Une grande aventure musicale ! Festival « Pour les oiseaux »

C’est quoi, les « musiques improvisées » ?
Ce terme désigne un genre musical hybride, bien illustré par le festival Pour les Oiseaux, (organisé par l’association « PiedNu » (1) qui s’est déroulé du 2 au 6 octobre dernier au Havre.

Nous avons pu y écouter des concerts et participer à des événements réalisés par quelques artistes de la création musicale et de l’expérimentation sonore, d’une grande diversité. Je voudrais présenter en quelques lignes l’originalité et l’intérêt de leurs modes d’expression afin de donner envie de les découvrir et de les écouter.
L’improvisation musicale est un phénomène bien plus large que ce genre appelé « musiques improvisées ». Cette appellation a été utilisée à partir des années 1960 pour parler de musiques situées au croisement d’une tradition « savante » (la musique dite « contemporaine ») et des musiques populaires en vogue (jazz, rock, pop…). On parlait alors d’improvisation « libre » ou encore d’improvisation « non idiomatique ».

C’est dans la seconde moitié du XXème siècle que les institutions ont progressivement reconnu l’émergence de ces musiques populaires qui utilisent des technologies nouvelles (d’où leur qualification de « musiques amplifiées ») et des langages issus principalement du blues et de ses dérivés. En France, cette reconnaissance a débouché dans les années 1990 sur le regroupement quelque peu arbitraire de toutes ces formes musicales sous la dénomination confuse de « musiques actuelles » (2).
Si l’on cherche une définition du processus de l’improvisation, il faut remonter aux origines de l’histoire culturelle et artistique de l’humanité, car toutes les musiques du globe la connaissent et la pratiquent peu ou prou. Un regard rapide sur l’histoire de la musique occidentale nous apprend que l’improvisation était déjà présente lors de l’élaboration des musiques médiévales « savantes ». Ce n’est que progressivement qu’elle a été réduite à une portion congrue, au fur et à mesure de la place grandissante prise par l’écrit. Jusqu’à être limitée au XIXème siècle à quelques survivances, comme les cadences des instrumentistes solistes dans les concertos ou chez les organistes. En revanche, pendant cette période historique, partout dans le monde, les musiques populaires ont continué d’employer l’improvisation, dans un subtil mélange de reprise d’airs déjà existants et de création spontanée.
Il a fallu les bouleversements de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle pour faire resurgir l’improvisation en Occident.

Deux événements concomitants sont à prendre en compte.

D’abord la « naissance » du jazz, c’est-à-dire l’hybridation de formes occidentales par des substrats africains, donnant naissance au « blues », au « gospel », au « ragtime » et aux musiques qui vont en découler. Dans ces dernières, le discours musical est fondé sur un canevas harmonique et mélodique sur lequel chaque musicien va broder ; lorsqu’ils jouent à plusieurs, des plages temporelles sont aménagées – les « chorus » – afin que chacun ait son moment d’expression individuelle. L’improvisation y joue donc un rôle variable. Ceci a pour conséquence de proposer un modèle différent de celui de la musique « savante », en inversant le rapport entre ce qui est fixé et ce qui est improvisé. Il faut ajouter que la diffusion du jazz coïncide avec une période de remise en cause dans la musique savante de ses paramètres : sortie de l’univers tonal, émancipation des rythmes, émergence du timbre, avec les oeuvres en particulier de Claude Debussy, Arnold Schoenberg et Igor Stravinsky.

Le second phénomène planétaire concerne l’invention de l’enregistrement et de la duplication des sons. Tout élément sonore peut donc être fixé puis reproduit à volonté. Ainsi une musique dépendante jusque-là de l’oralité (et donc soumise aux variations de ses interprètes) va se trouver comme « gravée » définitivement comme une inscription sur une pierre (c’est du reste le terme de « gravure » que choisira l’industrie phonographique).

