Quand je porte mon masque…

C’est l’optimiste.

Quand je porte mon masque, je vois bien, mais j’entends mal, enfin plus mal avec que sans. Mais lorsque j’assiste à une réunion Zoom en télétravail, donc sans masque, j’entends bien (en général) mais je vois mal – ou pour mieux dire, je vois incomplet.

En ce qui concerne le premier point, je précise pour les persifleurs que je ne porte pas mon masque sur les oreilles (ni ailleurs) mais dans la stricte orthodoxie des recommandations en usage. Comme je m’ouvrais de ce constat auprès de mes camarades, l’un d’entre eux m’a fait remarquer que le masque étouffe la voix, bien sûr, mais qu’il empêche de lire, plus ou moins consciemment, sur les lèvres de son interlocuteur. Il a raison. Le fait est qu’on entend aussi avec ses yeux, pour ne pas dire avec son corps. Le psychologue et anthropologue Paul Ekman a répertorié dans les années soixante-dix plus de 10 000 nuances dans les expressions faciales que nous lisons plus ou moins consciemment en temps normal. La plupart d’entre elles passent à l’as derrière nos paravents de tissu. Si l’on considère avec le neurophysiologiste Alain Berthoz que “le cerveau est un générateur d’hypothèses, une machine biologique faite pour prédire le futur”, alors il faut bien reconnaître que masquer une partie des données sur lesquelles il s’appuie habituellement est un sacré handicap dans la conversation. Le contact par le regard, affirme Berthoz, est “l’équivalent du contact par la main” ; certes, mais avec le masque, il s’agit d’une main gantée. Allez toucher le visage de l’autre avec des moufles, on aura beau dire, la sensation n’est pas la même.

À propos du deuxième point, lors d’une séance Zoom, je vois bien chaque visage, très bien pour celui qui a la parole, et un peu moins les autres, alignés tels d’inquiétants portraits de famille dans un couloir de manoir gothique ; mais outre la sensation voyeuriste et un poil déplaisante de pouvoir fixer l’autre sans qu’il le sache vraiment, il me manque quelque chose. Mais quoi ? J’ai trouvé un élément de réflexion chez Merleau-Ponty : “Le regard ne peut dominer que des choses. S’il tombe sur des hommes, il les transforme en mannequins [en objets], ou il est médusé : je suis vu ! La vision ne cesse d’être solipsiste que quand l’autre me regarde.” En Zoom, j’ai l’impression d’être dans une superposition des deux états décrits par le phénoménologue – à la fois vu et pas vu. Et je ne ressens pas, ou peu, le poids du regard de mes interlocuteurs.

Le poids ? Des chercheurs de Princeton ont pratiqué une expérience indiquant que le regard que les autres portent sur nous est encodé dans notre cerveau comme s’il exerçait une force. Vieille idée qui date des présocratiques et qui aurait survécu, contre toute évidence, parce que le schéma qu’il suppose est pratique pour comprendre et anticiper les mouvements de l’autre : “Tout se passe, expliquent les chercheurs, comme si le cerveau dessinait rapidement un croquis avec des flèches dynamiques indiquant l’évolution du regard et des mimiques des autres.” Et comme s’il associait inconsciemment une force auxdites flèches. Le langage fourmille d’expressions qui expriment cette (pseudo) force du regard : magnétique, pesant, dominateur… sans parler du “mauvais oeil”. Et à ce propos, des astronomes du projet Breakthrough Listen (fondé par un millionaire de la tech) ont repéré un signal mystérieux, possiblement artificiel, en provenance de Proxima du Centaure. Autant dire la porte à côté, à l’échelle de la galaxie. Comme le dit la baseline de la nouvelle série OVNI(s) sur Canal Plus : “Plus on regarde, plus on a envie d’y croire”. Mais a-t-on vraiment envie d’être regardés par des E.T. ?

C’est une compulsion vitale : on veut être vu. Même sous les masques. SVEN ORTOLI

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