UNE SEMAINE A AVIGNON

Chronique du Festival

Dimanche 17 janvier

Plongée brutale dans le festival. Il ne change guère, grossit seulement comme ces espèces menacées par leur démesure. Rassurez-vous pourtant le off se porte bien. Le In aussi mais, en arpentant les rues de la ville aux murs couverts d’affiches, on n’en voit rien ou presque. 1.400 spectacles sont donc proposés chaque jour aux festivaliers. D’une belle diversité, fièrement proclamée, en dépit de son évidence statistique.

Les trois pièces que nous voyons ce dimanche n’échappent pas à cette étonnante variété. Ce fut d’abord Jean Paul II Antoine Vitez-rencontre à Castelgandolfo, un dialogue conçu par Jean-Philippe Mestre, l’éditorialiste et critique dramatique du Progrès de Lyon que j’eus le bonheur de rencontrer en 1988, sur la place de l’Horloge, et qui préfaça dans l’Avant-scène mon Adieu Marion. La pièce évoque une confrontation plutôt inattendue, qui eut pourtant lieu, entre Jean-Paul II et Antoine Vitez pour une représentation privée du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dans les jardins de Castelgandolfo. Le Pape y défend son église et y redit sa foi en Dieu. Le démiurge de notre scène nationale, j’entends la Comédie française dont il est alors l’administrateur, y défend l’art théâtral et redit sa foi en la raison. Un théâtre d’idées, donc, comme en avait rêvé Antoine Vitez, au temps où les débats opposaient les tenants de nobles causes, nourries de vastes espérances. Jean-Philippe Mestre sait, en de brefs mais éclairants échanges, qui rappellent l’antique disputacio, confronter les univers opposés, les espérances parfois, souvent, contraires de celui qui croyait au ciel et de celui qui n’y croyait pas. Il faut savoir gré à l’auteur d’avoir posé sur les planches tant de questions fondamentales, nourries par une immense culture, de multiples références livresques et historiques et une intelligence pénétrante. Ce qui n’exclut pas des clins d’œil amusés, un sens aiguisé de la réplique qui pourtant ne désigne aucun vainqueur et laisse entières toutes nos interrogations. Bernard Lanneau dans le rôle de Jean-Paul II a la retenue et l’onction qui conviennent au personnage, quant à Michel Bompoil, il campe un Vitez enjoué et affûté, moins sévère sans doute que son modèle. Dans sa mise en scène, Pascale Vitiello a choisi de privilégier l’écoute du propos et le jeu subtil des regards et des gestes qui redouble l’intensité de ce match. Disons, pour faire savant, qui sert la fameuse fonction agonistique propre à ce théâtre d’idées.

Le soir, une troupe venue de Belgique donnait Ils tentèrent de fuir qui nous plongea dans une autre époque, plus reculée encore, à travers l’évocation par Jean-Marie Piemme des Choses, ce livre culte de Georges Perec, paru en 1966. Avec Yvette, nous avions aimé ce livre qui dressait l’inventaire des rêves d’une génération qui fréquentait les universités, lisait l’Express et découvrait dans toutes les boutiques de la Capitale les objets un peu trop dispendieux qui accompagneraient son existence, afficheraient son ascension sociale. Jérôme et Sylvie, le jeune couple de ce roman, sont joliment recréés par les deux comédiens, avec une certaine liberté et cette distance ironique qui sied au théâtre. Une histoire un peu actualisée aussi avec des références aux objets d’aujourd’hui et aux théories de Baudrillard, ce chantre d’une post- modernité dont Georges Pérec fut, sans doute, un précurseur inspiré. Et on se laisse captiver par ce spectacle intelligent qui évoque tous ces choses qui de très loin nous font des signes de reconnaissance, nous environnent et nous séduisent, nous asservissent aussi.  Une fois encore au théâtre des Doms, où se donnent chaque année de très inventifs spectacles, Le Théâtre de Namur nous a offert un de ces instants à la fois édifiants et ludiques qui nous réjouissent mais éveillent aussi notre esprit. En somme répondent à cette belle tradition de la comédie : Corriger les mœurs en riant.

L’après-midi, installés sur la terrasse du Ciné vox, nous allons, par paresse, voir le spectacle qui se donne dans ces lieux. C’est une comédie sur le couple comme il s’en donne de nombreuses autres, répertoriées dans le catalogue du off. Le spectacle – est-il utile d’en rappeler le titre ? – enfile un collier de clichés où le public est censé se reconnaître, se reconnaît, hélas, tant les stéréotypes finissent par s’imposer à nos vies. Avec cela quelques dérapages dans une vulgarité qui soulève des rires à peine choqués. « Tu me prends pour un trou », dit la femme. « Pas qu’un », répond le mari. C’est aussi le théâtre qui se donne ici.

