Si l’art est sacrifié sur l’autel du profit, nous assisterons alors au suicide de la bourgeoisie

« Le théâtre est le seul endroit vraiment différent de la télévision ou d’Internet. Parce que cet espace en trois dimensions est un espace démocratique, parce que le spectateur peut décider avec quel personnage il est d’accord et où vont ses sympathies. Le théâtre est aujourd’hui l’un des derniers espaces publics, dans un monde dans lequel l’espace public est devenu un lieu de transit et de consommation. »

Nicolas Truong s’est entretenu avec Thomas Ostermeier : sans concession, avec une grande lucidité, le metteur en scène analyse la « crise du théâtre dans le journal Le Monde du 5 juillet 2014.

Le Monde 5/7/14

Pour le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier, qui dirige le théâtre de la Schaubühne, à Berlin, « le théâtre a perdu sa centralité aux yeux des classes dirigeantes hyperconnectées ». Il croit cependant qu’un renouveau est possible.

Les intermittents du spectacle ont-ils raison de se révolter, ou bien devraient-ils considérer que le gouvernement a fait des avancées suffisantes pour cesser leur mouvement ?

Je me sens solidaire du mouvement des intermittents français. C’est à eux de savoir s’il faut faire grève ou non afin de peser sur les négociations. Le statut d’intermittent est unique dans le paysage culturel européen. L’idée qui consiste à protéger les métiers du spectacle, où l’on travaille de façon discontinue, est exceptionnelle. Elle doit être défendue.

C’est un statut social beaucoup plus avancé que celui en vigueur en Allemagne. Outre-Rhin, un acteur indépendant qui ne travaille pas dans une troupe de théâtre – où il est salarié – peine à avoir une allocation-chômage, car la réglementation est beaucoup plus stricte.

Oui, la France est socialement plus avancée que l’Allemagne. Et c’est Berlin qui devrait souhaiter copier Paris. Ainsi en va-t-il du salaire minimum, adopté il y a plus de trente ans en France et que l’Allemagne a récemment instauré afin de protéger les plus faibles.

Pourtant, le théâtre allemand se porte bien. Il semble même parfois davantage plébiscité par les critiques et le public des festivals internationaux que la production française. Une preuve que l’on peut faire des bons spectacles sans régime spécial ?

Si la qualité du théâtre allemand est parfois jugée plus grande, c’est parce qu’il y a beaucoup plus d’argent en Allemagne qu’en France. C’est aussi simple que cela. C’est cette réalité qui fait la qualité de nos spectacles, car nos théâtres ont plus de moyens pour héberger et former des troupes à demeure, fabriquer des décors, imaginer des scénographies, afficher un répertoire, améliorer le jeu.

Dans les théâtres berlinois, il y a des troupes qui travaillent pendant des années pour parfaire leur style. C’est cela qui fait le plus souvent la différence.

N’est-ce pas paradoxal, comme le font les intermittents, de parler d’un triomphe du néolibéralisme alors que la création, en France, reste largement subventionnée par l’Etat, et que l’assurance-chômage est en partie financée par le secteur privé ?

Le néolibéralisme gagne néanmoins partout du terrain. Et puis, on peut mesurer la bonne santé d’une société si cette dernière est capable de payer ses propres contradicteurs. Ce qui n’est pas du tout paradoxal dans le capitalisme, c’est qu’il digère ses critiques pour mieux se développer. Le fait de disposer d’un secteur non marchand qui promeut des artistes chargés de porter un regard critique sur la société montre aussi le dynamisme du capitalisme.

Je suis absolument convaincu que si l’on rogne sur ce secteur artistique, nos sociétés au bord de la crise de nerfs se rebifferont. Et s’écrouleront. Il ne faut pas oublier que la subvention est dans la tradition du mécénat aristocratique. Avant, les nobles avaient des bouffons à la cour qui les raillaient et les critiquaient. Aujourd’hui, nous autres artistes subventionnés avons la même mission envers la bourgeoisie. C’est pour cela que si l’art est sacrifié sur l’autel du profit, nous assisterons alors au suicide de la bourgeoisie.

Quels sont les signes de l’actuel « suicide de la bourgeoisie » ?

La bourgeoisie ne comprend pas, en se transformant en vulgaire « Chicago Boys » , qu’elle va mourir en s’adaptant aux lois du marché. Car elle renie les idées du siècle des Lumières, comme l’éducation ou la création artistique autonome, formes d’émancipation soustraites à la propriété privée et au marché, qu’elle a elle-même portées.

La bourgeoisie, qui s’est développée pendant la révolution industrielle, a hérité de l’aristocratie le goût pour la culture et le soutien aux intellectuels. Or, en sacrifiant l’art vivant sur l’autel de la rentabilité, la classe bourgeoise se suicide car elle renie ce qui fut sa marque de fabrique, son supplément d’âme, sa distinction sociale : d’une part, soutenir les artistes inventifs et indépendants ; et, d’autre part, faire parvenir la richesse que cette société amasse à travers des impôts à l’ensemble d’un peuple par un processus démocratique, et de ne pas investir ces richesses uniquement dans d’autres mesures profitables, mais aussi dans des biens publics tels que des bibliothèques, des théâtres, des parcs, des hôpitaux. C’est-à-dire ce qui devrait constituer la fierté et la beauté d’une société bourgeoise en bonne santé.

