NOTES PREPARATOIRES
(Isabelle Royer, Catherine Désormière, Catherine Hémery-Bernet)
Artemisia Gentileschi, peintresse visible, brise les représentations traditionnelles mises à l’écrit par Ripa : elle bande la bouche du masque en pendentif et par ce geste libère sa parole de femme. Elle se défait des lourds vêtements du courtisan et renvoie la noble allégorie de la Peinture à une interprétation concrète, physique, brute, active, d’une peintresse profondément absorbée par son travail face à une toile vierge. Elle montre son habileté en peignant ce drappo cangiante, tissu qui change de couleur entre l’ombre et la lumière. Pinceau à la main, elle seule peut lier les deux façons d’élever la Peinture : l’allégorie, et l’autoportrait.
La discrimination qui interdisait aux femmes l’entrée à l’École nationale des beaux-arts de Paris prend fin en 1900. En 1903, MARGUERITE JEANNE CARPENTIER est reçue au concours d’entrée à l’âge de 16 ans 1/2 ! Elle est alors la plus jeune des femmes à y avoir jamais été admise….
Le 7 mars 2020 s’ouvre au Carré du THV une exposition 100% féminine. C’est la première du tout nouveau collectif d’artistes, Echelle, qui rassemble peintres, sculptrices et plasticiennes de la région havraise.
Lana Loeber, il reste beaucoup à changer. Par exemple, le dictionnaire Larousse, dans l’histoire de l’art du XXe siècle, ne comptabilisait que trois femmes, et n’évoquait ni Niki de Saint-Phalle, ni Frieda Kahlo !
Echelle n’est cependant pas né dans un esprit de compétition, bien plutôt de visibilité. L’art est fondamentalement neutre.
Benoit Labourdette : Que peuvent les arts et la culture pour les féminismes ? ou Que peuvent les féminismes pour les arts et la culture ?
Un premier musée de l’histoire des féminismes devrait voir le jour en 2027 à Angers. Le Cours de l’histoire reçoit les principales protagonistes de ce projet de mise en valeur du matrimoine.
Sur les trois mille musées français, aucun n’était encore dédié à l’histoire de l’émancipation féminine.
Musée de l’histoire des féminismes, matrimonialiser les luttes 17 mars 23
Magali Lafourcade, qui appelle de ses vœux un musée ainsi défini : « En rendant hommage aux grandes femmes de lettres, aux artistes, en réévaluant leur apport et la grandeur de leur œuvre, en valorisant l’expression des femmes des minorités ethniques et sexuelles, un tel lieu pourrait révéler l’ampleur et les mécanismes de leurs marginalisations par les instances officielles. »
Cf une œuvre de Léon Fauret (1863-1955) représentant l’avocate Maria Vérone (1874-1938) réclamant devant les sociétés savantes le remplacement du mot « homme » par « être humain » dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Dans les théâtres, le mauvais spectacle de l’égalité femmes-hommes
Selon une étude menée par le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, seules 35 % des mises en scène sont réalisées par des femmes dans les établissements subventionnés. La juriste, spécialiste des droits humains, rappelle alors que seules 9 % des femmes ont été récipiendaires du prix Goncourt, 18 % récompensées d’un César dans les catégories les mettant en compétition avec des hommes.
Les autrices ne représentent que 29 % des spectacles diffusés. « C’est un résultat sans appel et péniblement caricatural », estiment les responsables syndicaux.
Réalisé à partir des plaquettes de programmation de la saison 2019-2020 auprès de 280 établissements (scènes nationales, centres dramatiques nationaux, etc.) et de 26 festivals subventionnés par le ministère de la culture, ce comptage « montre une inégalité structurelle puissante », considère Nicolas Dubourg, président du Syndeac.
L’écart femmes-hommes s’observe dans tous les champs disciplinaires, à l’exception des spectacles de marionnettes et des spectacles « jeune public » (deux catégories où 47 % des programmations sont réalisées par des femmes). Le label des lieux, quant à lui, ne change pas le déséquilibre observé : 33 % de femmes dans les scènes nationales, 36 % dans les théâtres nationaux, 35 % dans les festivals.
