« 1981-2021, la culture en héritage » Le Monde 11 mai 2021 (extraits)

Agir vite et frapper fort. C’est l’obsession de Jack Lang et de son équipe, en mai 1981, quand ils prennent en main le ministère de la culture. Ils sont persuadés que la gauche ne tiendra pas longtemps. Lang a en tête le conseil de Pierre Mendès France : « Tout doit se faire dans les six premiers mois. » « Dans les deux mois », corrige aujourd’hui Jacques Sallois, son directeur de cabinet à l’époque. Résultat : en soixante jours, ils obtiennent le doublement de leur budget et la loi sur le prix unique du livre. En septembre, le projet « Grand Louvre » est lancé. Soit trois victoires éclair et retentissantes. Rien de mieux pour asseoir une crédibilité.

En ce printemps si particulier, ils débarquent pourtant dans un ministère vide, rue de Valois, adossé au jardin du Palais-Royal. Pas un dossier, « même pas un trombone », se souvient Robert Abirached, chargé du théâtre. Jack Lang choisit le petit mais très symbolique bureau occupé dans les années 1960 par André Malraux, laissant à Jacques Sallois un autre, cinq fois plus grand.

D’emblée, l’effervescence devient folle.(…)

Le symbole du 1 %

L’obsession, c’est le budget, le budget, le budget. Sans beaucoup d’argent, le nouveau ministre pense qu’il ne peut rien faire. D’autant que sous le précédent président, Valéry Giscard d’Estaing, la culture est tombée de 0,61 % à 0,47 % du budget de l’Etat. Une misère. Dans les trois années qui ont précédé son arrivée aux affaires, Lang a préparé le terrain et brandi le chiffre symbolique de 1 %, imaginé dans les années 1960 par le metteur en scène Jean Vilar et le Parti communiste français.

Mitterrand, conscient que la culture est un ticket pour « changer la vie », reprend l’idée dans des discours ou des entretiens. 1 %, ça a de l’allure. Mais c’est beaucoup… « Je me doutais que je n’allais pas l’atteindre, alors j’ai fait monter les enchères », confie Jack Lang. Et d’ajouter, en souriant : « J’ai emmerdé Mitterrand jour et nuit avec l’argent. » Des députés, aussi. Il remporte une première manche dans l’ascenseur de l’Elysée, seul avec le président, lequel lui lâche : « Ecoutez, je maintiens l’objectif, mais si je vous donne tout de suite 1 %, vous ne saurez pas quoi faire de cet argent. Je vous propose 0,75 %. Ce sera un quasi-doublement. » Ce n’est qu’une parole d’ascenseur. Il reste à convaincre les décideurs du ministère des finances. (…)

En juillet, l’acteur Lang surjoue l’emphase quand il écrit à ce même Fabius : « Je t’en conjure. 1 %, c’est 180 kilomètres d’autoroute ! » – une image empruntée à Malraux. Ou encore au premier ministre, Pierre Mauroy : « Je ne vois pas quelles économies je pourrais proposer, sauf à imaginer de fermer des théâtres ou des musées. » C’est ainsi que le budget de la culture passe, en 1982, de 3 à 6 milliards de francs. Aucun ministre de la Ve République n’a bénéficié d’un tel bond, d’autant que les coûteux « grands travaux », que s’apprête à lancer le chef de l’Etat, figurent dans une enveloppe à part.

Chaque année, le scénario se répète.(..)

 Cette période, c’est une certitude, pose un socle : durant les décennies suivantes, le budget de la culture ne redescendra plus dans les bas-fonds, oscillant toujours autour du 1 %.

Subventions multipliées

Dès lors, un autre casse-tête surgit pour l’équipe Lang : comment dépenser 6 milliards quand il y en avait 3 ? « Ça peut paraître fou, mais, avant 1981, le ministère était si faible et mal organisé qu’il n’arrivait pas à consommer son argent », témoigne Jacques Sallois. Alors, quand le gâteau est énorme… Tous les secteurs, du théâtre au cinéma, sont gâtés, mais certains bien plus que d’autres. Les subventions sont multipliées par deux, trois, cinq – impensable de nos jours, où les compagnies de théâtre et de danse, les musées et les festivals doivent se battre chaque année pour grappiller quelques euros. Ou ne pas les perdre.

