Langue française
Les mots du débat public et du nouveau militantisme sont des termes anglais… et omniprésents.
Woke, empowerment, cancel culture – pourquoi ne les traduit-on pas ? Ne devrions-nous pas au moins essayer d’en trouver des équivalents en français ? La philosophe et académicienne Barbara Cassin, qui se penche depuis longtemps sur le concept d’intraduisible et vient de publier Les Maisons de la sagesse-traduire (Éditions Bayard, 2021), explique pourquoi la langue et la traduction constituent un enjeu politique et philosophique contemporain essentiel.
Les mots du débat public sont désormais anglais : « Cancel culture » (« culture de l’effacement »), « woke », (« éveil, prise de conscience ») « empowerment » (« empouvoirement », « empuissancement », « autonomisation »)… Ces termes sont-ils, pour vous, des intraduisibles ?
Barbara Cassin : Avant tout, il importe de comprendre que ces mots sont associés à tout un contexte social et politique. Lorsqu’on les transpose dans une autre langue, en l’occurrence au français, on perd ce contexte, on oublie d’où ils tirent leur nécessité, quel est leur impact, leur aura d’invention et d’action. Ou plutôt, cette aura, transposée dans un contexte où les problèmes et les revendications ne sont historiquement pas les mêmes, se trouve grandement modifiée, comme hors-sol.
Ainsi pour « empowerment », par exemple. Je l’ai entendu comme un mot de passe quand j’étais en Afrique du Sud, après l’élection de Nelson Mandela. C’était un mot nécessaire pour désigner la transformation espérée, tout à la fois progressive et radicale. Mais bien sûr, cela ne signifie pas qu’on ne puisse pas, ou qu’on ne doive pas le traduire. Le terme est souvent traduit par « autonomisation ». Pourquoi pas ? Mais j’entends alors la morale et l’éducation plus que la politique, et il vaut pour toutes les sortes de minorités et de tutelles, à commencer par celles des enfants. On se prive en quelque sorte de ce qui fait la performance du mot. En revanche, si l’on garde le mot « empowerment » tel quel, en anglais, les choses deviennent plus intéressantes : on montre par là que ce n’est pas, pas d’abord, pas encore, pas vraiment, une notion française, et qu’on ne dispose pas d’un mot français pour rendre compte de cette réalité. ….à suivre dans
Barbara Cassin
Plus la société se mondialise, plus la traduction devient nécessaire ?
B. C. : La traduction est de fait une alternative, ou un antidote, à la globalisation sauvage. La globalisation a pour premier effet de faire disparaître la diversité des cultures et des langues au profit – et le mot est juste, car c’est aussi, et d’abord, de profit capitalistique qu’il s’agit –, au profit, donc, d’un nivellement, qui s’opère toujours vers le bas, en particulier en ce qui concerne la langue. La mondialisation fait advenir un globish de pure communication, comme si la langue ne devait servir qu’à cela : communiquer pour consommer la même chose, au détriment des langues singulières qui s’articulent en œuvres, écrites ou orales, et aux dépens de la diversité des cultures, des visions du monde, des possibles.
Pour maintenir cette richesse-là, qui fait certainement l’Europe « unie dans la diversité » (« La langue de l’Europe, c’est la traduction », comme le dit si bien Umberto Eco), mais qui fait aussi la complexité d’un monde bien vivant, du monde dans lequel en tout cas je souhaite vivre, il me semble que la traduction est à la fois le meilleur des outils et la plus pédagogique des expériences. Elle est par excellence un savoir-faire avec les différences, qui n’essentialise rien mais qui permet de circuler, de mettre en rapport des identités non closes sur elles-mêmes, qu’elle fait évoluer ; elle oblige à prendre le temps de stationner « entre ». J’insiste : la pratique de la traduction ne ferme pas les identités chacune sur soi ; au contraire, elle décentre le regard et fait comprendre à chacun la manière dont l’autre existe, donc dont lui-même existe.
« Pourquoi considérez-vous que le débat sur les fake news est mal posé ?
En effet, je reviens dans la dernière partie de mon livre sur la manière dont le philosophe anglais John Austin met en pièces les deux fétiches « vérité-fausseté » et « valeur-fait». Certains considèrent aujourd’hui que cela a ouvert un boulevard à la « post-vérité ». Je ne partage pas ce point de vue. Le storytelling, qui est un mal contemporain, est un mensonge d’autorité. Mais plus qu’à l’existence d’une « Vérité », je crois à la fiction, en tant qu’elle est « toujours en attente de bons lecteurs » et exige de notre part la krisis, le « discernement », le « jugement », culture et goût.
C’est selon moi tout l’intérêt de Hannah Arendt, pour qui le goût est une faculté politique. On peut éduquer le goût, avec la culture, les cultures. C’est là qu’intervient la traduction, c’est-à-dire le savoir-faire avec les différences. Et c’est peut-être au fond ce qui caractérise toutes mes recherches : j’ai beaucoup de mal avec la Vérité, l’Un ou l’Universel. J’aime mieux le pluriel et la modalisation assez de vérité pour. Pour quoi faire ? Dans la commission Vérité et réconciliation, en Afrique du Sud, c’était pour fabriquer le « peuple arc-en-ciel.(…)
Est-ce d’abord notre obéissance qui donne sa puissance au fake ? Comment consolider notre capacité collective et individuelle de jugement dans le monde d’aujourd’hui ?
Je rejoins de nouveau Hannah Arendt quand elle affirme qu’Eichmann ne pouvait proférer que des banalités, qu’il ne pouvait plus parler vraiment. Quand on nous donne des « éléments de langage », c’est dramatique. On peut dire que toute la culture est aujourd’hui en train de s’étioler quand on nous demande « cinq mots-clés ». Au fond, le modèle de l’interlocution qui n’en est pas une, c’est Google… » décembre 2019
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