Le féminisme, ce n’est pas la guerre et ce n’est pas triste, mais c’est la conquête de la liberté pour les femmes et l’invention d’une autre façon de vivre et de partager l’espace public, la vie active et les arts.
Voici une liste de quelques ouvrages :
– Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? – Linda Nochlin
– Les Femmes dans l’art – Alvarez & Simona
– Les Femmes de la Bible dans l’art – Lavacquerie Klein
– Les tomes 3, 4 & 5 de la série « Histoire des femmes en Occident » de Duby et Perrot
– Histoire de la misogynie – Adeline Gargam
– Histoire du consentement féminin – Maëlle Bernard
– Excessives ! – Louise Ebel
– Sorcières – Mona Chollet
– Le corps des femmes – Froidevaux-Metterie
– Le corps féminin – Philippe Perrot
Tous ne parlent pas exclusivement d’art mais sont grandement utiles pour avoir un « bagage » historique et sociologique pour analyser des œuvres.
La représentation des femmes dans l’art et dans la vie culturelle
La plupart des arts et la culture dans son ensemble ont façonné les femmes (et les hommes) selon les fantasmes des créateurs (masculins), que ce soit dans les représentations ou la vie culturelle.
Nous voulons étudier, dans les arts plastiques, la représentation des femmes et leur statut d’artistes inconnues ou méconnues, et, dans le spectacle vivant, de récentes évolutions dues à la nomination de femmes à des postes de responsabilité.
Sont invitées Ludivine Gaillard, historienne de l’art, Carine Chichereau, traductrice, composant un inventaire des artistes inconnues, Camille Barnaud, directrice du Volcan, Anne-Sophie Pauchet, metteuse en scène, cofondatrice de l’association HF Normandie, Benoît Labourdette, cinéaste.
Table ronde
1/ Dans un premier temps, nous interrogerons les représentations des femmes dans l’histoire de l’art, liées à leur condition et obéissant à une idéologie patriarcale. Un diaporama réalisé par Ludivine Gaillard donnant des exemples de femmes « idéales, fatales ou victimes » dans la peinture sera projeté.
En parallèle, les artistes femmes ont été empêchées, parfois spoliées. Des femmes peintres commencent à être connues grâce à différents efforts. Des photos de tableaux de femmes « rendues visibles » seront utilisées par Carine Chichereau.
Benoit Labourdette, cinéaste, pédagogue, consultant en innovation culturelle et stratégies numériques, fera participer notre public à un atelier nous permettant de repérer nos propres automatismes de genre.
2/ Dans un second temps, nous souhaitons examiner l’(in)visibilité des femmes dans la vie culturelle, notamment au théâtre, mais aussi une lente mais authentique (r)évolution, grâce à un travail à différents niveaux : revendications féministes, recherche historique, nouvelles libertés et ambitions, nominations… Anne-Sophie Pauchet et Camille Barnaud témoigneront de cet état des lieux et des avancées.
Benoît Labourdette montrera comment le patriarcat est aussi nuisible aux hommes.
Parallèlement, nous avons diffusé dans Viva Culture, une chronique intitulée « Où sont les femmes ? » :
Des Entretiens avec nos invités seront diffusés les 15 et 29 octobre et 12 novembre 2023 en amont de la Table ronde sur Ouest track.
Des pastilles sont diffusées régulièrement :
https://ouest-track.com/podcasts/invisibles-396/1
(Modération Isabelle Royer)
Jeudi 23 à 20h30
Au cinéma Les Arts à Montivilliers,
projection du film Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, suivie d’un débat avec Corinne Saunier, responsable de L’instant ciné dans Viva Culture sur Ouest track radio.
Pour Jérémy Piette, dans Libération, « Portrait de la jeune fille en feu se révèle l’un de ces très beaux films qui donnent envie de faire des films, ou d’en voir, ou d’en espérer d’autres » et qui propose « un regard en rupture avec l’ordinaire des regards, une alternative. »
Dans Première, Thierry Cheze parle d’« un film d’une délicatesse infinie » qui « entre au Panthéon des plus belles histoires d’amour du 7e art » et Sophie Benamon souligne la qualité des cadrages et du jeu des actrices, dans la même lignée que Télérama qui le qualifie d’« élégant et lyrique ».
