Peintresses (in)visibles/Grande conversation 24 novembre 23

Introduction : le choix du mot peintresse est un choix militant.

– Pourquoi ne pas dire une « femme peintre » ? C’est de l’essentialisme. On met d’abord en avant le fait que c’est une femme avant fait qu’elle soit artiste

– Or il existe un mot, d’origine très ancienne, « peintresse », dès le XIVe siècle, et « peintresse » dans sa graphie actuelle chez Clément Marot en 1530). Disparition avec l’académie française. Mais : mot toujours utilisé, tout le temps  = trouvé régulièrement au cours de mes recherches.

Les origines : déjà au Moyen-Âge, les femmes sont artistes. Par exemple l’enluminure : en 1400 à Paris, 10 à 15 % des artistes qui font les enluminures sont des femmes. On a peu de nom car alors artisan = artistes. Bourgot, Anastaise.

Les premières peintresses de l’histoire (au sens moderne) sont italiennes : il s’agit d’Onorata  Rodiani et de Catarina dei Vigri, plus connue comme Saint Catherine de Bologne. Première moitié du XVe siècle

1/ Première cause d’invisibilisation : la destruction ou non-conservation des œuvres.

– Onorata Rodiani et Sainte Catherine de Bologne : œuvres presque toutes détruites.(première photo : Vierge à l’enfant de Sainte Catherine de Bologne)

ste catherine de bologne

C’est pourquoi je vais vous parler de la première peintresse française (à ma connaissance) : Marguerite Bahuche. Née à Tours dans les années 1560. Son père Antoine Bahuche est peintre, donc c’est forcément lui qui la forme. Elle se marie à Jacob Bunel, un peintre de Blois en 1595. Ils sont appelés à Paris par Henri IV en 1599 et répondent à des commandes d’état, décorent la Petite Galerie (future Galerie d’Apollon – brûle en 1660). Jacob fait les hommes, Marguerite peint les femmes. On a des témoignages de l’époque qui louent ses qualités et disent qu’elle était meilleure que son mari. Bunel meurt en 1614. C’est la Régence. Marie de Médicis octroie les titres de son mari à Marguerite : elle devient « peintre du roi », et « conservateur des tableaux du Louvre et des Tuileries » et garde tous les avantages qu’avait son mari. Après le XVIIe siècle, plus personne ne la connaît. Pourtant elle a légué ses œuvres à ses neveux. Peut-être qu’un jour on va en retrouver…

Les faits sont les mêmes en ce qui concerne les premières académiciennes. Académie royale de peinture et de sculpture, fondée en 1648. Au début c’est un progrès pour les femmes (elles n’étaient pas admises dans la Corporation des peintres) (et les femmes ne sont pas admises à l’Académie française – il faudra attendre près de trois siècles et demi). Parmi les premières académiciennes, on en compte trois dont on n’a aucune œuvre attribuée aujourd’hui : Anne Strésor, Catherine Perrot, et la première sculptrice, Dorothée Massé. Toutes les académiciennes du XVIIe siècle ont un père ou un mari artiste de renom, sauf Catherine Perrot, qui est miniaturiste et qui a donné des cours à Marie-Louise d’Orléans, reine d’Espagne, et à la princesse de Guéméné. Heureusement, elle a laissé un traité, publié en 1686, sur l’art de peindre les plantes et les oiseaux. L’historien Félibien en dit beaucoup de bien. Elle est très louée à l’époque. Mais ! Au XIXe siècle, des critiques vont la traiter avec un mépris incroyable (ils n’ont bien sûr jamais vu ses œuvres !) Un certain Henry Bouchot écrit « Ils écrivent mignature, tous, ils pourraient aussi bien dire mignardise. Mignarderie de conception, de pratique, de faire, petitesse de métier, routine mignonne » !

