Art et plastique
En 2007 et 2014, la Maison Européenne de la photographie a présenté le travail de Bruno Mouron et Pascal Rostain, lesquels avaient retroussé leurs manches à Los Angeles, Paris et ailleurs, pour fouiller méthodiquement dans des détritus et récupérer le contenu des poubelles de stars américaines, de milliardaires ou de figures célèbres de l’art contemporain, tels jeff Koons ou Daniel Buren. Ainsi, on pouvait apprendre dans ces expositions, que Jack Nicholson jette directement aux ordures les lettres de ses admirateurs, et que Madonna boit de l’eau de Volvic.(ci-dessous)
Quand on sait que les deux compères ont été longtemps paparazzis, on ne peut s’étonner de leur démarche. Forts de leur succès, ils sont partis à travers le monde pour fureter dans les poubelles d’anonymes et ont fini par éditer un livre intitulé : Autopsie. Pour chacune de ces poubelles visitées, sur un fond noir rectangulaire, Mouron et Rostain ont déposé, bien rangés et alignés, des bouteilles de plastique d’eau, de lait, des canettes de toutes sortes de breuvage, des emballages de nourriture, chips, céréales, et des revues, des journaux, et aussi des bribes de courrier et bien d’autres rebuts. Après avoir photographié cet ensemble coloré et esthétiquement présenté, il restait à indiquer le nom de tous les propriétaires de ces résidus et à les présenter au monde.
Ce qui amène, dans cette circonstance à se poser la question : qu’est-ce qu’un déchet ? Un débris, une rognure. Un reste. Reste de quoi ? D’un instant perdu ? De ce que l’on n’a plus ? De ce que l’on a bu ? C’est une trace ? De quoi ? De notes égarées, de choses négligées, de plaisirs gourmands, de preuves de faiblesse, de nos erreurs, de nos oublis, de nos excès. Autre question : collectionner les détritus est-ce le signe d’un tarissement de l’imaginaire ? La collection du pauvre ? Ou bien facilité de la proximité ? Ou désir de conserver, au-delà du raisonnable jusqu’à la moindre bribe de nos existences ? Comme une sauvegarde. Comme aveu de ce qui fuit. Vanité de notre siècle ? Préparation d’une étude sociologique à venir pour les générations futures ? Dénonciation ? Un peu de tout cela sans doute.
Y-a-t-il des chances pour que tous ces clichés aillent rejoindre des archives, devenues elles-mêmes cabinets des résidus de l’histoire ? A ce point, on peut le penser. Les grands musées du monde se sont emparés des expositions de Mouron et Rostain, que l’éditeur d’Autopsie définit ainsi : « Une réflexion artistique et sociologique sur les déchets du monde entier ».
La récupération en art n’est pas une chose nouvelle. Il y aurait une longue liste à faire des artistes qui ont travaillé dans ce sens. Dès 1959 Arman expose la série Poubelles composée de détritus. En 1960, il expose une vitrine telle une fenêtre sur une décharge, intitulée : Ordures dans une boîte en plexiglas .
En 1996, le sculpteur César exposait une œuvre monumentale sous forme de cinq murs formés de journaux et de livres compressés. Son titre : Un mois de lecture des bâlois . Oeuvre éphémère que Catherine-Alice Palagret définit ainsi : « une tentative de retenir le temps qui passe, de donner un sens à l’éphémère et aussi, avec humour, de dire que toute activité humaine est vouée à la destruction et à l’oubli. Tous ces livres, ces journaux porteurs de réflexions ou de langue de bois, de jugements honnêtes ou perfides, de diatribes et parfois de poésie se retrouvent mélangés à des réclames pour des produits ménagers, des chaînes hi-fi ou du saucisson. Tout est dérisoire, tout se vaut, tout est vanité. La parole s’envole, l’écrit reste, dit le dicton. Ici, l’écrit lui aussi disparaît. Reste l’œuvre d’art. »
Un mois de lecture des Bâlois compression de papier, détail César à la Fondation Cartier
Il existe aussi des artistes collectionneurs des traces de leur propre vie. Comme un recyclage de leur existence. Anselm Kieffer ne jette rien. On a pu voir Alchimie du verre au centre Pompidou en 2016, où toutes sortes d’objets définissables ou pas, s’accordaient pour former de petites installations poétiques. Anselm Kieffer dit : « J’ai mis de l’ordre dans ma collection de choses, d’aquarelles, de toutes sortes de trucs. Cet ordre a mené aux vitrines … en sélectionnant des objets qui réagissent l’un avec ou contre l’autre et me donnent des idées. »
Toutefois, de plus en plus, de nos jours, il s’agit moins de créer des univers insolites que d’observer les manières de vivre de nos contemporains à travers ce qu’ils abandonnent, et pointer du doigt les dérives d’une société consommatrice. Aujourd’hui créer des œuvres d’art en accumulant des rebuts, sert à démontrer un danger, celui qui menace une planète, étouffée sous des déchets de toutes sortes. A la dénonciation d’une consommation effrénée succède une alerte. Un degré a été atteint comme un non retour : l’immensité de ce qui persiste dans nos rebuts, de ce dont on ne peut plus se débarrasser.
Chris Jordan, dès 2005, a composé la série Intolerable Beauty. Cette suite de photographies est une alarme : amas de sac, de bouteilles et de gobelets en plastique, paquets de cigarettes, batteries, téléphones portables … De loin ces formats ressemblent à des abstractions mâtinées de pointillisme, mais il suffit de regarder le détail pour comprendre qu’il y a là une marée menaçante d’objets. C’est le moment où l’art nous parle davantage que des mots.
Plastic bottles, détail, 2017 – Photo Chris Jordan
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