« L’instant philo » Emission du 3 mai 2020

Désir et lassitude                            

Elle s’invite de temps en temps, sans qu’on l’ait sollicitée, dans nos occupations professionnelles ou privées, dans les familles, parmi les amis, entre les amants, au sein même des relations les plus intenses et les plus émouvantes. Et, sans crier gare, elle s’installe parfois durablement et commence son impitoyable travail de sape. Elle peut ainsi déposer sa couche de poussière et de rouille sur le métal des nouveautés les plus passionnantes. Elle finit par émousser la lame du désir qui nous faisait trancher ces vieilles habitudes qui nous empêchent d’avancer. Elle neutralise nos volontés de changer, nous paralyse, et tente de nous placer dans une vision déprimante des choses. Elle met du gris sur les couleurs de l’existence et rend fade tout ce qui mettait du piment dans notre vie.

Bref, elle transforme le désir en ennui,  le passionnant en désolant, nos amours en tristes cohabitations. Pourtant son nom est plutôt doux et caressant : elle s’appelle la lassitude.

Peut-être est-elle le ver dans la pomme du désir qui nous condamne ici-bas à l’ennui et à la déception – bref au malheur. Telle est, en tout cas, l’hypothèse qui peut paraître bien séduisante d’un certain pessimisme que nous aimerions examiner et critiquer.  Car cette représentation des choses aussi lucide puisse-t-elle paraître se révèlera peut-être à l’analyse réductrice et ignorante du rapport bien plus complexe que le désir entretient avec la lassitude et l’ennui.

La logique du désir aux yeux des pessimistes

Puisque nous avons le projet de critiquer la doctrine pessimiste, il est important d’examiner ses arguments. Une définition du désir par le philosophe Leibniz, qui est né en 1646 et est mort en 1716  est bien utile pour commencer notre analyse. Elle est tirée des Nouveaux essais sur l’entendement humain. « L’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui pourrait lui donner du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir. »

Tout d’abord, le désir est présenté par Leibniz comme une « inquiétude ». Le terme ici n’est pas à prendre au sens psychologique qui renvoie à la crainte, au stress et à l’anxiété. Il faut le prendre au sens étymologique. L’inquiétude est littéralement l’absence de quiétude, de tranquillité ou de repos. Désirer c’est donc être agité intérieurement par quelques mouvements de l’âme et être conduit ainsi à intervenir sur le monde qui nous entoure. L’homme qui désire n’est pas du côté du calme plat qui définit parfois des périodes de l’existence où l’on dit alors qu’on est « tranquilles ». Leibniz nous rappelle donc que le désir est principe d’action et producteur de liens sociaux et affectifs.   

Tout à l’opposé, la lassitude est ce qui nous pousse souvent à interrompre une activité et, parfois, à sortir d’une relation. Elle est très proche de l’antonyme du désir – à savoir l’aversion qui peut prendre la forme du dépit, de la haine, du dégoût, parfois de l’indifférence.  Cette nature de la lassitude si contraire au désir peut finir par le miner de l’intérieur – comme le ver dans le fruit. (cliquez sur le lien audio suivant)

Lassitude intro 3 mai

On comprend dès lors mieux la doctrine des pessimistes. Car la lassitude qui accompagne tous nos engouements comme son ombre maléfique,  semble bien vouer le désir à un perpétuel et très répétitif échec. Arthur Schopenhauer, qui est le grand représentant du pessimisme philosophique au XIX siècle peut ainsi écrire dans Le monde comme volonté et représentation : «  Sans nous lasser, nous courrons de désir en désir ; en vain chaque satisfaction obtenue, en dépit de ce qu’elle promettait ne nous satisfait point, le plus souvent ne nous laisse que le souvenir d’une erreur honteuse ; nous continuons à ne pas comprendre, nous recommençons le jeu des Danaïdes[i] et nous voilà à poursuivre de nouveaux désirs. »

Pour comprendre ce constat désabusé de Schopenhauer, il faut revenir à la définition de Leibniz : « L’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui pourrait lui donner du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir. »  Le désir y est présenté comme une frustration potentielle. Leibniz reprend l’idée de Platon qui présente le désir comme un manque, c’est-à-dire comme l’absence plus ou moins douloureuse et obsédante d’une réalité dont nous imaginons que la présence serait capable de nous procurer une grande satisfaction. Ce caractère négatif du désir le rapproche de l’aspect destructeur de la lassitude et de la dimension insupportable de cet ennui que la lassitude produit en nous, quand elle finit par éteindre le feu sacré de la passion. Désir, lassitude et ennui produisent tous trois de l’insatisfaction.