Le sociologue de la culture Philippe Urfalino a décrypté la méthode Lang pour éviter le gaspillage : « On n’invente pas du jour au lendemain la capacité de dépenser le double. Ça a été fait d’une manière assez remarquable, avec très peu de bêtises. » (La Pensée de midi, 2005, n° 16.)

Prenons secteur par secteur.

Avec une subvention multipliée par deux, le théâtre, dont est issu Jacques Lang – il a fondé le Festival mondial de théâtre de Nancy, en 1963 –, peut sortir d’un état « catastrophique et d’une démoralisation généralisée », affirme le conseiller du secteur, Robert Abirached.

La danse, « la millième roue du carrosse » d’après Lang, se sent désormais considérée.

Idem pour les arts émergents, comme le nouveau cirque.

Deux cents musées seront construits ou rénovés en dix ans.

Le cinéma, secteur privé habitué à fonctionner en vase clos via une taxe prélevée sur chaque billet, voit son obole exploser (de 31 à 109 millions).

Celle des bibliothèques triple, alors qu’elles dépendent des villes. Il n’y a que le patrimoine, secteur privilégié depuis de Gaulle – 40 % des crédits du temps d’André Malraux –, qui augmente peu. Sallois, toujours : « Nous avons privilégié la création par rapport au patrimoine. J’assume. »

Pour justifier son habit de Superman, Lang répète qu’à son entrée en fonction la France était un désert culturel. Son constat fait bondir la conseillère d’Etat et spécialiste de la culture Maryvonne de Saint-Pulgent, marquée à droite : « C’est une blague ! Malraux avait trouvé un désert à son arrivée, mais Lang, non. » De fait, à l’aube des années 1980, nombre de villes ne manquent pas d’initiatives et de talents, souvent militants. Pour Michel Crespin, figure historique des arts de la rue, « c’est la province qui innove dans les années 1970 ».

« 43 ministères de la culture »

Toujours est-il que François Mitterrand affiche en tête de son programme la décentralisation, que met en œuvre le ministre de l’intérieur, le Marseillais Gaston Defferre. Jack Lang, en échange d’un doublement des crédits, mais aussi pour contrebalancer la construction à Paris du Grand Louvre ou de l’Opéra Bastille, doit donner 500 millions de francs aux collectivités locales.(…)

Un homme entre alors dans la danse : Dominique Wallon, conseiller de Lang et décentralisateur dans l’âme. Avec les 500 millions en poche, il sillonne la France, jusqu’aux départements d’outre-mer, afin de dialoguer avec les élus locaux et signer partout des conventions. Ce mot « techno » n’est pas nouveau, mais le ministère contribue à le diffuser partout. Des centaines de conventions sont signées, « des milliers même », d’après Claude Mollard, conseiller de Lang. Le procédé est astucieux : l’Etat donne une partie de l’argent pour construire un théâtre, rénover un musée ou développer une action ; les collectivités locales complètent. « C’est ça, la culture !, s’exclame Jean-François Chougnet. Avec son argent, l’Etat implique les villes, mais il garde le contrôle et impose son expertise. »

La culture passe également des conventions avec d’autres ministères : défense, agriculture, affaires étrangères, éducation… Habile pour leur prendre de l’argent. Du reste, quand il présente son programme devant l’Assemblée nationale, en novembre 1981, Lang fait sensation : « Il n’y a pas un, mais 43 ministères de la culture », soit l’ensemble du gouvernement.

Crispations rue de Valois

Dans le budget de 1982, une ligne surprend par le montant (850 millions) et par son intitulé, « Développement culturel ». Le théâtre, le cinéma ou les musées, on voit de quoi il retourne, mais qu’entendre par « développement culturel » ? Son responsable est Dominique Wallon, le conseiller décentralisateur. Son credo : l’action de terrain, au plus près des gens, des associations locales, de la pratique en amateur. Il vient de Grenoble, une ville socialiste considérée comme un laboratoire en la matière.

Le « développement culturel » finance, par exemple, à hauteur de 200 millions la création de 3 000 à 5 000 emplois précaires, essentiellement pour des jeunes. Il s’occupe aussi d’opérations transversales et, à ce titre, a l’autorité sur la dizaine de maisons de la culture, imaginées par Malraux dans les années 1960, d’Amiens à Bourges, où l’on donne autant des pièces de théâtre que des concerts, où l’on débat et refait le monde.