2/ La deuxième cause d’invisibilisation des peintresses, c’est donc bien la volonté d’entraver leurs carrières pour ne pas qu’elles fassent concurrence aux hommes. Elles seront 15 à entrer à l’académie Royale en à peu près 150 ans par rapport à des douzaines d’hommes. Les deux dernières seront Vigée-Lebrun, et Adélaïde Labille-Guiard. Ensuite, la Révolution repbaptises l’académie en « Académie des Beaux-Arts » mais exclue les femmes. Par contre elle leur donne le droit de présenter leurs œuvres au Salon des artistes.

[Illustration : Virginie Demont-Breton : Femme de pêcheur venant de baigner ses enfants, 1881]

Fichier:Femme De Pêcheur Venant De Baigner Ses Enfants by Virginie Demont-Breton.jpg

Il faudra attendre 1897, notamment grâce à Virginie Demont-Breton, pour que les femmes soient acceptées à l’Académie des Beaux-Arts, et 1903 pour qu’elles puissent concourir pour le prix de Rome. L’académie des Beaux-Arts, c’est là qu’on forme les artistes. Tant qu’on ne forme pas les femmes, impossible de réussir une carrière. Avec la Restauration et le code Napoléon, les femmes n’ont plus aucun droit et sont réduites à un statut proche de celui des esclaves. Néanmoins certaines réussissent quand même à émerger comme Rosa Bonheur qui déclare en prenant la direction de l’Ecole impériale gratuite de dessin pour demoiselles : « Suivez mes conseils et je ferai de vous des Léonard de Vinci en jupons ».

Elle a bien compris que l’enseignement est la clé de la réussite. Et c’est en cette seconde moitié du 19e siècle qu’on voit fleurir à Paris toutes sortes de cours ouverts aux femmes : Académie Julian, Académie de la Grande Chaumière, etc. qui attirent aussi des quantités d’élèves de l’étranger. La Révolution est en marche ! Toutefois, il ne faut pas trop vite crier victoire

[Illustration : Ghada Amer]

ghada amer revolution 2

Ghada Amer : présentation. En 1985, à Nice, à la Villa Arson, école d’art contemporain et expérimental, publique, se voit refusée en spécialité peinture parce qu’elle est une femme : les femmes ne deviennent pas célèbres en peinture, donc on ne va pas gâcher la place en la donnant à une femme plutôt qu’à un homme. Résultat elle s’est mise à peindre avec du fil à broder et elle est devenue une artiste majeure de premier plan !

3/ Troisième facteur contribuant à l’invisibilisation des femmes, c’est l’entourage proche. La nécessité d’arrêter sa carrière après son mariage ou à l’arrivée des enfants. Mais pour beaucoup aussi, parce qu’elles ont travaillé dans l’ombre d’un homme : ça peut être le père, qui est peintre et forme sa fille, mais il la garde à une place inférieure : exemple Tintoret, il forme sa fille, Marietta Robusti, dite la Tintoretta, mais il l’empêche de faire carrière : Philippe II d’Espagne veut la faire venir à sa cour, grand honneur, mais son père, Tintoret, refuse.

Parfois, c’est le mari qui entrave la carrière de sa femme en s’appropriant son art. De nombreux cas existent en France, comme celui de Jean-Honoré Fragonard. Sa femme, Marianne Fragonard, travaillait avec lui, sans jamais avoir obtenu la moindre reconnaissance et toutes ses toiles ont été attribuées à son époux.

[Illustration : Escape, de Margaret Keane]

mdh keane cover

Pire encore, l’histoire de Margaret Keane, elle-même peintresse et mariée au peintre amateur Walter Keane. Il commence à vendre ses œuvres sous son nom à lui, à son insu. Quand elle découvre la vérité, elle ne dit rien car elle a peur de lui. Elle accepte qu’il s’approprie son œuvre : ça permet de les vendre plus cher. Elle finit quand même par divorcer (on est quand même au XXe siècle), et annonce publiquement qu’elle est la peintresse de ces « portraits aux grands yeux ». Une démonstration publique est organisée à San Francisco où les deux artistes doivent peindre un tableau pour prouver qui a peint ces toiles. Walter Keane ne se montre pas. Plus tard, elle le poursuit en justice, là encore doit prouver en peignant un tableau en public (Walter prétexte d’avoir mal à l’épaule pour ne pas s’y plier). Elle remporte 4 millions de dollars.

