Comment expliquer la popularité d’une œuvre ? (A propos du Boléro de Ravel)

Comment expliquer la popularité d’une œuvre, alors même que son auteur la considérait d’abord comme une expérimentation  ? C’est une des questions que soulève le Boléro, qui était au programme d’un concert au Havre pour la 3ème fois en cette année 2016 : ce 7 octobre au Volcan, après le 10 janvier au THV, et le 19 mars au Magic Mirrors.

L’œuvre la plus jouée de Ravel, et même de tout le répertoire classique, avait en effet été déjà interprétée lors du concert du Nouvel An de la toute jeune Camerata du Havre, au théâtre de l’Hôtel de Ville. Il l’avait même été à deux reprises ce jour-là : le concert initialement prévu ayant vite affiché complet, Patrick Bacot, directeur du conservatoire et chef de la Camerata, et ses musiciens, avaient décidé de rejouer le même programme dans le même après-midi, avec le même succès. Certes, ce n’était pas la seule œuvre au programme puisqu’il y figurait forcément des valses viennoises, mais on sentit à l’attention du public, puis à ses applaudissements, que l’annonce du Boléro au programme avait motivé sa présence si nombreuse. Pour un orchestre dont les membres vivent ici au Havre et attirent ainsi au concert leurs proches et relations, le Boléro, en faisant successivement entendre de nombreux instruments, permet aux musiciens de se mettre en valeur, à la fois modestement et brillamment auprès de leur public.

La salle du grand Volcan, plus vaste que le THV, était également comble ce 7 octobre pour le concert des Dissonances, entièrement consacré à des œuvres symphoniques de Ravel. Même si les Dissonances sont depuis plusieurs années associées et même, à partir de cette saison en résidence au Volcan*, il ne s’agit pas d’un ensemble formé de musiciens vivant ici et le public n’avait donc pas comme motivation supplémentaire pour venir à ce concert, le plaisir de venir écouter un proche comme pour la Camerata. Entendre un orchestre à la réputation maintenant bien assise attire le public, mais tous les concerts des Dissonances au Volcan ne sont pas complets. Certes, il y avait aussi, comme pour le concert du Nouvel An, des valses, mais revisitées par Ravel et en ce début d’octobre, elles n’avaient pas pour objet de transmettre l’esprit de fête comme celles des Strauss qui rendent alléchant un concert d’après réveillon. Quant aux autres œuvres au programme, Tzigane, la suite n°2 de Daphnis et Chloé, elles sont bien sûr appréciées des connaisseurs, mais moins connues. En fait, une grande partie du public était venue d’abord attirée par le Boléro.

Ce Boléro, le public (mais était-ce le même que celui du THV et du Volcan ?), l’avait entendu et même vu dansé au Magic Mirrors le 19 mars. Le cadre était alors complètement différent et l’intérêt n’était pas purement musical, puisqu’il s’agissait du produit de la mission art et handicap du conservatoire Honegger, qui associait plus de 150 musiciens et danseurs, encadrés par 6 enseignants et 12 professeurs. Cette production visait à faire tomber les cloisons entre enseignement adapté et traditionnel au bénéfice de tous, et à présenter le travail de personnes de tous âges (de 11 à 87 ans), de tous horizons, de tous niveaux, valides ou en situation de handicap, réunis autour d’un projet artistique fédérateur.  Les objectifs pédagogiques, qui étaient multiples, furent atteints et le Boléro y démontra à nouveau sa capacité à rassembler les foules, à gonfler les cœurs.