Lundi 18 juillet

Au programme, dans Le Centre Européen de poésie d’Avignon, un spectacle du Théâtre de l’Ephéméride sur des œuvres de Blaise Cendrars. Revoir Patrick Verschueren qui donne ce récital, c’est une sorte de pèlerinage. Tant de souvenirs me rattachent à lui, si lointains aussi et notamment, en 1985 les représentations de Chute libre à la Casa d’Irène, ce lieu crapoteux du off promis pourtant à de belles rencontres. Patrick et Evelyne Boulbar, sa musicienne, ont surtout repris des extraits du  Monde entier  et de La Prose du Transsibérien   qui nous transportent dans cet univers cosmopolite d’une époque éprise de vitesse, de grands espaces, de splendides épopées sur tous les continents. Cela commence au Havre, port de tous les départs vers de lointains inconnus, dans les mugissements des cargos et des transatlantiques, cinglant vers New York ou Valparaiso. Donc, bienvenue à bord. Dans ce monde de passagers luxueux et désabusés, en quête de sensations nouvelles, d’émigrés fuyant la misère de leurs ingrates terres ou les violences de traîtresses patries, d’une faune de personnages interlopes, traînant d’inquiétantes mines sur des ponts encombrés de ferrailles et de cordages et où se mêlent les effluves du large et des remugles de sueur et de cambouis. Grâce à Evelyne et Patrick on peut poursuivre le voyage sur le rythme haletant des grands trains traversant les steppes et les toundras d’une infinie Sibérie aux paysages semés de boulots, d’isbas, de villes dont les noms chantent dans nos mémoires : Novgorod et ses légendes, Vladivostok aux bords d’un mythique Kamchatka. Sur ces étroites scènes, où ils aiment poser leur valise, nos deux baladins incarnent les exotiques rêveries du poète. Les mettent aussi en musique et en chansons et nous entraînent dans le sillage de ce merveilleux compagnon de route dont ils ressuscitent la belle humeur vagabonde.

Puisque la règle ici est d’enchaîner les spectacles, nous allons voir Un baiser s’il vous plaît, adapté du film éponyme, comme on dit, d’Emmanuel Mouret. A vrai dire, on s’interroge sur cette étrange idée de passer du théâtre au cinéma. J’avais personnellement aimé ce film sur les incertitudes du cœur et les pulsions des corps et proche de l’univers d’Eric Rohmer. Je n’en retrouve pas le charme dans cette adaptation théâtrale. Elle crée avec les personnages une proximité qui accuse leur jeu et contrarie la subtilité de la fable. L’acteur, au cinéma, s’efface au profit du personnage. Au théâtre, au contraire, on admire sa composition. Pour tout compliquer, quelques scènes de lit, dont on avait aimé dans l’œuvre d’Emmanuel Mouret la troublante sensualité, tournent ici à des effets de vaudeville. Pour conclure, on a envie de répéter cette tautologie : le cinéma est du cinéma et le théâtre du théâtre.

Mardi 19 juillet

Nous déjeunons le matin, face au Ventoux qui semble parfaitement débonnaire, en dépit de la réputation que lui font les souvenirs des Tours de France, de la tragédie de Tom Simpson. Vedène, dans sa paix à peine troublée par l’éveil des cigales, semble ignorer le temps et recommencer dans une sereine pérennité de semblables journées. Il n’en va pas de même de l’agitation d’un Avignon qui ne connaît pas de repos, indifférent à une canicule qui, ailleurs, plonge les gens dans une salutaire torpeur. Car ici le culte du théâtre ne souffre aucun relâchement. Et pourtant, nous nous contentons aujourd’hui d’un seul spectacle. Magnifique en vérité. Un Mozart et Salieri, d’après le récit d’Alexandre Pouchkine qui inspira aussi Amadeus, le film de Milos Forman et qui nous fut donné par les Suisses de l’Espace culturel des Mureaux. Dois-je le confesser, je ne suis pas un mélomane averti mais, après tout, la musique n’en demande pas tant et les airs tirés de La Flûte enchantée, des Noces de Figaro, de Don Giovanni, interprétés dans la vaste salle du temple d’Avignon, m’ont parfaitement ravi. Comment résister au divin Mozart qui, aux dires de Salieri, n’aurait fait que copier une musique qui lui était dictée du ciel ?  Et puis, j’ai toujours aimé le charme un peu poudré de ces pièces à costumes qui ressuscitent les déguisements troublants et les incertitudes sentimentales des créatures cruelles et tendres de Laclos, de Marivaux, de Beaumarchais. La pièce nous entraîne dans une sorte de ballet endiablé digne de l’auteur primesautier de La Flute Enchantée. Les acteurs semblent éprouver un grand plaisir à jouer les personnages de la pièce, un Salieri inquiétant et grave, un Mozart joyeux et bondissant, au verbe plein d’alacrité et on ne m’en voudra pas d’avoir été particulièrement séduit par la délicieuse soprano qui jouait aussi tous les rôles féminins de la pièce.