On comprend dès lors pourquoi Schopenhauer met l’accent sur un cercle vicieux qui produit le malheur de notre condition.  L’inquiétude douloureuse du désir nous conduit en effet à rechercher laborieusement une satisfaction qui, une fois atteinte est rapidement minée par la lassitude. Cette dernière nous laisse, comme seul os à ronger, un mortel ennui qui donne rapidement envie de retrouver la morsure amère du désir.  Le pessimisme se plaît à mettre en avant cette logique infernale qui fait de nous des machines désirantes qui produisent essentiellement de la déception à répétition et du malheur en boucle.

  1. Critique du pessimisme

Indéniablement la vision pessimiste attrape quelque chose du réel. C’est pourquoi il est difficile d’y rester insensible. Toutefois, plusieurs arguments peuvent lui être opposés. C’est encore une fois Leibniz qui va nous servir de fil conducteur. Il écrit en effet ceci dans son ouvrage intitulé,  Principes de la nature et de la grâce fondé en raison : «  Notre véritable bonheur ne consistera jamais et ne doit point consister en une jouissance complète où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide mais en un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections »

C’est dire la nécessité pour Leibniz d’être réaliste. Où a-t-on déjà vu d’ailleurs une satisfaction parfaite et durable sur terre ? Ce prétendu idéal n’est rien d’autre finalement  qu’une sorte d’état végétatif de jouissance béate.  Le véritable bonheur est d’être en mouvement. Il  consiste, précise Leibniz «  en un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. »

Cliquez sur le lien audio :

https://ouest-track.com/podcasts/viva-culture-217/1

De ces considérations, on peut tirer quelques  leçons. D’abord si le pessimisme insiste sur l’impossibilité de combler le manque du désir, c’est parce qu’il fantasme finalement sur une jouissance qui serait totale et définitive. Le pessimisme est finalement un idéalisme inversé. Mettre tant l’accent de façon excessive sur le négatif et la douleur du désir montre qu’on cultivait un espoir insensé dans la positivité d’un bonheur statique. Le pessimiste est un naïf et la résistance que le réel lui oppose ne le rend pas plus sage. Au contraire, il tombe dans l’aigreur et reste aveugle. Il ne voit pas, par exemple qu’il peut y avoir une vraie jubilation à désirer. Il semble même ignorer que le bonheur humain, loin d’avoir pour effet de nous rassasier définitivement, ouvre plutôt l’appétit de vivre, donne de nouvelles envies et nous fait comprendre que le désir permet l’exploration de nouvelles possibilités.

Le pessimisme est donc une conception réductrice du désir. C’est aussi une posture facile qui s’appuie sur le préjugé selon lequel la lucidité  doit toujours être du côté de la désillusion et du désespoir. Pourquoi faudrait-il toujours habiller la lucidité avec les vêtements austères des penseurs à la triste figure ? La lucidité ne devrait-elle pas plutôt suivre les pas d’une vérité plus complexe, qui échappe aux hommes qui ont la prétention de tout faire entrer dans leur mélancolique système ?

Pour Nietzsche, un discours philosophique doit être jugé, non seulement dans sa cohérence interne mais aussi en examinant celui qui le tient. « Qui parle ? » est une question qu’il faut savoir se poser. Dans Le gai savoir, il écrit ainsi : «  Chez l’un, ce sont ses manques et ses imperfections qui se mettent à philosopher, chez un autre ses richesses et ses forces. »  

On voit bien alors de quel côté souffreteux se trouve Schopenhauer. Et de quel côté plein de vitalité se situe Leibniz. Il y a ainsi des philosophies pleines de sève qui savent affirmer la positivité du désir, son aspect aventurier ainsi que la contribution qu’il apporte à un bonheur dynamique, bien réel et perfectible. Ce sont des philosophies pour lesquelles ennui et lassitude ont également une valeur humaine indépassable. Les deux, en effet, nous évitent de rester fixer sur une jouissance tel un nourrisson accroché au sein de sa mère. Ces deux dispositions affectives permettent ainsi un renouvellement enrichissant de nos existences. Elles nous signalent aussi de temps en temps les impasses dans lesquelles notre désir peut s’égarer.   

Conclusion

La lassitude ne détruit pas le désir, ni ne conduit à minimiser, comme le font les esprits chagrins, les satisfactions du passé. La lassitude permet comme le sentiment de satiété, d’éprouver de façon spontanée les limites de la jouissance qu’un objet peut nous procurer et elle nous prépare à de nouvelles découvertes.     

En somme, désir et lassitude peuvent former un couple harmonieux. D’ailleurs, s’il est courant de se lasser de bien des choses, rares sont ceux qui se lassent totalement de désirer. Enfin, face aux déconvenues de la vie, aux déceptions qu’on ne peut éviter et au froid pessimisme qui nous menace, il faut tâcher de réaffirmer la force de la vitalité et cultiver ce courage des oiseaux dont Dominique A sait très bien chanter les louanges.                        Didier Guilliomet

[i]  Les Danaïdes dans la mythologie grecque sont les filles du roi Danaos qui ont été condamnées aux enfers  à remplir pour toujours un tonneau percé.

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