Michel Foucault disait qu’« il faut défendre la société ». Vous dites, vous, qu’« il faut défendre l’Etat » ?

Oui, nous, artistes de gauche qui avons longtemps été des anti-étatistes patentés, nous nous retrouvons dans une situation historique inédite, où nous devons défendre un Etat bourgeois qui est en train de se suicider.

N’y a-t-il pas une différence de taille entre la bourgeoisie cultivée issue de la révolution industrielle, férue d’art et de théâtre, et celle d’aujourd’hui, davantage tournée vers le business et les nouvelles technologies ?

C’est certain. Le théâtre a perdu de sa centralité aux yeux des classes dirigeantes hyperconnectées. Il est même entré dans une grande crise, et le rôle éminent qu’il a eu dans le passé en Europe, de la Grèce antique jusqu’aux années 1980, semble révolu. Mais ce n’est pas seulement la faute des acteurs, des metteurs en scène ou des auteurs, dont la responsabilité est grande. C’est aussi le fait d’une certaine paresse des spectateurs bourgeois des centres-villes, tels ceux que vous appelez « bobos » en France.

Le théâtre n’est pas un simple divertissement, c’est bien plus difficile qu’un jeu vidéo. Cet art revêt un caractère éducatif. Et la crise est la même dans tous les domaines : dans l’univers théâtral, mais également dans le cinéma et les arts plastiques qui ne sont plus guère qu’un marché spéculatif pour nouveaux riches.

Quelle est la nature de la crise actuelle du théâtre ?

C’est d’abord une crise qui concerne les auteurs et les acteurs. Les metteurs en scène sont une profession apparue récemment dans l’histoire du théâtre. Si cette fonction disparaissait, ce ne serait pas très grave. Mais les auteurs et les acteurs ne peuvent pas disparaître. L’auteur est là pour créer un lien entre la scène et la réalité sociale et politique qui l’entoure. Si l’on parvient à représenter sur scène certains conflits sociaux ou générationnels présents de la société actuelle, alors il faut le faire de façon subtile, engagée certes, mais lucide face à leur complexité. Or il y a aujourd’hui un certain théâtre qui montre les contradictions du monde contemporain de façon simpliste, un théâtre des bons sentiments dont l’ambition intellectuelle est assez limitée. Or le théâtre n’est ni une église, ni un syndicat, ni un parti.

A quoi sert le théâtre ?

Le théâtre est fait pour mieux poser des questions, jamais pour donner des réponses. Les débats sur l’art théâtral sont assez pauvres. Savoir si l’on incorpore de la vidéo ou pas sur scène, si l’on mêle les disciplines, ce sont des questions sans importance. L’essentiel, c’est de retrouver le théâtre comme art du conflit. Il n’y a pas assez d’auteurs aujourd’hui qui font ce travail de mise au jour scénique des conflits intellectuels, sociaux, économiques et géopolitiques d’aujourd’hui.

Pourquoi les acteurs traversent-ils également une crise ?

Trop d’acteurs ne comprennent pas que leur tâche la plus noble consiste à représenter sur scène des êtres humains avec toute leur complexité, à travers des personnages auxquels on peut s’identifier, loin du narcissisme qui consiste à se regarder jouer et déclamer son texte, même de façon « moderne ». Il est nécessaire d’avoir un jeu qui est en rapport avec ce que l’on observe dans la rue, dans la sphère intime, au travail, au supermarché.

L’acteur doit montrer comment le monde néolibéral imprègne nos corps, notre comportement social, notre intimité, jusqu’à nos choix amoureux. C’est ce que pratique le « théâtre documentaire » qui met en scène des amateurs ou des « vraies gens » afin d’aborder l’exil ou la mort d’une région. Ce succès manifeste est le signe d’une grave crise qui traverse le monde et le métier des acteurs aujourd’hui. Mais attention : même le théâtre documentaire peut parfois être aussi une pauvre représentation naturaliste de la réalité où l’on montre au public des spécimens humains.

Y a-t-il tout de même des raisons d’espérer un renouveau théâtral ?

Je crois que oui. Une certaine jeunesse vient nous voir à la Schaubühne et semble apprécier des spectacles qui rompent avec une esthétique datée. Car je déteste le « théâtre théâtral » avec ses acteurs qui sont sur scène pour flatter leur propre narcissisme et qui ont complètement oublié la raison pour laquelle ils sont montés sur un plateau la première fois. A la Schaubühne, notre programmation est exigeante et engagée. Bien que situés dans un quartier populaire et excentré de Berlin, nous avons réussi à attirer un public très international et très jeune.

J’ai l’impression que pour ces jeunes gens, le théâtre est le seul endroit vraiment différent de la télévision ou d’Internet. Parce que cet espace en trois dimensions est un espace démocratique, parce que le spectateur peut décider avec quel personnage il est d’accord et où vont ses sympathies. Le théâtre est aujourd’hui l’un des derniers espaces publics, dans un monde dans lequel l’espace public est devenu un lieu de transit et de consommation.

Nicolas Truong
Journaliste au Monde

Thomas Ostermeier
Né en 1968, Thomas Ostermeier est l’un des plus célèbres metteurs en scène de sa génération. Depuis 1999, il dirige la Schaubühne, à Berlin, où il défend un art politiquement engagé et esthétiquement novateur.

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