Le Dragon, d’Evgueni Schwartz, traduction Benno Besson, mise en scène de Thomas Jolly

CDN Normandie-Rouen, les 8 et 9 avril

Thomas Jolly dirige avec énergie et talent une version expressionniste, drôle et grinçante, de la pièce dans laquelle Evgueni Schwartz montre la puissance désolante de la servitude volontaire. Un spectacle aussi brillant que terrible.

« Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. » dit La Boétie dans le Discours de la servitude volontaire qu’il adresse aux « pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien », parmi lesquels nous aurions tort de croire ne pas compter. Voilà sans doute pourquoi l’on frémit d’entendre les applaudissements enthousiastes qui saluent l’excellent spectacle de Thomas Jolly, quand on sait que quasi un tiers de l’électorat français a le projet de voter pour l’extrême droite d’ici quelques semaines. 

photo du Théâtre National de Strasbourg :

Les Ressorts du fascisme, du philosophe américain Jason Stanley (dont la traduction en français vient de sortir aux éditions Eliott) montre l’actualité d’une réalité politique que la pièce de Schwartz, écrite à Moscou en 1944, illustre avec éclat : stigmatisation et criminalisation des minorités et des populations pauvres (les tziganes, éradiqués par le Dragon), mise au pas des intellectuels (l’archiviste Charlemagne, qui accepte le sacrifice de sa fille à l’appétit libidineux du tyran), réécriture nostalgique d’un passé mythifié et obsession sécuritaire. La Boétie, Schwartz, Stanley : comment le peuple peut-il être à ce point sourd aux alarmes, à moins de jouir sous le joug ?

Un théâtre de souffle et de feu

Thomas Jolly s’inscrit dans la veine de ceux qui parlent haut et clair, et sa mise en scène joue avec autant de subtilité que d’éclat de l’angoisse et de l’épouvante. Tonnerre sonore et éclairs éblouissants, décors aux motifs géométriques et costumes qui rappellent la noirceur de Nosferatu, jeu aux gestes brusques et aux mimiques grimaçantes d’une troupe de comédiens ultra doués, qui tiennent le rythme de ce délire expressionniste avec une fougue irrésistible et une drôlerie décapante : tout concourt à tenir le spectateur en haleine, même si l’on se doute bien que rien ne change lorsque tout change…

Le Dragon le sait, son successeur le sait, les notables collabos et le peuple résigné le savent. Le Dragon est en l’homme : lorsque ses têtes en carton-pâte tombent des cintres, on sursaute, certes, mais on se rendort illico à l’abri d’une tyrannie reconstituée, même sous les oripeaux sympathiques d’une démocratie de pacotille.

Thomas Jolly fait du théâtre et se garde de transformer son spectacle en meeting, hormis quelques clins d’œil à l’actualité sanitaire. Là est aussi la force de son travail, qui interroge le politique en artiste et établit, avec ce nouvel opus, la puissance corrosive du théâtre, même quand on croit pouvoir le faire taire en le fermant. Gardons espoir que le sort de la liberté ne dépende pas seulement, comme chez Schwartz, de la lucidité des chats et du courage obstiné des ânes…

Catherine Robert 27 janvier 2022

La Terrasse

« La culture est une résistance à la distraction » Pasolini

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