Mercredi 20 juillet

Depuis la scène dite des comédiens, inventée par Hamlet pour confondre Claudius et Gertrude, les assassins présumés de son père, ou depuis L’Illusion comique de Corneille et les pièces de Pirandello, on n’en finit pas d’explorer les infinies ressources du théâtre dans le théâtre. La comédie y trouve de faciles ressorts, trop faciles, pensera-t-on, lorsqu’il ne s’agit plus d’explorer les aspirations secrètes des personnages et les rêves d’altérité qui, en partie, les révèlent. Mais ne boudons pas notre plaisir, le procédé peut aussi créer d’amusants comiques de situation. Ainsi dans Succès Reprise une pièce de W.H. Buxton, adaptée par Hervé Devolder qui fréquente de longue date le off. Un aimable auteur et comédien qui fut honoré par des nominations aux Molières et qui, vous jugerez la chose plutôt anecdotique, est aussi devenu notre ami. Après tout, il y a de plus sottes raisons de se rendre au théâtre. Donc Succès Reprise et sa fable, son pitch comme dirait Thierry Ardisson… Où l’on retrouve Pirandello mâtiné de Feydeau. Des comédiens y jouent la répétition d’une pièce qui reprend l’efficace triangle du vaudeville : Le mari, la femme, l’amant. Evidemment, les rôles s’inversent. Et le cocu de la première pièce, celle où l’on répète la seconde, est l’amant de la seconde, celle que l’on répète dans la première. Enfin, un vaudeville dans le vaudeville, vous aviez compris. Ce genre d’argument impose un jeu léger, un art de ne pas souligner lourdement des effets trop attendus. Les interprètes Michel Laliberté, Agathe Quelquejay, Hervé Devolder y sont parfaitement parvenus. Et je n’ai pas à regretter ce devoir rendu à l’amitié qui m’a conduit à ce Théâtre Essaïon, non loin du Théâtre des Carmes qui fut animé par le regretté André Benedetto.

Jeudi 21 juillet

Raymond Cousse est un auteur précieux, trop méconnu. Son humour décalé, un peu désespéré fut salué par Beckett et Ionesco, les maîtres du genre. Je l’avais rencontré en 1987, au Théâtre du Trèfle, à  Poitiers, où il jouait lui-même Enfantillages, un récit d’enfance sans mièvrerie ni complaisance qu’il avait adapté de son roman et qu’il interprétait avec une matoise ingénuité. Le comédien Laurent Mascles de La Compagnie de L’Île Lauma, reprend lui Stratégies pour deux jambons, une pièce d’un humour un peu grinçant, teintée de surréalisme. L’argument suffit à en donner le ton. Donc, un cochon se raconte. Une vie, à vrai dire, à l’horizon plutôt limité, une bauge dont il mesure, en conscience la largeur, la longueur et la hauteur. C’est un animal soucieux de bien faire et de satisfaire aux diverses exigences alimentaires qui feront de la bonne viande, d’excellents jambons, ni trop gras, ni trop maigres, ni trop durs. Pour cela, dans une attitude hautement sacrificielle, il fait don de sa personne à la charcuterie française. Il y a dans cette relation minutieuse des rituels de l’élevage et de l’abattage une sorte de chronique de l’horreur ordinaire, celle de nos plus quotidiennes pratiques, qui pourrait rappeler certaines satires de Jonathan Swift. Il faut saluer aussi la performance du comédien qui évite tout pathos contraire à l’esprit de la pièce et qui assume sans caricature cet avatar animalier presque touchant, en dépit du réalisme de son récit.

Vendredi 22 juillet

Hervé Devolder est décidément partout. Outre dans Succès Reprise dont nous avons parlé, il a, avec Milena Marinelli, conçu un spectacle musical autour de la célèbre Kiki de Montparnasse, la muse de tant de peintres et d’écrivains des années folles et dont le dos nu, au charme indiscret, fut transformée en violon par une facétie photographique de Man Ray.

