Histoire et histoire de l’art : « Il y a ­urgence, non à être esthète mais à se faire pédagogue ».

 

La Maison rouge, à Paris, ­présente jusqu’au 21 mai « L’esprit français », exposition consacrée aux contre-cultures des années 1960 à 1980. Y sont traités, à grand renfort de documents, le Palace et Hara-Kiri, le féminisme et les éducations alternatives, autrement dit une certaine histoire de France et des formes, à travers le prisme de la marge. Une parfaite synthèse entre histoire et histoire de l’art(…)

L’histoire embarrasse souvent les commissaires d’exposition. Au Centre Pompidou, elle a été littéralement mise sous le tapis, en 2016, dans « Un art pauvre », à propos du mouvement artistique arte povera, né en ­Italie dans les années 1960. Idem au Musée d’Orsay avec « Spectaculaire Second Empire », consacrée aux fastes napoléoniens.

Dans les deux cas, la production artistique était déconnectée des événements politiques et des conflits sociaux, de la poussée de la gauche ­révolutionnaire dans l’Italie des années 1960-1970, ou de l’insurrection contre l’autoritarisme de Napoléon III, au XIXe siècle. La culture ainsi présentée paraissait dépourvue de contexte, hors sol. (…)

Entre les deux disciplines que sont l’histoire de l’art et l’histoire, le combat fait rage. Et pas toujours à armes égales : à l’école, on apprend à lire et à écrire, rarement à voir. « L’histoire a tendance à vouloir gouverner en maîtresse les territoires les plus larges possible et à s’intéresser à tous les objets », ­admet l’historienne d’art Laurence Bertrand-Dorléac, commissaire des « Désastres de la guerre », en 2014, au Louvre-Lens.

Mais l’approche de ces territoires est forcément différente. Dans Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images (Seuil, 2013), l’historien Patrick Boucheron analyse ­l’essor de la peinture siennoise au XIVe siècle à l’aune de la propagande ­orchestrée par les édiles de la cité. Les rivalités esthétiques entre ateliers et ­artistes l’intéressent moins. Mais l’art ne saurait se réduire à l’illustration d’une situation sociale. « Les œuvres ne sont pas des reflets de l’histoire mais des actrices de l’histoire, affirme Laurence Bertrand-Dorléac. L’art agit autant sur l’histoire, et sur nous, que le contexte agit sur l’art. »

« Les historiens de l’art pensent que les historiens transforment tout en documents, et ces derniers reprochent aux premiers de tout esthétiser », résume Eric de Chassey, directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art. Le fossé entre les deux méthodologies, parfois poussé jusqu’à la caricature, est ancien. Il fut un temps où les historiens de l’art ne parlaient que palette et ­composition.

En 1966, le Britannique Lawrence Gowing (1918-1991) commen­tait ainsi en des termes purement esthétiques un tableau de William Turner représentant le naufrage d’un bateau négrier. Il était question de taches rouges ou noires, rien sur le commerce triangulaire. Eric de Chassey le reconnaît : « Aujourd’hui, il n’est plus possible de faire de l’histoire de l’art sur un modèle purement formel. » (…)

Les commissaires réfractaires à l’interpénétration de l’histoire et de l’histoire de l’art le martèlent : une exposition se donne d’abord à voir. C’est un plaisir visuel plus qu’un atelier d’éducation populaire, une expérience sensible, pas un essai historique. Dans un contexte budgétaire tendu, il s’agit aussi d’attirer un ­public plus large que celui des expositions purement historiques. Quand une exposition d’histoire du Musée de l’armée engrange entre 50 000 et 90 000 visiteurs, une grande exposition thématique du ­Musée d’Orsay ­table sur 300 000 à 400 000 personnes. Il faut attirer le visiteur sans le ­fâcher ou, pire, l’ennuyer.

Or ce dernier circule à sa guise. Difficile de maîtriser son parcours, le temps qu’il passe devant les œuvres ou l’attention qu’il porte aux panneaux explicatifs. Comment, dès lors, rendre le contexte intelligible sans ­allonger les cartels au risque d’assommer les visiteurs ? (…)

Jusqu’où, d’ailleurs, doit-on rendre compte d’une époque ? (…) Faut-il ­remettre dans son contexte le célèbre Tres de Mayo, de Goya, illustrant l’exécution de combattants ­espagnols par les soldats français à l’époque des guerres napoléoniennes, quand l’image dépasse aujour­d’hui par sa force l’événement auquel elle fait référence ?

Et puis il n’y a pas un, mais des ­publics, aux savoirs divers. « On a beaucoup de mal à aborder la culture historique de nos concitoyens. Sur quel socle commun peut-on se baser ? », s’interroge Olivier Gabet, directeur du Musée des arts décoratifs, à Paris. En concevant l’exposition « L’esprit du Bauhaus », qui s’achève le 26 février, ce conservateur est parti du principe que le contexte des années 1920 était acquis. « C’est compliqué de penser qu’un visiteur viendrait dans un musée sans un minimum de ­bagage historique, justifie-t-il. On nous demande de faire un peu d’éducation civique, un peu d’éducation nationale. Mais ça ne peut pas reposer entièrement sur nos épaules. Nous ne sommes pas un ­livre d’histoire. »

(…) Dans un monde imprévisible, insiste Philippe Artières, « il y a ­urgence, non à être esthète mais à se faire pédagogue ».

 

A voir : « L’esprit français. Contre-cultures, 1969-1989 », La Maison rouge, 10, boulevard de la Bastille, Paris 12e. Tél. : 01-40-01-08-81-24. Jusqu’au 21 mai.

  • Roxana Azimi
    Journaliste au Monde

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