Marie Darrieussecq au Goût des autres

Samedi matin, 18 janvier 2020, à la bibliothèque Oscar Niemeyer, dans le cadre du festival Le Goût des autres, Marie Darrieussecq présentait sa masterclass, pendant laquelle elle a essentiellement parlé de son dernier roman : La mer à l’envers. Ce qui était une manière de nous faire pénétrer dans l’univers de ses personnages, tels qu’elle les conçoit, comme des êtres familiers qui d’une certaine façon, font maintenant partie de sa propre vie. Elle a expliqué qu’elle écrit au fil de la plume, sans aucun plan.
A cette occasion, le premier livre de Marie Darrieussecq, Truismes, a été brièvement évoqué. A l’époque de sa parution, en 1996, ce roman a provoqué un certain remous proche du scandale.
C’était un objet étonnant, qui parlait d’une métamorphose inouïe, dans un monde pervers et décadent. D’une écriture simple et fluide.
Marie Darrieussecq a indiqué que son personnage récurrent et présent dans son dernier roman, Rose, avait des points communs avec l’héroïne de Truismes, dans sa façon d’aborder la vie, ou plutôt de se laisser porter par les circonstances, avec une sorte de naïveté teintée de fragilité.
Je me souviens qu’au moment de sa parution, Truismes a été considéré comme une farce obscène. C’était, me semble-t-il un malentendu.
 Il y a  dans ce roman quelque chose d’implacable, comme une construction issue d’une sourde révolte. Peut-on dire alors que l’histoire, dès ses premières lignes, était dictée par l’inconscient de son auteur ?
Dans Truismes, la narratrice se place dès l’abord comme objet, jouet sensuel qui ne sait pas qu’elle évolue dans un univers sexuel.
La première phrase du récit est une clé : « Je cherchais donc du travail ». Le personnage, qui raconte son histoire à la première personne, envoie une « candidature spontanée » auprès de la parfumerie de l’Aqualand. Innocemment, elle s’y décrit comme étant « appétissante ». Pensant qu’il y a là un bon argument pour être embauchée dans un magasin de luxe.
Elle qui déclare n’avoir jamais accepté de se prostituer pour gagner sa vie, se prostitue, de fait, dans le salon d’essayage du  » magasin chic » de l’Aqualand. Mais elle ne le sait pas. Parce qu’elle ne connaît de la prostitution que le cliché d’une activité codée qui désigne des femmes de mauvaise vie, dont elle ne fait bien évidemment pas partie parce qu’elle a un emploi, ce qui lui confère une respectabilité dans la société. Or, celui qui la lui accorde c’est : son patron. Elle pense tout lui devoir.
« Appétissante », donc associée à un objet de consommation, elle ne trouve rien de répréhensible à être un objet entre les mains d’hommes riches et importants. Ce qui compte pour elle, c’est que sa présence dans la parfumerie de l’Aqualand attire tant de clients que son patron gagne énormément d¹argent. Dans son esprit, l’enrichir est la condition indispensable qui lui permet de garder son emploi, c’est pourquoi quand elle sera chassée parce que devenue grosse et bouffie, et plus du tout consommable, qu’elle aura perdu ses clients, elle admettra parfaitement cet exil.
Dès qu’intervient la métamorphose, dès que la demande de l’employeur n’est plus satisfaite, la jeune fille est bannie. Le corps-outil de celle-ci, qui était magnifique, devenant gras manifestement animal devient objet de dégoût. Elle n’a plus d’aspect humain, elle est devenue « cochon femelle ». Progressivement, elle est exclue du langage articulé, ce qui était la dernière preuve tangible de son humanité. Bien pire : sa nature humaine est encore vaguement décelable et donc la rend encore plus effrayante.
Truismes, opère dans sa deuxième partie, une métamorphose du récit lui-même, brusquement chargé des références cinématographiques de films de séries B voire X, et de romans de gare tendance perverse, ceci dans un fourre-tout bouillonnant, réunissant toutes les bassesses possibles de la société : le racisme, la fascisme, l’incohérence et l’inefficacité du politique, la décadence morale et intellectuelle, la vénalité et la veulerie. On y reconnaît une profusion de sujets mêlant le fantasme et la réalité : du thriller et du meurtre en série à celui du loup-garou … On y retrouve les ambiances reconstituées de récits douteux touchant la période de l’Occupation mais aussi celles de jeux télévisés odieux et dégradants.
Dans son lent passage de l’humain à l’animal, la narratrice observe sa transformation, la subit, mais l’accepte et s¹adapte aux nouvelles possibilités ou handicaps de ce nouveau corps. Elle se conforme à son nouvel aspect. Elle en devient solidaire. Elle tombe dans la déchéance, modelée par le regard que la société pose sur elle. Une fois encore elle se conforme à ce que l’entourage attend d’elle : elle sera donc objet de foire et de désir malsain. Dans un mouvement réflexif, la société devient le miroir où elle se voit comme l’incarnation d’une société de porcs. Dans cette mutation, elle laisse entendre que la dégradation progressive de son corps est inscrite dans un processus qui la rend complice de la bassesse du monde parce qu’elle est fille de ce monde, de ses aspirations et de ses travers. Pourtant elle accepte de se conformer et de se soumettre au modèle abject qu’on attend d’elle : comme si se vautrer dans un univers sordide, était la dernière sortie pour survivre. Avec ce qui lui reste à offrir. De corps consommable elle devient objet de curiosité et de fascination morbide. Finalement exténuée, elle s’abandonne et se terre dans des ténèbres inabordables pendant que son image virtuelle continue à hanter les journaux et les écrans de télévision.

Marie Darrieussecq dans ce vortex, rejetait une société aux prises avec une culture mutante. Dans son roman, elle mêlait la fiction et l’Histoire, entre rumeur et réalité, elle montrait une image du monde, passée par le filtre d’une forme de paranoïa, d’où ne ressortait que la part sordide.
Le seul moment du roman qui éclaire la vie de la narratrice est son amour heureux, véritable, pour Yvan. Amour qui s’appuie sur leur état commun d’êtres mi-bêtes mi-humains. Cependant cet amour se déroule sur fond de corruption, de vice, de crime, de psychose. Quel message voulait transmettre l’auteur ? Que dans un monde corrompu seul vaut l’amour partagé et sincère ? Ou bien que l’amour partagé et sincère peut s’accommoder de la corruption et de l’ordure? Il ne semble pas que la question soit tranchée et dans les deux cas, seule la chute est au bout. L’héroïne de Truismes va jusqu’au terme de l’abjection, avec pour justification celle de sauver sa peau, quelle qu’elle soit, femme ou truie. Or, elle n’a plus rien à sauver parce que dans ce parcours fait d’aveuglement, elle a perdu la conscience de son humanité.
Ce roman, considéré  à sa sortie comme un avatar de la littérature, à la fois dénonciateur et complice, exprimait une crise où la jubilation de l’écriture devenait frénésie douloureuse. En 1996, Marie Darrieussecq dénonçait pêle-mêle la politique, les médias, la publicité, l’économie, la misère, la consommation, les exploiteurs …

Marie Darrieussecq, en 2020 écrit La mer à l’envers. Texte réaliste, d’une transformation cette fois intime. Peut-être l’envers de Truismes.

Un extrait de Truismes

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