L’Île d’Or, création collective du Théâtre du Soleil. Rencontre avec Ariane Mnouchkine
La Terrasse
Dans son îlot de verdure, le Théâtre du Soleil accueille le monde, fait vivre la magie du théâtre, l’art du faire ensemble. Lors de cette belle journée d’octobre, le lieu est en plein travail. Dans ses ateliers de masques et costumes, dans sa vaste nef où un monde se dessine et se fabrique, sur le plateau où une vingtaine de comédiens répètent une très belle danse de Nô en visioconférence sous le regard d’un maître, en l’occurrence une femme, Kinué Oshima, attentive à la fluidité du mouvement, à la juste mesure du geste. Après Une Chambre en Inde, cap vers le Japon avec L’Île d’Or, création d’aujourd’hui irriguée par les formes théâtrales japonaises, magnifiée par diverses filiations artistiques.
Quel est votre lien au Japon ?
Ariane Mnouchkine : J’y suis allée toute jeune, lors d’un voyage initiateur sous un déluge de pluie, qui a pris sens une fois que j’ai été aidée par Marcel Giuglaris, journaliste connaissant parfaitement le pays, qui deviendra mon ami. J’ai d’abord connu la culture japonaise par son cinéma surtout à travers Mizoguchi, puis par ses formes théâtrales. Je me souviens de ma découverte éblouie d’un jeune acteur absolument grandiose sur une scène minuscule du quartier Asakusa à Tokyo, puis d’un Nô en plein air à Kobe qui me laissa foudroyée par la puissance, la splendeur, la majesté d’une telle forme. Un monde merveilleux s’ouvrit à moi grâce à ces rencontres. Comme l’Inde ou Bali, le Japon est habité par l’esprit du théâtre. Depuis toujours, les formes ancestrales de théâtre asiatique sont pour nous nourrissantes, inspirantes, essentielles. Cette essence universelle alimente notre travail de manière fertile, ouverte, jamais paralysante ou enfermante.
Vous avez été lauréate du prestigieux Prix de Kyoto 2019, dans la catégorie « arts et philosophie ». La réception de ce prix a-t-elle influencé votre désir d’une nouvelle création liée au Japon ?
Ariane Mnouchkine : Le prix est venu solidifier un projet existant, qui avait commencé comme toujours par une proposition très vague que j’ai faite aux comédiens. Cette proposition se résume en quelques mots : la source formelle de notre prochaine création allait être le Japon. Grâce en partie à ce prix, nous avons envisagé le projet merveilleux d’un voyage de toute la troupe au Japon, en particulier sur l’île de Sado, à l’instar du voyage en Inde que nous avions pu accomplir avant la création d’Une Chambre en Inde, à Pondichéry. Cette île extraordinaire est un conservatoire de la culture japonaise, un petit Japon en soi à l’histoire passionnante, où des intellectuels et artistes furent exilés, dont le célèbre acteur de théâtre Nô Zeami Motokiyo (1363-1443), où furent découverts d’importants filons d’or qui changèrent le destin de l’ile. Nous devions y travailler auprès de Kodo, célèbre groupe de tambours qui était venu au Théâtre du Soleil en 2018, et participer à divers stages. La pandémie a empêché notre voyage, nous avons alors décidé de voyager en restant au Théâtre du Soleil.
« NOUS ATTENDONS AVEC IMPATIENCE CE MOMENT IMPORTANT OÙ DEUX FLEUVES SE RENCONTRENT : LE SPECTACLE ET CELLES ET CEUX À QUI IL EST DESTINÉ. »
Comment vous êtes-vous organisés ?
A.M. : Certains maîtres japonais ont pu venir au Théâtre du Soleil, dont Kinué Oshima, actrice de Nô, pédagogue et femme extraordinaire. Mais nous avons surtout utilisé la visioconférence afin de continuer à travailler. Nous nous inspirons de diverses sources, qui incluent théâtre, danse, chant, percussions. Nous avions dès le début de la crise fabriqué nos masques de protection, contrairement aux recommandations d’alors, puis nous avons installé des tentes afin de pouvoir travailler à l’extérieur. La pandémie a été un cataclysme pour toutes les troupes qui étaient prêtes à jouer et en ont été empêchées. Nous avons eu la chance de bénéficier d’un calendrier autre, car nous avions prévu de commencer les répétitions le 17 mars 2020, date du début du confinement.
La maladie impacte-t-elle le spectacle ?
A.M. : Le virus s’est introduit dans notre processus de création. La maladie suinte dans le spectacle même si ce n’est pas une pièce sur la maladie. Elle est cependant là, elle joue son rôle de métaphore, comme une fusée éclairante qui a jeté une lumière blanche et crue sur le monde, sur certaines choses que l’on connaissait, comme les inégalités ou les incapacités politiques, qui ont alors été dramatisées.
Qu’en est-il du public ?
A.M. : Malgré la présence massive des écrans, la pesanteur de l’époque et une certaine fatigue mentale qui nous touche tous, nous attendons avec impatience ce moment important où deux fleuves se rencontrent : le spectacle et celles et ceux à qui il est destiné. Ce moment veut être une révélation, une rencontre propice, bénéfique, revigorante autant pour les spectateurs que pour ceux qui font le spectacle. C’est dans ce sens que nous travaillons. Et si je ne dévoile pas l’intrigue de la pièce, c’est qu’il me paraît préférable que le public soit dans une complète découverte, une complète surprise.
Le spectacle est-il relié à Une Chambre en Inde ?
A.M. : L’Île d’Or est en quelque sorte la suite d’Une Chambre en Inde, avec la même héroïne, Cornélia. Le rire y demeure un ingrédient important, il participe à l’émotion, met en valeur les drames contre lesquels il s’exerce, accompagne une liberté d’esprit qui se garde de tout enrégimentement, de toute pensée tristement réduite à quelques slogans. Toutes sortes de dilemmes surgissent. Et sur cette île, au Japon, Cornélia rêve…
Propos recueillis par Agnès Santi
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