La meilleure façon de décrire le « jeune cosmopolite esthétique » que nous avons rencontré, c’est de dire qu’il est à l’aise partout.

Manga, pop coréenne, série islandaise… Grâce à Internet, les moins de trente ans s’approprient librement une culture désormais mondialisée. Ce qui enrichit leur identité, selon deux sociologues.

Comment les jeunes Français appréhendent-ils les cultures cosmopolites du XXIe siècle, du manga au rap, des séries télé américaines à la musique pop sud-coréenne ? Dans un partenariat fertile, deux sociologues de la culture ont croisé leurs méthodes et sensibilités pour interroger ces notions mutantes que sont la construction du goût, le rapport à l’identité ou aux langues étrangères telles qu’on les fréquente à travers les œuvres.

Sylvie Octobre travaille au sein du ministère de la Culture et s’appuie en premier lieu sur des enquêtes statistiques — ici, un questionnaire conçu pour mille six cents jeunes de 18 à 29 ans représentatifs de la démographie française. Vincenzo Cicchelli, maître de conférences à l’université Paris-Descartes, travaille d’abord à partir de longs entretiens individuels — dans le cas présent, avec quarante-trois jeunes adultes.

Le résultat, « Les cultures juvéniles à l’ère de la globalisation : une approche par le cosmopolitisme esthético-culturel », est une investigation en profondeur des « consommations » et imaginaires culturels dans le monde ultra connecté de 2017.

Quelle est votre définition du « cosmopolitisme esthético-culturel » ?

S.O. Nous parlons de l’aptitude des individus à se servir de produits et médias culturels pour construire des imaginaires. Nous avons eu envie de travailler sur la façon dont on habite le monde aujourd’hui, grâce à ces « produits » — les oeuvres que l’on fréquente au quotidien, notamment celles qui sont issues de grosses industries culturelles comme le jeu vidéo, les séries télé, la BD…

Internet a évidemment provoqué une accélération et un changement d’échelle de la circulation des contenus culturels, mais aussi une multiplication des sources : nous autres, quadragénaires, étions abreuvés d’œuvres majoritairement anglo-saxonnes, avec pour seules exceptions, de temps en temps, un tube du musicien sud-africain Johnny Clegg ou un slow venu d’Italie. Aujourd’hui, l’univers culturel dans lequel baignent les jeunes est beaucoup plus multipolaire : l’Asie des mangas, de la pop, l’Amérique des séries, l’Inde du cinéma Bollywood traversent leurs imaginaires. Et la population française elle-même est bien plus multiculturelle qu’il y a quarante ou cinquante ans.

V.C. J’avais déjà travaillé sur le cosmopolitisme culturel en m’intéressant aux Erasmus, ces étudiants qui partent à travers l’Europe et sont un peu les héritiers du « grand tour » dans lequel s’embarquaient les jeunes gens de bonne famille au XIXe siècle. Or ce sont désormais les produits culturels en tout genre, et de toutes origines, qui voyagent vers nous et sont autant d’occasions de contacts avec l’altérité.

Vous décrivez des consommations culturelles plus intenses et cosmopolites que jamais. Peut-on aller jusqu’à parler d’un changement de « style de vie » ?

V.C. Aujourd’hui, un individu ne peut pas vivre en dehors de la globalisation, quelle que soit sa classe sociale, son âge, son lieu d’habitation ou origine. Certains jeunes sont conscients de vivre dans un monde poreux, d’autres moins, mais tous sont des « enfants de la globalisation ». Et la culture est évidemment surpuissante : c’est la voie royale pour découvrir l’altérité. A travers cette enquête, nous avons pu saisir l’étendue des savoirs qui se construisent en chemin — même si ceux-ci peuvent nous paraître éparpillés, voire superficiels…

Nous avons aussi eu confirmation que ces jeunes ont grandement recours à la dérision, au second degré. Ils ont de nombreux codes en commun, en plus d’une capacité étonnante à « bricoler » leur culture, à piocher à droite et à gauche. Ils sont tous dans une relation intense à la culture qu’ils affectionnent…(…)

Vous parlez de richesse, de diversité. On imagine toutefois que des noms de stars planétaires reviennent en permanence dans ces références…

S.O. Il y a des bases communes, Harry Potter, la série Game of thrones, Shakira, Naruto, des jeux vidéo comme Assassin’s Creed, le DJ David Guetta, que tous les jeunes connaissent, qu’ils aiment ou pas. Et ensuite, il y a un nombre infini de combinaisons possibles. (…)

S.O. Nous avons interrogé les jeunes sur cette question du sentiment d’appartenance nationale et nous avons pu constater que les plus à l’aise dans ce monde globalisé sont aussi ceux qui sont le plus attachés à leur pays : on peut se sentir solidement et sereinement français, et adorer les mangas ou la pop coréenne. Ces composantes de l’identité se complètent, elles ne s’opposent pas. La meilleure façon de décrire le « jeune cosmopolite esthétique » que nous avons rencontré, c’est de dire qu’il est à l’aise partout… Même si, bien sûr, des inégalités existent et perdurent dans ce cosmopolitisme esthético-culturel, comme dans tout rapport à la culture, le capital scolaire et le sexe jouant, comme partout, un rôle souvent discriminant.