Cela entraine deux conséquences. D’abord, l’enregistrement sonore et la duplication vont concurrencer l’écriture, voire la supplanter. D’autre part, avec l’industrialisation du processus, la reproduction va prendre le pas sur la création artistique. Sur un plan esthétique, la standardisation aura comme effet l’imitation stricte, le décalquage, dans lequel l’improvisation n’aura plus sa place. Sur un plan socio-économique, on observera la transformation progressive d’une grande partie des musiques populaires en musique de masse, soumise aux lois économiques et marchandes. Quant à la musique « savante », le mélomane sera invité à réécouter indéfiniment les chefs d’oeuvre du passé, fût-ce avec des interprètes vivants.
C’est dans ce contexte de diffusion mondialisée des oeuvres enregistrées que s’opère dans les années 60 un second basculement : d’un côté, le jazz porte aux limites son exploitation du langage tonal sur lequel il s’appuyait pour arriver au courant appelé « free jazz », où le langage se désarticule.

D’un autre côté, la création dite « contemporaine » – avec les musiques électroniques et concrètes, qui utilisent précisément les nouvelles technologies d’enregistrement et de duplication sonore, ou bien avec les musiques instrumentales et vocales qui s’en inspirent – élabore une autre forme de discours fondée sur la fragmentation, la juxtaposition, la répétition. La pratique musicale se trouve bouleversée par ce changement de paradigme, et les artistes des deux courants se retrouvent dans cette recherche de liberté qui se traduit pour eux par un recours conséquent à l’improvisation. Ainsi naissent les musiques dites improvisées, avec des références sous-jacentes, mais aussi une soif d’expérimentation, et un éclatement des types de réalisations sonores.

Pour faire comprendre cette aventure, je voudrais en montrer quelques facettes, au travers de trois prestations (auxquelles j’ai assisté) du festival Pour les oiseaux.

D’abord, le concert de Séverine Ballon, intitulé Forêts intérieures. A la fois interprète (violoncelliste) et compositrice, elle tisse un discours continu grâce à une technique d’archet très poussée, produisant harmoniques et sons granuleux avec d’infimes variations, comme une « excursion » prolongée et attentive dans la matière sonore. Les étapes sont écrites sur une partition, mais le déroulement temporel est improvisé, dans la mesure où c’est l’écoute des phénomènes sonores (avec ses aléas) qui guide sa main et sculpte en direct le son. Elle rattache sa démarche à un rapport organique à la nature.
La prestation du duo Louis-Michel Marion (contrebasse) et Françoise Toullec (piano) porte comme sous-titre Apocalyptic garden. Il s’agit cette fois d’une « croisière ». L’un des deux instrumentistes lance une grappe de sons tirée des profondeurs de son instrument à laquelle réagit immédiatement l’autre par une nouvelle proposition sonore. Dans ce jeu constant de stimuli et de réponses en ping-pong, les matières sonores, souvent très prégnantes, nous entrainent dans des paysages abstraits qui défilent instantanément devant nos yeux.
Comme troisième exemple, le duo Xavière Fertin (clarinette) – Camille Emaille (percussions) propose « Mà », une « pérégrination » beaucoup plus immersive, à la limite de l’errance. Plongé dans l’obscurité, le public est assis au milieu de la salle en deux cercles concentriques qui se font face. Les artistes (peu visibles) sont installées sur deux côtés de cette salle, mais les diffuseurs sonores sont répartis sur toute la périphérie. Dans un tel environnement, les sensations se trouvent exacerbées. L’univers sonore déployé mélange habilement des sons instrumentaux acoustiques et la diffusion de leurs transformations électro-acoustiques au travers des membranes d’instruments de percussion (en peau ou en métal), qui jouent le rôle de haut-parleurs. Ce système complexe de mise en vibration donne une coloration très étrange aux sonorités, à la fois issues d’un mélange et d’un mixage.