En revanche, pour Jean-Philippe Tessé, dans les Cahiers du cinéma, « l’écriture filmique de ce Portrait appartient au genre tout ce qu’il y a de plus neutre du cinéma endimanché, à l’interprétation calamiteuse, plein d’hilarants détails qui tuent et de feu qui crépite très fort dans la cheminée, pour faire ambiance. »
Dans l’émission de radio Le Masque et la Plume, les critiques sont divisées : une partie juge le film « ridicule, scolaire » ou « décevant », tandis que la majorité le décrit comme « magnifique, […] d’une richesse incroyable », insistant sur l’intelligence du traitement des thématiques liées à l’art, à l’amour et au féminisme.
Céline Sciamma place le « regard féminin » au centre de son film : « C’est un enjeu de mise en scène, comment on regarde ces personnages féminins toujours comme des sujets pas comme des objets […] en proposant une autre politique du regard. »
Le mythe d’Orphée et Eurydice a une importance centrale et récurrente dans Portrait de la jeune fille en feu. Le plus directement, quand Marianne, Héloïse et Sophie lisent ensemble le chapitre des Métamorphoses d’Ovide et débattent de l’interprétation à donner du moment où Orphée décide de se retourner, renvoyant Eurydice dans les Enfers.
À travers ses représentations, avec l’exemplaire des Métamorphoses d’Héloïse sur lequel Marianne dessine son autoportrait pour l’offrir à Héloïse, livre qu’elle retrouve ensuite des années plus tard représenté dans le portrait peint d’Héloïse avec un enfant, mais aussi la peinture du mythe que Marianne réalise à la fin du film.
Le mythe se retrouve aussi dans les actions des personnages, que ce soit directement, en fin de film, où Marianne s’en va, se retourne sur Héloïse en robe de mariée puis la voit disparaître, ou de manière plus subtile, lorsqu’au début du film Marianne suit Héloïse qui court vers la falaise avant de se retourner ; cette scène est d’ailleurs une inversion du mythe, puisque ce n’est pas Marianne-Eurydice qui retourne vers la mort, mais Héloïse-Orphée qui exprime sa joie de se sentir vivante.
Plus symboliquement, le mythe d’Orphée et Eurydice, en particulier les interprétations qu’en fournissent les personnages, sont des clés de lecture du film. Marianne propose ainsi une lecture du mythe où Orphée fait « le choix du poète » en se retournant, la mort de son histoire d’amour devenant la naissance d’une carrière artistique ; c’est aussi ce qui se passe pour la peintre, où la fin de son histoire avec Héloïse coïncide avec le début de la reconnaissance de ses talents artistiques.
TELERAMA
Le film retrace une histoire d’amour, vécue dans l’intensité du présent et ravivée par le souvenir. Classique dans la forme, le film est moderne sur le fond. Tant sur la représentation des femmes que sur leur combat, la réalisatrice décrit une solidarité féminine, une sororité. Dans le face-à-face de Marianne avec son modèle se joue un rapport d’influence et de reflets, qui est aussi celui de tout metteur en scène avec ses acteurs. Un lien où le rapport de pouvoir et de séduction est mouvant.
Élégant dans le dévoilement du sentiment, de l’âme et des corps, ce Portrait excelle à marier pudeur et volupté. Et se montre de plus en plus vibrant à mesure que grandit la passion entre les héroïnes. Adèle Haenel illustre à merveille le conflit intérieur d’une femme tiraillée entre la docilité et le désir d’émancipation. Noémie Merlant, de tous les plans ou presque, illumine le film par sa rigueur créative et sa grâce conquérante. Il y a de quoi tomber amoureux, ou amoureuse.