Et c’est sans doute cela qui explique le succès de cette œuvre, tant auprès du public que des interprètes. Ce rythme obstinément martelé à la caisse claire, cette double phrase obstinément répétée par les différents instruments les uns après les autres, pourraient finir par lasser. Mais la construction de l’œuvre donne l’impression d’assister, mieux, de participer à une aventure, un Homme qui se met en marche (la caisse claire) et lance un appel (à la flûte) (les deux premiers instruments inventés par l’Homme se trouvant ainsi associés). L’appel trouve son écho chez un autre, puis un autre, puis encore un autre (les instruments solistes). Tandis que monte en puissance cet appel porté par la solidité des cordes, chacune des fortes individualités de la communauté humaine que symbolise l’orchestre s’y rallie successivement. Et la force de cet appel initial emporte tout, galvanise toutes les énergies, celle des musiciens de l’orchestre comme celles du public, jusqu’à l’apothéose. Ravel a-t-il pensé à ces vers de Corneille dans le Cid : « nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort, nous nous vîmes trois mille en arrivant au port » ? Ou avait-il été marqué par les images d’Epinal des enfants se rassemblant toujours plus nombreux pour partir en croisade ? On pourrait le penser tant le finale est ambigu, car la tonitruance qui conclut l’œuvre, ne sonne pas positivement comme dans une symphonie classique, mais comme une explosion. De joie ? Non, plutôt comme un anéantissement, comme si toute cette énergie accumulée ne pouvait aboutir qu’à un désastre. Ne fut-ce pas le sort de la croisade des enfants ?  Mais peut-être est-ce aussi une évocation des mouvements patriotiques, et en particulier celui de 1914. Avec un enthousiasme que partagea Ravel, les rangs des soldats se gonflèrent, mais ce sentiment de puissance s’acheva dans l’anéantissement et la brutalité de la guerre que la victoire finale ne parvint pas à effacer, même dix ans après lorsque Ravel composa le Boléro.

C’est aussi une impression que l’on ressent dans maintes autres œuvres symphoniques de Ravel : elles s’achèvent dans un paroxysme qui sonne comme un effondrement.(Comme celui de la civilisation européenne ?)

Associer des images au Boléro est légitime. Car nous ne devons pas oublier que cette pièce, si souvent jouée en concert, est initialement un ballet.  Celles qui nous viennent à l’écoute de cette musique sont aussi nourries de celles des chorégraphies qu’elle inspira. La participation des plus grands artistes de l’époque pour sa création (la chorégraphe Bronislava Nijinska, la danseuse Ida Rubinstein, accompagnée de 20 danseurs et le costumier et décorateur Alexandre Benois, assisté d’Oreste Allegri pour l’exécution des décors) contribua au succès immédiat de l’œuvre et à ce qu’elle devienne une source d’inspiration pour les générations suivantes. Le cinéma et la télévision ont achevé de populariser le ballet dans la magnifique version de Maurice Béjart, reprise par Claude Lelouch dans son film les Uns et les autres.

Mais si certaines angoisses du compositeur transpirent dans nombre de ses œuvres, il excelle aussi à restituer ses impressions extatiques, comme dans Daphnis et Chloé, où nous avons vu s’envoler des oiseaux, se lever le soleil, miroiter les ondes, et se poursuivre des amoureux. Je vous l’assure : tout cela était bien là, même si sur scène, il n’y avait que des musiciens. (On a d’ailleurs regretté de ne pouvoir entendre que la suite n°2 de ce ballet, tant nous avions envie de suivre toute l’histoire de ce couple).

Il ne faudrait cependant pas faire de Ravel un musicien impressionniste, comme son contemporain et rival Debussy. A l’écoute des « valses nobles et sentimentales », de la Valse et de Tzigane, les autres œuvres de ce concert, on est saisi par la manière dont Ravel s’empare de formes établies et les pousse dans leurs extrêmes à la manière des peintres cubistes. Et il parsème sa toile d’éclats instrumentaux, de solos d’instruments traditionnels ou plus rares (percussions) qui vibrent comme les couleurs pures dans les toiles des Fauves.

Cette parenté avec les mouvements cubiste et fauve, on pouvait d’ailleurs la ressentir très nettement deux jours plus tard lors d’un autre concert. Dans le cadre de la carte blanche qui lui donne l’association Résonances, le pianiste Philippe Raskin y interpréta avec le violoniste Jonian Ilias Kadesha, la sonate en sol majeur que Ravel composa dans les mêmes années que le Boléro. L’intitulé du second mouvement, « blues », dit bien la curiosité inlassable de Ravel pour des mélodies et des rythmes (ici le jazz) venus d’ailleurs et indispensables pour féconder la musique classique occidentale et lui donner d’autres couleurs, d’autres formes. Le troisième mouvement de cette sonate « perpetuum mobile » fait aussi écho au Boléro, morceau qui pourrait ne jamais finir.

 

(* Nous sommes curieux de savoir par quelles actions en direction des musiciens professionnels et amateurs et du public, cette résidence des Dissonances au Havre va se traduire. En effet, la communication du Volcan et celle des Dissonances ne sont pas explicites à ce sujet, à la différence de celle sur la résidence de cet ensemble à l’opéra de Dijon).

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