Pour compléter cette brève présentation, je me suis entretenu avec la clarinettiste Xavière Fertin (photo Gérome Blanchard), et je lui ai demandé de me retracer brièvement sa formation artistique, en essayant d’expliquer comment elle en est venue à pratiquer à un niveau professionnel l’improvisation. Venant d’un milieu familial écoutant des musiques contemporaines (Xenakis, Boulez…), elle commence son apprentissage de la clarinette au Conservatoire à Rayonnement Régional d’Angers, puis de Nantes. Dès cette période, elle expérimente en transformant les diverses parties de son instrument en producteur de son. Elle mène en parallèle une recherche de liberté en travaillant sur l’oeuvre poétique de Christophe Tarkos. La découverte de la musique improvisée se fera lors d’un stage. C’est alors qu’elle reçoit la confirmation de ce qu’elle pressentait, la pratique instrumentale au service de la densité de l’expression personnelle.
Xavière Fertin poursuit ses études musicales en leur donnant une destination professionnelle avec son entrée au Pôle Supérieur de Strasbourg, où elle approfondit sa connaissance du répertoire contemporain avec Armand Angster, obtenant licence et Diplôme d’Etat. Puis elle continue en Suisse avec un autre grand clarinettiste Ernesto Molinari. Elle se familiarise avec les clarinettes de la période baroque, prenant conscience des timbres particuliers de ces instruments (à la différence des instruments modernes, standardisés) : les compositions écrites pour eux prennent soudain tout leur sens. Elle prolonge ces études en Belgique en particulier autour du théâtre musical.
Intéressée par le rapport entre musique et arts plastiques, elle avait déjà écrit un mémoire de diplôme sur Morton Feldman et les peintres de la New-York School, où elle mettait en valeur l’interpénétration des notions de temps et d’espace. Elle acquière la certitude que sa recherche et son chemin passent par la pratique de l’improvisation. Et que le rapport au temps, élément fondamental, lie le musicien à la musique qu’il joue et au public qui l’écoute, mais s’articule différemment pour les musiques écrites et pour celles qui sont improvisées.
Selon elle, l’interprète doit porter la même exigence à jouer des oeuvres écrites (y compris les « classiques ») qu’à improviser. Elle pratique désormais les deux types de musique dans ses prestations comme dans le concert Les jours qui brûlent avec le collectif Rotule : ayant comme modèle formel le cinéma de Bruno Dumont, les diverses pièces qui le constituent deviennent à leur tour le matériau d’une seule pièce au niveau macroscopique, susceptible de traitements variés répondant tantôt aux critères d’une improvisation, tantôt respectant le déroulement d’une oeuvre fixée par l’écriture.
Damien Charron
(1) https://piednu.cargo.site/
(2) La reconnaissance des musiques populaires en France a été opérée par Jack Lang et son équipe, d’abord en 1986 avec la constitution du Centre d’Information du Rock et des Variétés (CIR), puis en 1994 avec celle de l’IRMA (qui regroupe le CIR, le Centre d’Information du Jazz et le Centre d’Information des Musiques Traditionnelles), et enfin en 1997 avec celle de la Commission Nationale des Musiques Actuelles, qui consacre cette appellation de « musiques actuelles », contestée dès sa formulation.
Courte bibliographie
Dominique et Jean-Yves Bosseur, Révolutions musicales, Paris, le Sycomore, 1979
Philippe Carles, Jean-Louis Comolli, Free jazz Black power, Paris, Editions Galilée, 1979
Pierre-Albert Castanet, Tout est bruit pour qui a peur, Paris, Michel de Maule, 1999
Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, rupture ou continuité de l’art musical ? Presses Universitaires de Rennes, accessible par Internet : https://univ-rennes2.hal.science/hal-01632493/document
André Hodeir, Hommes et problèmes du jazz, partie 3 « Le problème de l’improvisation », Paris, Parenthèses, 1954
Denis Levaillant, L’improvisation musicale, Paris, JC Lattès, 1981
Matthieu Saladin, Esthétique de l’improvisation libre – Expérimentation musicale et politique, Dijon, Les presses du réel, 2014
Jacques Viret, article « Improvisation » dans Connaissance de la musique, Marc Honegger, Paris, Bordas, 1996

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