Vous utilisez également beaucoup le terme « omnivore ». Dans quelle acception précisément ?

S.O. C’est un terme utilisé en sociologie de la culture, proche de la notion d’éclectisme. Il y a là l’idée d’un système de combinaisons multiples, avec la possibilité pour chacun de faire son menu : j’aime les concerts classiques mais je regarde aussi la télévision — alors que l’univore, c’est celui qui n’aime que l’opéra, ou que la télévision. Cela dit, un univore peut très bien être cosmopolite s’il décide d’écouter toutes les interprétations « étrangères » de La Traviata. On rencontre beaucoup d’univores cosmopolites dans le riche univers des séries télé : si le mainstream du genre est plutôt américain, les grands consommateurs sont aussi en demande de mini-séries françaises ou coréennes.

Nous nous sommes également rendu compte qu’à partir d’un goût marqué pour une discipline donnée, omnivores comme univores pouvaient élargir leurs champs d’intérêt et se passionner pour un pays tout entier. Un exemple : l’univers du manga a ouvert les portes du Japon à des millions de fans. Du manga, ils ont pu glisser vers la calligraphie, la peinture ancienne, l’art du tambour japonais… Il est donc devenu caduc de vouloir considérer telle ou telle culture populaire comme triviale ou banale ; en réalité, la puissance de son impact peut être une porte d’entrée vers d’autres esthétiques.

Quid de la langue ? Avez-vous constaté, notamment, une meilleure appréhension de l’anglais, langue ultra dominante dans la culture mainstream ?

S.O. Une forme de familiarisation linguistique se construit par le biais de la consommation de produits en anglais, qui développe un goût pour la langue elle-même, distinct de sa maîtrise. Le nombre de jeunes qui disent regarder les séries en VO sous-titrée est bien supérieur à celui de ceux qui disent maîtriser la langue. Et ils justifient leur choix par des arguments esthétiques : la musique des phrases, le son des mots, l’énergie de la langue parlée…

Quelles conditions faut-il réunir pour qu’une ressource devienne un capital ?

S.O. Il faut qu’une instance — l’école, la famille, le cinéma du quartier — permette au jeune de transformer ses ressources culturelles en compétences reconnues. Certains professeurs d’anglais se servent désormais des séries anglophones, mais cet usage se limite souvent à l’apprentissage académique de la langue et est assez peu un outil de compréhension de l’altérité. On pourrait imaginer que la série Mad Men permette aussi de s’intéresser à l’Amérique des années 60, par exemple au rôle majeur de la publicité…

V.C. Si notre livre est le fruit d’un travail scientifique, nous assumons que sa conclusion porte un point de vue humaniste : vive l’éducation, vive l’ouverture, la rencontre des autres, la découverte de l’altérité. Il y a urgence à réinvestir la question du cosmopolitisme, à redonner au mot ses lettres de noblesse. (…)

A qui, au fond, s’adresse votre livre et les recommandations qu’il porte en creux ?

S.O. On aimerait qu’il puisse dépasser le cercle des spécialistes et nourrir le corps enseignant, les responsables d’établissements culturels, plus largement tous ceux qui travaillent auprès de la jeunesse. Nous assistons à une remise en cause violente de l’Europe, son idéal de paix et d’échanges. Les débats politiques font mine d’opposer les gagnants et les perdants de la mondialisation et alimentent l’idée d’un choc social. Avec ce travail, nous souhaitons montrer que le cosmopolitisme culturel offre une possibilité de refondation culturelle, éducative et politique.(…)

S.O. Au fond, à travers le livre, nous posons cette question : faut-il laisser le cosmopolitisme aux seules mains des industries culturelles ? Pour nous, la réponse est non. Quels sont les moyens pour y parvenir ? L’école et les institutions culturelles.

TELERAMA

Emmanuel Tellier

http://www.telerama.fr/idees/la-culture-des-jeunes-aujourd-hui-c-est-tout-un-monde,158675.php

« Les cultures juvéniles à l’ère de la globalisation : une approche par le cosmopolitisme esthético-culturel » Sylvie Octobre et Vincenzo Cicchelli

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