parfois si mal aguerri qu’il a besoin de se nourrir d’émotion et de réflexion pour arriver à une prise de conscience salutaire et à cette capacité de répondre de ses actions et, tout particulièrement, de leurs conséquences prévisibles qu’on nomme la responsabilité. Travail important car la personne pleinement consciente de ses responsabilités est en morale comparable, toute proportions gardées, à ce que l’artiste est face au monde : un individu révélateur de potentialités humaines et créateur de relations plus riches.
Prise de conscience et écologie politique
Bergson, dès les années trente, a pris conscience également que le développement technologique nous a dotés d’une puissance disproportionnée au regard de notre capacité d’en faire bon usage. Il appelait de ses vœux « un supplément d’âme »[iv], pensant que la mystique pourrait relever le défi lancé par la technique à l’humanité. Ce défi prend maintenant la figure d’une crise écologique majeure. Et c’est à la politique, éclairée par une expertise scientifique et soucieuse d’un bien commun qui ne peut se limiter dorénavant ni aux frontières d’un pays, ni au court terme du profit des actionnaires, de proposer une vision d’avenir à la hauteur des enjeux actuels. Rien de plus inconscient que le rejet de la rationalité scientifique, que l’aveuglement face aux problèmes qui sont devant nous et qu’un retour au repli sur soi en temps de mondialisation. Si les conditions sont réunies, une vraie prise de conscience pourrait devenir une véritable reprise de confiance en l’avenir de l’humanité.
Mais il faudra alors que les politiques soient comme les artistes décrits par Bergson : des êtres capables grâce à leur vision ainsi qu’à leur capacité d’anticipation, d’entrainer un profond changement du regard que nous portons sur l’organisation de notre monde. Notre perception des choses est, en effet, sûrement trop exclusivement centrée sur les activités et affaires humaines. Une prise de conscience qui élargirait nos perspectives et mettrait en lumière notre condition de terriens dont la responsabilité est de travailler à une coexistence intelligente avec les autres vivants, constituerait assurément une étape cruciale.
Didier Guilliomet
Tous les titres musicaux utilisés dans cette émission proviennent de l’album de Deus: The ideal Crash (1999)
[i] Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus
[ii] Henri Bergson : Le rire
[iii] Henri Bergson : La pensée et le mouvant
[iv] Henri Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion.
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