LE MONDE
Pour son quatrième long-métrage, Céline Sciamma a construit un microcosme habité par seulement quatre personnes, qui suffisent à ouvrir toutes les failles divisant l’humanité. Celle qui court entre les aristocrates et le tiers état, celle qui sépare les artistes et les amateurs d’art, celle qui dresse les conformistes contre les originaux. Manque simplement le fossé entre femmes et hommes. Dans le cadre du Portrait de la jeune fille en feu, le masculin est aboli, physiquement tout au moins. Sa présence ne s’en fait pas moins sentir à distance : d’abord à travers le destin promis à Héloïse, mais aussi par les efforts de Sophie pour mettre fin à une grossesse qu’elle ne désire pas ou par les regrets qu’exprime Marianne, à qui l’usage interdit de peindre les hommes.
INTERVENANT(E)S :
1/ Ludivine Gaillard Imparfaites. Représenter « la femme » dans l’art occidental : entre fantasmes et domination masculine
Ludivine Gaillard, Elise Enjalbert : Vierge, Vénus, prostituées, sorcières, belles endormies, étrangères, prépubères, victimes, bourreaux…Les femmes sont omniprésentes dans l’histoire de l’art occidental. Généralement dans des attitudes stéréotypées, elles endossent une multitude de rôles en étant souvent… dénudées. Un sein (voire deux) qui se fait la malle hors d’un corsage, une paire de fesses bien rondes, une cambrure improbable… On peut dire que les hommes se sont fait plaisir !
Carine Chichereau, passionnée de littérature, est l’autrice d’une centaine de traductions. « Traduire, c’est apprendre à écrire. Et inversement, il est nécessaire de savoir écrire pour bien traduire. Voilà pourquoi nous sommes administrativement rangés dans la catégorie des auteurs… Un des problèmes de l’invisibilisation des femmes vient qu’elles ne se sentent souvent pas légitimes… »Elle a révélé de nombreuses femmes peintres « invisibles » et compose un inventaire de ces artistes.
Trois ans que je publie chaque jour (ou presque) un tableau créé par une peintresse, française ou ayant étudié/travaillé en France ! Depuis le début du XXIe siècle, la situation est en train de changer.
2/ Camille Barnaud a pris le 1er juillet 2023 les rênes du Volcan, scène nationale du Havre. « Postuler à la direction d’une telle structure constituait un défi mais aussi un véritable choix », confie-t-elle, notamment séduite par la situation géographique de la scène nationale, promesse d’ouverture vers l’international ; un domaine que Camille Barnaud maîtrise parfaitement pour avoir occupé un poste d’attachée culturelle à l’Ambassade de France à Cuba puis développé des projets de coopération (avec Taïwan ou la Belgique, via le festival Next) au Phénix.
Anne-Sophie Pauchet, metteuse en scène (Akté), cofondatrice de l’association HF Normandie qui a pour but le repérage des inégalités entre les hommes et les femmes dans le milieu des arts et de la culture et la mobilisation contre les discriminations observées dans le but de favoriser l’égalité réelle et la parité.
Benoît Labourdette, cinéaste, écrit notamment : « Pour être précis, voici ma définition du féminisme, de ma place d’homme : c’est pour moi un mouvement de pensée et d’action pour l’égalité des droits entre les femmes et les hommes, dont les effets vont aussi au-delà. Il remet en question le système de domination patriarcal, qui porte en réalité préjudice à toutes et tous. »
FRANCE CULTURE
INTERVENTION DE CARINE CHICHEREAU 24 NOVEMBRE 2024
Peintresses (in)visibles
Introduction : le choix du mot peintresse est un choix militant.
– Pourquoi ne pas dire une « femme peintre » ? Parce que c’est de l’essentialisme. On met d’abord en avant le fait que c’est une femme avant fait qu’elle soit artiste. Est-ce qu’on parle de « femme infirmier » ou de « femme boulanger » ? Mais être artiste, c’est un privilège réservé aux hommes.
– Il existe pourtant un mot, d’origine très ancienne, « peintresse », apparu dès le XIVe siècle, et l’on trouve « peintresse » dans sa graphie actuelle chez Clément Marot en 1530. C’est l’Académie française, créée ver le milieu du XVIIe siècle, qui décide d’effacer le mot « peintresse », tout comme tous les noms de profession éminentes au féminin (comme autrice, médecienne, etc.) selon cet argument imparable : les femmes ne possèdent pas les capacités intellectuelles pour exercer de telle professions. Mais : le mot a continué d’être utilisé malgré tout, et je le retrouve régulièrement au cours de mes recherches dans des textes datant de toutes les époques.
