Maylis de Kerangal lue par Yoland Simon : « LE CHAT A HUIT PATTES »

Yoland Simon, écrivain, adhérent de notre association, dont il fut président à la fin des années 1980 quand elle gérait encore la scène nationale que nous connaissons maintenant sous le nom « le Volcan », nous livre ses notes sur l’écriture de Jour de ressac, le dernier livre de Maylis de Kerangal, dont l’action se situe dans l’agglomération havraise. L’écrivaine sera reçue par la librairie la Galerne ce 9 septembre à 18h (plus d’informations ici)

LE CHAT A HUIT PATTES

Il m’arrive de penser, en découvrant Jour de ressac, le dernier livre de Maylis de Kerangal, qu’il y a dans cette œuvre une sorte de retour à une naïveté primordiale. Une telle assertion peut surprendre pour évoquer un ouvrage écrit dans une langue profuse, souvent savante, toujours d’une fascinante précision. Mais je voudrais, pour expliquer ce point de vue, passer par une analogie qui surprendra, elle aussi. On se souvient de cette histoire cocasse où un maître d’école demande à ses élèves de décrire leur animal favori. L’un d’entre eux choisit son chat qui, dit-il, a deux yeux, deux pattes de devant et deux pattes derrière et aussi deux pattes de chaque côté. Ce diable de chat à huit pattes nous fait sourire. Et pourtant si l’enfant nous faisait, avec son regard innocent, découvrir ce que nous ne savons plus voir. Que les quatre pattes que nous lui attribuons sont dans leur fonctionnalité et lui permettent d’avancer mais, qu’en déplaçant l’axe se son regard, l’enfant découvre et nous invite à découvrir ces membres dans une latéralité sans finalité motrice qui posent l’animal sur un socle naturel, comme deux colonnes qui permettent de le sculpter dans l’espace. Et c’est bien ainsi que s’élaborent les descriptions du livre de Maylis de Kerangal : par de constants changements de focales qui font le point sur des lieux, des choses et des gens dont elle saisit les aspects d’une surprenante variété. 

Les récits des enfants procèdent aussi par une juxtaposition d’éléments dont ils font une recension cumulative, disons avec une formulation du type il y a, et puis il y a. Maylis de Kerangal partage ce souci de réaliser un inventaire complet des éléments : lieux, choses, mobilier, personnes, paysages… et ce faisant elle dynamite cet ensemble d’êtres et d’objets, façon puzzle, pour reprendre l’expression de Michel Audiard. Alors que notre perception habituelle, si l’on en croit la Gestalt theory (ou psychologie de la forme)  saisit les choses dans leur globalité, Maylis les détaille dans le sens à la fois d’en séparer les parties, mais aussi d’en examiner les composantes. Cette démarche est particulièrement adoptée quand le roman présente les personnages qui sont les protagonistes de l’intrigue policière. Ainsi du Lieutenant qui a convoqué l’héroïne du livre pour la découverte d’un cadavre sur le site du Havre. Lors de l’interrogatoire, nous sont décrits, dans la puissante condensation d’une sorte de rapport en accéléré, à la fois des éléments explicitant l’action et des gestes qui la précisent, mais aussi des regards sur son visage, comme si s’opérait un changement de plan, d’axe du regard : « Il a abattu son jeu, donc, puis s’est reculé, debout contre le mur, en position d’attente. Follement roux. Des yeux noirs, lisses, les paupières à la fois fendues et gonflées, des yeux en grain de café. Il s’agit probablement d’un homicide. » L’effet produit par le mélange d’informations sur l’action et une soudaine polarisation sur le visage du Lieutenant, décomposé en traits particuliers, est rendu particulièrement fort par les absences de liaisons, la  construction paratactique qui est si caractéristique de la forme syntaxique privilégiée par Maylis de Kerangal.  Une mise en forme phrastique, là encore très semblable à la déclinaison d’enfants racontant, par exemple à leurs camarades, les scènes d’un film qu’ils viennent de voir, sans opérer de tri ni établir de choix préférentiels.

De la même façon, Maylis de Kerangal ne semble pas retenir tous ces détails qui parsèment le livre par une nécessité liée au déroulement de la fiction, et ils prennent même une relative autonomie dans la trame du récit. Leur détachement, d’ordre souvent grammatical, est encore renforcé par une comparaison les situant dans un tout autre contexte. Ainsi, lorsque l’héroïne informe Blaise, son compagnon, qu’elle est convoquée dans un commissariat du Havre, elle note : « Il s’est retourné, lentement, tel un cargo qui change de cap. » Etrange analogie pensera-t-on, mais qui, par son caractère étonnant, crée une sorte d’arrêt sur image, et nous force à visualiser, nous-mêmes, ce mouvement qui n’aurait été autrement évoqué qu’un point très secondaire de l’histoire à peine susceptible de retenir l’attention du lecteur. Mais surtout l’émergence dans cette indication de l’univers portuaire crée insidieusement une passerelle entre un côté anecdotique du récit et le cadre où il s’inscrit, le port du Havre, qui est, peut-être, le vrai sujet de l’œuvre. Une comparaison du même type rapprochera un acte du Lieutenant d’une activité maritime : « Zimbra a pivoté vers moi tout en enroulant lentement le câble noir de l’ordinateur autour de sa main, comme un marin love un cordage. » On retrouvera le même effet dans la description d’une serveuse dont la narratrice, selon son souci d’épuiser tous les aspects de la fiction nous présente, comme elle le fait pour les autres personnages, les pièces de sa tenue : « Elle était perdue dans un pull irlandais en laine écrue, tricoté à grosses torsades, le cou fin, la taille prise dans un froc ultralarge qui lui donnait l’air de flotter dans la salle, telle une caravelle, de naviguer justement. » Ce système de comparaisons qui illustrent les moments de l’action ou le décor dans lequel ils s’inscrivent court partout dans le roman, et on trouvera ainsi de multiples analogies entre des textures, des lumières, des coloris, qui créent ces passerelles entre les diverses thématiques abordées. Ceci ne va pas sans conséquences d’ordre stylistique car, serties en incises dans le tissu textuel, ces notations prennent dans leur isolement une dimension onirique, voire poétique.

Ainsi la prolifération de détails qui caractérise l’écriture de l’auteure trouve ici sa double logique. Celle de nous contraindre à visualiser les scènes, à partir, au sens propre du mot, de multiples points de vue, et d’inclure cette kaléidoscopique recréation dans notre propre imaginaire. Celle aussi de suggérer les nombreuses ramifications du récit qui sont constamment présentes, et dans l’espace réel et dans l’espace mental de l’héroïne. Et cette imbrication de l’objectif et du subjectif est sans doute proche de cette imagination des enfants qui nous rappellent que, si on sait les réinventer dans les diverses configurations où ils occupent l’espace, les chats peuvent avoir huit pattes.

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