PHILOSOPHIE MAGAZINE
Disciple romantique de Kant, le poète et philosophe Friedrich von Schiller fit paraître en 1795 ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Soucieux de tirer les leçons politiques des théories de son maître, Schiller affirme : “La beauté engendre une disposition esthétique, brise la puissance de la sensation, facilite à l’homme l’affirmation de son autonomie. Être homme, c’est être en état de décider librement. Le but suprême des hommes doit rester la totalité humaine, et cette totalité, seule la beauté peut l’engendrer.”
Pour Schiller, la contemplation esthétique n’est pas un divertissement superficiel qui nous éloigne de la communauté, de nos devoirs envers elle, ni de la décision publique. De par son désintéressement, elle nous libère des ornières égoïstes de l’intérêt privé, de par son exigence d’universalité, elle nous fait prendre conscience de notre commune humanité avec nos semblables.
Il est 18h30 à Dahr-el-Ayn et le ciel est en feu, projetant des lueurs dorées sur les pâturages de la colline. Un petit agneau miraculeusement réchappé de Pâques chemine timidement sur la route de terre. Les oiseaux innombrables du voisinage, de ceux qui nichent dans les recoins de mes fenêtres et aiment à m’épier de par-dessous le store, s’apprêtent à céder la place aux chauves-souris qui viendront bientôt dessiner leurs trajectoires irrégulières sur le bleu assombri du ciel. Mais, pour l’instant, il est 18h30, et c’est bientôt le couvre-feu.
Je suis venu dans ce pays pour être professeur dans un lycée franco-libanais pendant un an. Mon établissement se trouve au milieu des oliveraies de cette région verdoyante s’élevant en pentes douces jusqu’à la plus haute montagne et qui a pour nom Koura. J’habite à moins de dix minutes dans la petite commune de Dahr-el-Ayn..
Dans cette petite bande de terre confisquée à sa population et livrée aux intérêts rapaces d’une oligarchie qu’est le Liban, il ne me paraît pas insensé d’être convaincu, comme Schiller, que l’esthétique peut être puissamment politique. Si elle n’était pas révélatrice de la profonde injustice qui sépare ceux à qui elle s’offre de ceux qui en sont privés, la beauté des paysages libanais ne serait point si tragique.
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