Enfin, Hervé interprète le rôle d’un psychiatre dans Le Cas Martin Piche de Jacques Mougenot. Disons-le, la confrontation du Psy et de son client est un scénario un peu rebattu qui pourrait nous inquiéter. Vite, nous sommes rassurés car le spectacle évite les poncifs d’une situation attendue. On le doit beaucoup au jeu des acteurs, Hervé Devolder qu’on avait rarement vu dans ce registre sévère et Jacques Mougenot qui est aussi l’auteur de la pièce. Il joue à merveille un personnage que tout ennuie, une sorte de vieux Pierrot lunaire et triste, incapable de fixer son attention et en proie à de continuelles distractions. Ces attitudes, servies par de désopilantes mimiques, exaspèrent le praticien qui tente de le guérir de son incurable ennui. Ajoutez à cela un jeu de questions réponses où s’affirme une fantaisie verbale aux confins d’un absurde digne des maîtres du genre : Tardieu, Dubillard ou Ionesco. Pourtant, peu à peu le doute s’insinue, ce grand malade ne serait-il pas un simulateur, voire un imposteur… Mystère ! Car Le Cas Martin Piche nous réserve bien des surprises.

Une semaine ou presque et déjà le Festival s’achève pour nous. On oublie tout dans cette plongée au cœur d’une mêlée où se confrontent, s’affrontent, se mélangent toutes ces fictions en quête de nos vérités. Le festivalier vit dans une sorte de bulle. Qu’importe le Tour de France et la victoire attendue de Christopher Frome dont les exploits sont loin de nous faire oublier ceux de nos lointaines idoles, Copi ou Bobet. Qu’importe, à Cleveland, la convention du Great Old Party et les dernières foucades de Donald Trump. Qu’importe l’actualité. Et pourtant c’est bien elle qui nous rattrape avec notre dernier spectacle. Et comment devant son seul titre : L’Attentat, ne pas se souvenir de Nice et son camion fou et de toutes ces victimes de la folie meurtrière d’un homme ?

L’Attentat, donc. La pièce se donne au Théâtre des Halles et est adaptée d’un roman de Yasmina Khadra. Elle évoque les terribles tragédies d’un Moyen-Orient déchiré où chacun tente de préserver ou de reconquérir sa terre et où les religions finissent par devenir de fascinantes et dangereuses patries. En écoutant ces débats où s’invite l’Histoire, il m’arrivait de penser au théâtre engagé des années cinquante, aux Mains sales de Jean-Paul Sartre et plus encore aux Justes d’Albert Camus. Chez Yasmina Khadra, aussi, la violence est là, toute proche et rôde dans nos lieux les plus familiers. Comme la famille, justement. Celle de ce chirurgien qui vit en Israël et dont la femme défend ardemment, sans qu’il s’en aperçoive vraiment, la cause palestinienne et qui choisira de devenir une kamikaze. Ainsi les êtres les plus chers nous côtoient sans que l’on soupçonne leur véritable nature ni que l’on découvre leurs projets, même les plus insensés. Et pourtant Amine, ce chirurgien si éprouvé par le destin, va tenter de comprendre. Commence alors, dans ces étroits territoires où se concentrent tant de haines, une douloureuse errance, un retour aux sources de la tragédie, un effort désespéré pour appréhender ce culte de la mort auquel sacrifient, c’est le mot, tant de protagonistes de cette guerre sans fin. Frank Bertier, l’adaptateur et le metteur en scène, a choisi pour ce drame un décor sobre, un espace presque symbolique où s’entendent surtout les paroles des protagonistes, leur douloureuse confrontation. Il faudrait citer tous les acteurs de ce drame qui incarnent avec force les terribles enjeux d’une histoire traversée par les séculaires affrontements de ces terres sacrées et légendaires. On ne m’en voudra pas d’évoquer surtout la remarquable prestation de Bruno Putzulu qui vit, plus qu’il ne les joue, les révoltes et les détresses du héros principal de cet Attentat. Et puis Bruno est de chez nous, un Normand que j’ai rencontré avec une création sur la vie de Flora Tristan que m’avait commandée La Comédie errante de Bob Villette. Et ce fut un bonheur de le retrouver chez Alain Timar qui dirige son théâtre avec l’exigence que l’on connaît.

avignon

Yoland SIMON

Pour l’Association Maison de la Culture du Havre.

 

 

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