Conclusion : effacer le mot « peintresse » revient donc bien à invisibiliser les femmes.
Les origines : Pourtant déjà au Moyen-Âge, les femmes sont artistes. Par exemple l’enluminure : en 1400 à Paris, 10 à 15 % des artistes qui font les enluminures sont des enlumineuses. On a peu de nom car alors ces personnes sont considérées comme artisanes et pas artistes au sens moderne. On peut néamoin citer Bourgot ou Anastaise (qui collabora notamment à illustrer les œuvres de Christine de Pisan https://fr.wikipedia.org/wiki/Anastaise ).
Les premières peintresses de l’histoire (au sens moderne) sont italiennes : il s’agit d’Onorata Rodiani et de Catarina dei Vigri, plus connue comme Saint Catherine de Bologne. Première moitié du XVe siècle
1/ Première cause d’invisibilisation : la destruction ou non-conservation des œuvres.
– Onorata Rodiani (https://fr.wikipedia.org/wiki/Onorata_Rodiani) et Sainte Catherine de Bologne (https://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_de_Bologne ) : leurs œuvres ont presque toutes été détruites.
C’est pourquoi je vais vous parler de la première peintresse française (à ma connaissance) : Marguerite Bahuche. Née à Tours dans les années 1560. Son père Antoine Bahuche est peintre, donc c’est forcément lui qui la forme. Elle se marie à Jacob Bunel, un peintre de Blois en 1595. Ils sont appelés à Paris par Henri IV en 1599 et répondent à des commandes d’état, décorent la Petite Galerie (future Galerie d’Apollon – brûle en 1660). Jacob peint les hommes, Marguerite les femmes. On a des témoignages de l’époque qui louent ses qualités et disent qu’elle était meilleure que son mari. Bunel meurt en 1614. C’est la Régence. Marie de Médicis octroie les titres de son mari à Marguerite : elle devient « peintre du roi », et « conservateur des tableaux du Louvre et des Tuileries » et garde tous les avantages qu’avait son mari. Après le XVIIe siècle, plus personne ne la connaît. Pourtant elle a légué ses œuvres à ses neveux. Peut-être qu’un jour on va en retrouver…
Les faits sont les mêmes en ce qui concerne les premières académiciennes. L’académie royale de peinture et de sculpture est fondée en 1648. Au début c’est un progrès pour les femmes (elles n’étaient pas admises dans la Corporation des peintres) (et n’oublions pas que les femmes ne sont pas admises à l’Académie française – il faudra attendre près de trois siècles et demi, l’élection de Marguerite Yourcenar). Parmi les premières académiciennes, on en compte trois dont on n’a aucune œuvre attribuée aujourd’hui : Anne Strésor, Catherine Perrot, et la première sculptrice, Dorothée Massé. Toutes les académiciennes du XVIIe siècle ont un père ou un mari artiste de renom, sauf Catherine Perrot, qui est miniaturiste et qui a donné des cours à Marie-Louise d’Orléans, reine d’Espagne, et à la princesse de Guéméné. Heureusement, elle a laissé un traité, publié en 1686, sur l’art de peindre les plantes et les oiseaux. L’historien Félibien en dit beaucoup de bien. Elle est très louée à l’époque.
Mais ! Au XIXe siècle, des critiques vont la traiter avec un mépris incroyable (ils n’ont bien sûr jamais vu ses œuvres ). Un certain Henry Bouchot écrit : « Ils écrivent mignature, tous, ils pourraient aussi bien dire mignardise. Mignarderie de conception, de pratique, de faire, petitesse de métier, routine mignonne » !