Quand on évoque aujourd’hui le rôle de Dominique Wallon devant Jack Lang ou son entourage de l’époque, on sent de l’embarras, voire de l’agacement. Certains parlent à propos du « développement culturel » d’un secteur « trop flou ». En fait, deux doctrines s’opposent.

D’un côté celle défendue par Lang, qui juge les maisons de la culture sclérosées, trop peu créatives par rapport à l’argent donné. Sa conviction est qu’il faut placer des artistes talentueux à leur tête. Ainsi, dès son arrivée, confie-t-il celle de Nanterre au metteur en scène Patrice Chéreau – charge à lui de faire table rase et d’inventer « son » théâtre.

L’autre ligne est celle défendue par Dominique Wallon. Lui aussi, en ces années décisives, est agacé de voir ces « maisons » enkystées dans des débats politiques et sociétaux sans fin, mais il souhaite qu’elles n’abandonnent pas leur ancrage local. Bref, Lang veut privilégier l’art et les créateurs, tandis que son conseiller a plutôt la fibre sociale et territoriale. Autant dire que les crispations se multiplient. « Une bagarre permanente », d’après Robert Abirached, le conseiller théâtre.

La méthode Malraux

Pourquoi, dans ces conditions, Jack Lang attribue-t-il tant de moyens au « développement culturel » ? Parce qu’à ses yeux, c’est le rôle de la gauche de démocratiser et de décentraliser. Mais il entend le faire à sa façon : en développant « l’offre ». Il est persuadé qu’en multipliant les initiatives, en bâtissant des lieux culturels, en soutenant financièrement de grands noms de la création, en cherchant l’excellence, en construisant aussi une dizaine d’écoles de formation (photographie à Arles, bande dessinée à Angoulême, conservatoires de musique à Paris et à Lyon, design à Paris, cirque à Châlons-en-Champagne, etc.), le public suivra et, surtout, s’élargira, notamment aux populations modestes et défavorisées, peu habituées à aller au théâtre, au musée ou au concert.

La méthode n’est pas nouvelle. C’est exactement celle de Malraux, qui la définissait en ces termes, dès 1959, en créant le ministère de la culture : « Rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français. » La différence est que Malraux privilégiait le patrimoine. Avec Lang, la création prime. (…)

Le ministre de la Culture Jack Lang au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême (Charente), en 1982. FRANCOIS DUCASSE / GAMMA RAPHO

Lang ouvre également la culture à des champs que s’interdisait Malraux. Le rock ou la bande dessinée, le rap ou la mode. On lui reproche alors de transformer le public en consommateur et de galvauder le mot « culture » dans le « tout se vaut » (Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, Gallimard, 1987). Mais cette ouverture s’inscrit encore dans une politique de « l’offre », avec l’espoir, insiste Jacques Sallois, de « toucher des couches nouvelles et plus jeunes de la population ». Sauf que le logiciel de « l’offre » a ses limites, que cerne Maryvonne de Saint-Pulgent : « Malraux croyait que si les gens n’allaient pas au théâtre, c’était parce qu’il n’y avait pas de théâtres. C’était, et c’est toujours, plus compliqué que ça. » Et c’est plus compliqué pour Jack Lang aussi.

La douche froide

La douche froide lui tombe dessus en 1989. Qu’elle jaillisse de ses propres troupes n’arrange pas les choses. Le ministère de la culture publie, en effet, une vaste enquête sur les pratiques culturelles des Français. Huit ans après l’arrivée aux affaires de Lang, le bilan est douloureux : l’intensification de l’offre culturelle n’a pas réduit mais aggravé la fracture entre riches et pauvres. Les premiers vont encore davantage au spectacle ou au musée, les seconds moins. Les deux études suivantes, en 1997 et 2008, aboutiront au même résultat, tout comme d’autres, concoctées cette fois au niveau européen.

Lang le vit très mal. (..). Pour Dominique Wallon aussi, auquel on demande si la gauche a pratiqué la même politique que la droite auparavant : « Non, je crois que le “développement culturel” a été positif à 75 %, qu’on a fait du bon boulot avec les élus locaux, dans les entreprises ou les prisons. » Mais il admet : « C’est vrai, les classes moyennes et supérieures sont les gagnantes de notre politique. »(…)

Conception jacobine

Plus largement, et comme Malraux du reste, Lang n’a pas vraiment d’appétence pour l’animateur social. « Il répétait qu’on ne ferait rien si on ne faisait pas de l’art avant du social », confirme Robert Abirached. Il trouve surtout ce champ ringard. C’est l’avis de Bernard Faivre d’Arcier, ancien directeur du Festival d’Avignon : à l’époque, Lang est « horripilé » par le militant de gauche en sandales, avec petit cartable et barbe, que Jérôme Deschamps caricature dans sa pièce La Veillée (1985) – il préfère l’artiste rayonnant.(…)

Certains y voient un des exemples de la déconnexion progressive de la gauche avec les classes populaires – elle vaut encore en 2021, du reste. Robert Abirached parle même d’un « affaissement de la pensée des socialistes sur les questions de société ».(..)