4/4e facteur : lnvisibilisation institutionnelle : Aujourd’hui comment s’opère l’invisibilisation des peintresses ? D’abord dans les musées : très peu d’œuvres de femmes sont présentées. Un exemple : actuellement au musée des Beaux-Arts de Lille, une expo intitulée « Où sont les femmes ? » : 60 000 œuvres conservées dans ce musée avec 135 œuvres de femmes. Donc : 0,2%. Chiffres de Camille Belvèze et Alice Fleury, commissaires de l’exposition.

Au Prado à Madrid, 9 œuvres de peintresses sur 1700 tableaux de la collection permanente, c’est-à-dire 0,5%. Au Louvre, on en compte 29 sur des milliers ; et au musée d’Orsay, elles représentent 7% des artistes présents ; 20% au Centre Pompidou.

On sait que les peintresses ont toujours existé, donc cette représentation n’est pas juste. Surtout dans les musées d’art moderne et contemporain car aujourd’hui les femmes représentent environ la moitié des artistes ; on a atteint la parité dans la pratique. Mais pas dans l’exposition des œuvres. C’est là que le biais de l’invisibilisation est à l’œuvre Et si on ne montre pas les œuvres, les artistes n’existent pas.

[Illustration : Josephine Nivison – Jo Hopper]

Hopper's Muse: Josephine Nivison Hopper

Pour terminer je vais vous raconter une histoire horrible. Celle de Josephine Nivison. Elle est née à Manhattan en 1883. Elle fait des études d’art, elle a du succès, elle expose dans des galeries aux côtés de Modigliani et Picasso. Hélas pour elle, elle rencontre le peintre Edward Hopper… À l’époque, elle est peintresse, lui, illustrateur. Ils se marient. C’est un mariage violent. Toute sa carrière, Edward s’inspire des œuvres de Joe. C’est elle qui l’initie à l’aquarelle. Souvent, il reprend souvent ses idées à elle. Bientôt elle lui sert non seulement de muse (c’est toujours elle sur les tableaux) mais aussi d’agente, elle de toute la partie pratique de son activité de peintre. Lui, non seulement ne supporte pas qu’elle peigne, mais fait tout pour l’en dissuader en la dénigrant. Donc, après le mariage, sa carrière à lui décolle, celle de Jo décline. Mais elle n’arrête jamais de peindre. Et maintenant, le fait le plus choquant. Edward meurt avant Jo. Celle-ci lègue toutes les œuvres, les siennes comme celles de son mari au Whitney Museum, à New York. On est en 1968 ! Que fait le musée ? Il expose les tableaux d’Edward. Puis on s’aperçoit qu’on manque de place… et on détruit les œuvres de Jo. On détruit les œuvres de Jo. C’est un autodafé. Et ça remonte à 50 ans, à New York, dans un grand musée d’art…  Heureusement dans les années 2000, une chercheuse qui s’appelle Elizabeth Thompson Colleary a entrepris un travail de recherche, et retrouvé certaines œuvres dans les fonds des réserves du musée, et d’autres ont été conservées car elles avaient été attribuées… à Edward Hopper.

Conclusion : Les œuvres des femmes valent en moyenne 50% de moins que celles des hommes, alors achetez-les, allez les voir aux musées et surtout nommez-les. Un dernier chiffre le tableau d’un artiste masculin vivant le plus cher : David Hockey, 90 millions, « Portrait of an Artist » ; tableau d’une artiste féminine vivante le plus cher : Jenny Saville : « Propped » pour 10 millions. Ce qui est drôle c’est qu’ils sont tous les deux Britanniques.

[Illustration : Propped, Jenny Saville

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CARINE CHICHEREAU

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