Jérôme Bel : Cour d’honneur ou La fabrique du spectateur
Avignon, dans la cour d’honneur – juillet 2013
A Avignon, ce 18 juillet 2013, Jérôme Bel s’empara de « l’âme » des spectateurs : il en choisit 14 qu’il fit monter sur scène, 7 hommes et 7 femmes, et raconter « leur » Cour d’honneur.
Il posait ainsi les questions relatives au public : qui est-il ? Qu’est-ce qui
se joue dans une salle de spectacle ? Comment le spectateur se laisse-t-il
« embarquer » ? Est-il passif ? Actif ?
Nous avions vu en fin de saison dernière, au Havre, la pièce Beaucoup de bruit pour rien, de Shakespeare, mise en scène – librement – par la Compagnie des 26000 couverts, invitée par le directeur du Volcan. Après avoir été mêlés anonymement au public, les comédiens se firent peu à peu connaître.
Assis en cercle comme à l’origine, nous avons assisté avec bonheur à l’éclosion
du théâtre.
Au Volcan, les comédiens étaient parmi nous. Dans la cour d’honneur, des spectateurs étaient passés de l’ombre des gradins aux projecteurs de la scène, miroir tendu aux silhouettes muettes de la salle, d’un silence intense ou concentré, parfois toussotant, souvent riant. Hommage au Festival et à Jean Vilar, aux deux directeurs, Baudriller et Archambault, salut aux publics.
Ces quatorze-là ne sont pas comédiens : ils racontent ce qu’un spectacle leur a apporté, ou non, comment le théâtre a changé leur vie, parfois. Pas n’importe lequel : le théâtre particulier de la Cour d’honneur,c’est-à-dire, dans un lieu grandiose, celui qui a pu provoquer, ou décevoir, ou enflammer. Jérôme Bel l’affirme :
C’est avec la Comédie-Française le symbole absolu du théâtre, et ça n’en est surtout pas un. Impossible d’y répéter en journée.
Spectatrices havraises curieuses des propositions des meilleurs créateurs contemporains programmés au Festival, la création de Jérôme Bel nous renvoie à notre passion du théâtre et à notre « rubrique des spectateurs ». Certains témoignages nous font rire. D’autres nous émeuvent car ils évoquent les douleurs de la vie accompagnées par la figure d’Antigone ou la douceur de la mort pour qui veut qu’on enterre ses cendres au Palais des papes.
Pourquoi offrir à des spectateurs cette place sur scène ? Les témoignages ne pouvaient-ils pas, comme l’un d’entre eux, faire l’objet d’un recueil ? Démarche flatteuse, voire racoleuse …
Or la lumineuse simplicité du dispositif ne nous dissimulait pas le travail de Jérôme Bel : choix des individus et des textes, des œuvres et des comédiens de la Cour d’honneur, mise en scène.
Un des sens nous apparaît au fil des témoignages livrés en toute simplicité.
Ce qui est beau, c’est d’abord que le souvenir fait renaître la scène : Antoine Le Ménestrel escalade la façade du Palais, et c’est le même silence que lors de Inferno de Romeo Castellucci… Agnès Sourdillon – que nous avons vue si souvent au Havre avec le metteur en scène Alain Milianti – raconte avec la même candeur, et la même voix « citronnée », ses rendez-vous galants de l’Ecole des femmes. C’est le grand Maciej Stuhr qui nous bouleverse avec une évocation terrible de la guerre et de la culpabilité de tous, monologue des Bienveillantes, de Jonathan Littell, extrait d’(A)pollonia de Warlikowski.
Oui, les images de notre mémoire théâtrale sont vivantes : nous en sommes la trace.
Car si les artistes nous ont métamorphosés en public, ce qui est beau aussi, c’est que, l’instant d’une remémoration, la présence simultanée d’un comédien et d’un spectateur sur la scène les relie. Ici et maintenant, l’artiste et l’émotion partagée lient le passé et le présent.
Ces deux pièces, Beaucoup de bruit pour rien et Cour d’honneur, reposent sur
l’idée que les publics sont vastes : ils peuvent être présents et conquis, mais aussi partant avant la fin, méfiants ou exclus. Et sur l’idée que le théâtre est un art essentiel, qui réunit et grandit ceux qui le font, sachant qu’ acteur et spectateur – rêvés ou réels – sont indissociables.
Isabelle Royer
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