« Archivage Hommage Esclavage » de Jocelyn Brudey, vu par Damien Charron

Après la pièce « C’est l’heure de ! », commentée sur ce même site en janvier 2024 ,Jocelyn Brudey, auteur et metteur en scène, nous présente un nouveau spectacle « Archivage Hommage Esclavage » à l’intérieur d’un projet plus vaste « Arts Fonds Demain ». Si le thème choisi (« Esclavage ») prolonge sa réflexion, il en tire sa matière principale de quatre documents des Archives Municipales du Havre (« Archivage »), toujours avec comme ligne de mire la reconnaissance de la dignité des esclaves dans le souvenir (« Hommage »). Démarche ancrée dans l’examen critique du passé historique local, Le Havre, port négrier de la traite transatlantique.

Pourtant nous sommes plongés dans un univers théâtral : d’emblée le spectateur est emporté dans un tourbillon. Après un bref appel au djembé, les esclaves font la fête en l’absence du maître, déguisement, pantomime, musique, danse. Ce moment d’exubérance, de défoulement, de divertissement (qui nous détourne de nous-mêmes au sens propre) enclenche un phénomène d’identification avec les acteurs, dans une sorte de métaphore de l’action scénique. Le metteur en scène a choisi un dispositif scénique très sobre, adapté à la salle d’activité du Pôle Simone Veil, où se jouait cette pièce : seulement 12 chaises en cercle, derrière lesquelles s’assoyait le public. Et une absence de décor. Comédiennes et comédiens habillés en noir, portant un chapeau et un foulard rouge.

Nous voilà entrainés dans une ambiance festive. Soudain, l’interprétation du certificat de décès d’un enfant captif, qualifié de « négrillon », lors du voyage du navire de traite, l’Alligator, en 1791 expose la situation : le transport de « marchandises » (c’est nous qui mettons les guillemets), dont le capitaine Barabé est responsable, et donc redevable en terme comptable de la perte, nous plonge dans l’ignominie d’un trafic où la dimension humaine resurgit inopinément par l’irruption de la mort malgré la tentative d’effacement de l’identité. Si, dans une sorte d’incantation, l’actrice représentant un esclave cherche, avec ses camarades, à faire ressentir au capitaine Barabé cette part d’humanité, c’est surtout à nous, les spectateurs modernes, qu’elle s’adresse : comment ne pas être touché par le caractère tragique et injuste de cette mort ?

Même si la description suivante de la vie des esclaves à la plantation de Monsieur Pécoul, à la Montagne Pelée (Martinique), extrait du journal de voyage de Martin Foäche, embellit les conditions d’existence, il apparaît aux yeux du témoin moderne que l’organisation spatiale et temporelle de la plantation obéit à des objectifs économiques de rentabilité et à des nécessités de surveillance et de contrôle, reposant sur le travail forcé : entretenir la force de travail au moindre coût tout en l’exploitant au maximum, jusqu’à organiser sa reproduction (sexuelle), avec le soutien complaisant des instances administratives et religieuses, afin d’assurer la continuité du système.

Grâce aux pouvoirs de l’illusion théâtrale, nous remontons alors dans le temps, jusqu’au milieu du 17ème siècle, lorsque l’aventurier normand Jean Le Vasseur conseille par courrier à son beau-frère Isaac Boivin de recourir à l’esclavage pour l’exploitation de ses plantations aux Antilles. Ce cheminement entre les pièces d’archives municipales du Havre se conclut sur un texte d’une autre source : un extrait du célèbre discours de Martin Luther King du 28 août 1963 : I have a dream. Rupture et continuité : les situations de domination et d’aliénation se poursuivent malgré le phénomène historique de l’abolition, ainsi que les mécanismes de racisme, mais en même temps, il est permis d’espérer que les énergies collectives humaines œuvrent en continu pour la libération des dominés et l’extinction des inégalités de traitement.

Cette forme courte, qui ne dure que 30 minutes, nous questionne avec acuité sur l’existence de ce phénomène historique de la traite négrière : « ils et elles » sont nos semblables, pourquoi leur avoir fait subir cela ? La mise en scène, fine mais efficace, favorise l’identification et incite à la transformation du spectateur, sa catharsis. Par exemple, le chiffre douze, avec douze chaises (alors qu’il n’ y a que 8 actrices et acteurs), et douze répétitions de la récitation de l’acte de décès symbolise une forme de complétude (pensons aux douze mois de l’année, aux douze notes de la gamme chromatique en musique), il connote la circularité, à la fois le mouvement et sa fermeture sur lui-même. Les actrices et acteurs – les esclaves – nous invitent à danser et faire la fête avec eux, parce que nous sommes avec eux, quelque part nous sommes eux. Nous avons changé momentanément d’identité. Il convient aussi de souligner que cette création remarquable a été accomplie par des amateurs, et avec une matière qui aurait pu rebuter. Tout au contraire, ces comédiennes et comédiens, adhérents pour la plupart de l’association Stop Galère, ont su donner une présentation très vivante des textes d’archives et faire vivre un personnage collectif, la troupe des esclaves, confrontée au personnage solipsiste du capitaine Barabé.

La pièce se termine sur le retour des maîtres. Avec la fin du spectacle, nous, les spectateurs havrais, nous nous retrouvons assis à notre place, en plein XXIème siècle, invités à réfléchir à ce rêve d’un monde meilleur, respectueux des autres et attentif à l’égalité entre les êtres. D’un côté, l’art de Jocelyn Brudey instille de l’espoir : le geste théâtral incarne cette libération possible. Mais d’un autre côté, la transgression du carnaval et de la fête n’arrive pas à changer la violence du réel. La seule issue serait-elle la révolte ?

Damien Charron, membre du conseil d’administration de la Maison de la culture du Havre

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