« Une part d’utopie »

Jack Lang a néanmoins bien des raisons, bonnes ou mauvaises, de minorer l’éducation populaire. Déjà, personne ou presque en 1981, y compris au Parti communiste français, ne conteste vraiment la politique de « l’offre ». Le primat de l’artiste sur le public est un socle. Quant aux centaines de maisons des jeunes et de la culture, les fameuses MJC, qui constituent souvent le premier contact de la France populaire avec la création et favorisent la pratique en amateur, elles dépendent du ministère de la jeunesse et des sports. Lang a beau jeu de rappeler qu’elles sont en dehors de son périmètre. En fait, elles ne l’intéressent pas. Son marqueur est l’excellence des œuvres, quand celui des MJC est la formation des publics.

Selon Jacques Sallois, la démocratisation de l’accès à la culture est un travail lent, harassant, avec « une part d’utopie », hasardeux aussi quand on n’a pas quinze ans devant soi.

Il ajoute un problème, sans doute le plus lourd : Jack Lang, tout comme les ministres de la culture avant et après lui, a échoué sur l’éducation artistique à l’école. Non pas un anecdotique cours de dessin ou la pratique de la flûte, mais une confrontation des élèves, dès le plus jeune âge, avec des œuvres. Pour cela, il faut donner une place sérieuse à cet enseignement dans les programmes scolaires. François Mitterrand en fait une priorité en 1980. Mais, une fois au pouvoir, il refuse la condition du succès : joindre la culture et l’éducation dans un seul ministère. « Je l’ai incité à me confier les deux portefeuilles, mais il n’a pas voulu », regrette Jack Lang, qui, à la différence d’autres, a au moins tenté des choses.

L’enthousiasme s’est perdu en route

En novembre 1981, il annonce devant les députés une loi sur l’éducation artistique, écrite conjointement avec son collègue Alain Savary, le ministre de l’éducation. Il la justifie par ce constat : un Français sur deux ne va pas au théâtre, trois sur quatre n’ont jamais franchi la porte d’un musée. Cette loi ne verra pas le jour. Trop de freins. Lang cumule les deux portefeuilles en 1992, mais pendant un an seulement. Trop court. En revanche, entre 2000 et 2002, il est à l’éducation et Catherine Tasca à la culture. Ensemble, ils mettent en place un plan massif d’éducation artistique. Mais il sera stoppé net par la droite.

L’impuissance est telle, depuis quarante ans, sur l’éducation populaire qu’une nouvelle musique, aux airs de renoncement, s’est imposée. Pourquoi faudrait-il que tout le monde aille à l’opéra ou au musée ? Pourquoi demander à la culture de réduire les fractures sociales alors que l’école n’y parvient pas ? Pourquoi culpabiliser les artistes ? Jack Lang fait siennes ces questions. Tout comme Arthur Nauzyciel, directeur du Théâtre national de Bretagne : « Le théâtre n’a pas à afficher 100 % de fréquentation, de toutes les origines sociales. Certains lisent et d’autres vont au basket. La question dépasse celle de l’école : pourquoi des gens, à chaque génération, reproduisent le même sentiment d’illégitimité à entrer dans un musée ou un théâtre ? A cause d’un sentiment de classe. »

Au-delà de ce débat, loin d’être clos, la majorité des spécialistes reconnaissent « l’élan unique » donné en son temps par Jack Lang à la culture et saluent les milliers d’équipements et actions, si précieux encore aujourd’hui. Ils constatent que la quinzaine de ministres qui lui ont succédé s’inscrivent dans ses pas. Ils considèrent néanmoins, avec un soupçon de cruauté, que l’enthousiasme de l’époque s’est perdu en route : l’Etat culturel était fort, il est devenu faible.Michel Guerrin et Brigitte Salino

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