2/ La deuxième cause d’invisibilisation des peintresses, c’est donc bien la volonté d’entraver leurs carrières pour ne pas qu’elles fassent concurrence aux hommes. Elles seront 15 à entrer à l’académie Royale en à peu près 150 ans, par rapport à des douzaines d’hommes. Les deux dernières seront Vigée-Lebrun, et Adélaïde Labille-Guiard. Ensuite, la Révolution rebaptise l’académie en « Académie des Beaux-Arts » mais en exclue les femmes. Par contre elle leur donne le droit de présenter leurs œuvres au Salon des artistes.
Il faudra attendre 1897, notamment grâce à Virginie Demont-Breton, pour que les femmes soient acceptées à l’Académie des Beaux-Arts, et 1903 pour qu’elles puissent concourir pour le prix de Rome. L’académie des Beaux-Arts, c’est là qu’on forme les artistes. Tant qu’on ne forme pas les femmes, impossible de réussir une carrière. Avec la Restauration et le code Napoléon, début XIXe, les femmes n’ont plus aucun droit et sont réduites à un statut proche de celui des esclaves. Néanmoins, certaines réussissent quand même à émerger comme Rosa Bonheur qui déclare en prenant la direction de l’Ecole impériale gratuite de dessin pour demoiselles : « Suivez mes conseils et je ferai de vous des Léonard de Vinci en jupons ».
Elle a bien compris que l’enseignement est la clé de la réussite. Et c’est en cette seconde moitié du 19e siècle qu’on voit fleurir à Paris toutes sortes de cours ouverts aux femmes : Académie Julian, Académie de la Grande Chaumière, etc. qui attirent aussi des quantités d’élèves de l’étranger. La Révolution est en marche ! Toutefois, il ne faut pas trop vite crier victoire
Ghada Amer
Ghada Amer. En 1985, à Nice, à la Villa Arson, école publique d’art contemporain et expérimental, elle se voit refusée en spécialité peinture parce qu’elle est une femme : les femmes ne deviennent pas célèbres en peinture, donc on ne va pas gâcher la place en la donnant à une femme plutôt qu’à un homme. Résultat elle se met à peindre avec du fil à broder et elle devient une artiste majeure de premier plan !
3/ Troisième facteur contribuant à l’invisibilisation des femmes : l’entourage proche.
Les peintresses se voient en effet parfois dans l’obligation d’arrêter leur carrière après leur mariage ou à l’arrivée des enfants. Mais pour beaucoup aussi, parce qu’elles ont travaillé dans l’ombre d’un homme : ça peut être le père, qui est peintre et forme sa fille, mais qui la maintient à une place subalterne : exemple Tintoret, il forme sa fille, Marietta Robusti, dite la Tintoretta (https://fr.wikipedia.org/wiki/Marietta_Robusti ), mais il l’empêche de faire carrière : Philippe II d’Espagne veut la faire venir à sa cour, grand honneur, mais son père, Tintoret, refuse.
Parfois, c’est le mari qui entrave la carrière de sa femme en s’appropriant son art. De nombreux cas existent en France, comme celui de Jean-Honoré Fragonard. Sa femme, Marianne Fragonard, travaillait avec lui, sans jamais avoir obtenu la moindre reconnaissance et toutes ses toiles ont été attribuées à son époux.
Pire encore, l’histoire de Margaret Keane, elle-même peintresse et mariée au peintre amateur Walter Keane. Il commence à vendre ses œuvres sous son nom à lui, à son insu. Quand elle découvre la vérité, elle ne dit rien car elle a peur de lui. Elle accepte qu’il s’approprie son œuvre : quand c’est signé par un homme ça se vend plus cher ! Elle finit malgré tout par divorcer (on est quand même au XXe siècle), et annonce publiquement qu’elle est la peintresse de ces « portraits aux grands yeux ». Une démonstration publique est organisée à San Francisco où les deux artistes doivent peindre un tableau pour prouver qui a peint ces toiles. Walter Keane ne se montre pas. Plus tard, elle le poursuit en justice, et là encore doit prouver ses dires en peignant un tableau en public (Walter prétexte d’avoir mal à l’épaule pour ne pas s’y plier). Elle remporte 4 millions de dollars.
4/ L’invisibilisation institutionnelle :
Aujourd’hui comment s’opère l’invisibilisation des peintresses ? D’abord dans les musées : très peu d’œuvres de femmes sont présentées. Un exemple : actuellement au musée des Beaux-Arts de Lille, une expo intitulée « Où sont les femmes ? » : 60 000 œuvres sont conservées dans ce musée dont 135 œuvres de femmes. Donc : 0,2%. (Chiffres de Camille Belvèze et Alice Fleury, commissaires de l’exposition.)
Au Prado à Madrid, 9 œuvres de peintresses sur 1700 tableaux dans la collection permanente, c’est-à-dire 0,5%. Au Louvre, on en compte 29 sur des milliers ; et au musée d’Orsay, elles représentent 7% des artistes présents ; 20% au Centre Pompidou.
On sait que les peintresses ont toujours existé, donc cette représentation n’est pas juste. Surtout dans les musées d’art moderne et contemporain car aujourd’hui les femmes représentent environ la moitié des artistes : on a atteint la parité dans la pratique. Mais pas dans l’exposition des œuvres, loin de là. C’est là que le biais de l’invisibilisation est à l’œuvre : si on ne montre pas les œuvres, les artistes n’existent pas.
Pour terminer je vais vous raconter une histoire horrible. Celle de Josephine Nevison. Elle est née à Manhattan en 1883. Elle fait des études d’art, elle a du succès, elle expose dans des galeries aux côtés de Modigliani et Picasso. Hélas pour elle, elle rencontre le peintre Edward Hopper… À l’époque, elle est peintresse, lui, illustrateur. Ils se marient. C’est un mariage violent. Toute sa carrière, Edward s’inspire des œuvres de Joe. C’est elle qui l’initie à l’aquarelle. Souvent, il reprend ses idées à elle. Bientôt elle lui sert non seulement de muse (c’est toujours elle sur les tableaux qu’il peint) mais aussi d’agente, elle s’occupe de toute la partie pratique de son activité de peintre. Lui, non seulement ne supporte pas qu’elle peigne, mais fait tout pour l’en dissuader en la dénigrant. Donc, après le mariage, sa carrière à lui décolle, tandis que celle de Jo décline. Mais elle n’arrête jamais de peindre. Et maintenant, le fait le plus choquant. Edward meurt avant Jo. Celle-ci lègue toutes les œuvres, les siennes comme celles de son mari au Whitney Museum, à New York. On est en 1968. Que fait le musée ? Il expose les tableaux d’Edward. Puis on s’aperçoit qu’on manque de place… et on détruit les œuvres de Jo. Oui, on détruit les œuvres de Jo. C’est un autodafé. Et ça remonte à 50 ans, à New York, dans un grand musée d’art… Heureusement dans les années 2000, une chercheuse qui s’appelle Elizabeth Thompson Colleary a entrepris un travail de recherche, et retrouvé certaines œuvres dans les fonds des réserves du musée, et d’autres enfin ont été conservées car elles avaient été attribuées… à Edward Hopper.
Conclusion : Les œuvres des femmes valent en moyenne 50% de moins que celles des hommes, alors achetez-les, allez les voir aux musées et surtout nommez-les. Un dernier chiffre : le tableau d’un artiste masculin vivant le plus cher : David Hockey, 90 millions, « Portrait of an Artist » ; tableau d’une artiste féminine vivante le plus cher : Jenny Saville : « Propped » pour 10 millions. Ce qui est drôle c’est qu’ils sont tous les deux Britanniques.
Propped, Jenny Saville
Voici quelques titres qui ne sont pas en rapport direct avec la peinture, mais avec l’émancipation des femmes :
– Matrix, Lauren Groff, éditions de l’Olivier
– Ce que Majella n’aimait pas, Michelle Gallen, Editions Joëlle Losfeld
– Le secret des Sprakkar, Eliza Reid, Michel Lafon
– Les Sept nuits de Miriam, Melissa Broder, Editions Christian Bourgois
– Certaines n’avaient jamais vu la mer, Julie Otsuka, Folio
Le lien vers la liste de mes articles pour Diacritik : https://diacritik.com/category/art-2/peintresses-en-france/