L’histoire de la France ne doit pas être laissée à des « conteurs peu scrupuleux »

Histoire mondiale de la France

…C’est un ouvrage qui a rassemblé 122 historiens. Histoire mondiale de la France (Seuil, 800 pages, 29 euros) (…) sous l’égide d’un illustre ancêtre, Jules Michelet : « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France. »

L’ouvrage déploie une histoire nationale d’un genre nouveau, montrant la lente formation de la France dans les ruptures et les discontinuités, insistant sur les hommes et les influences venus d’ailleurs ou partis d’ici, écornant quelques mythes à la vie dure.

Il ne s’est rien passé à Poitiers en 732, sinon une escarmouche avec les sarrasins comme il y en eut des dizaines d’autres (et d’ailleurs elle n’eut pas lieu à Poitiers) ; saint Martin, l’un des patrons de la Gaule chrétienne, venait de Hongrie ; et la France libre de Charles de Gaulle fut plus africaine que londonienne.

Le succès témoigne d’une aspiration au renouvellement de l’image de la France. Il manifeste aussi la réussite de l’offensive menée par les historiens de métier.(…) Patrick Boucheron(…) parle de reconquête, d’une histoire de France longtemps laissée à des « conteurs peu scrupuleux ». (…)

Ces conteurs à succès, ce sont Lorànt Deutsch ou Jean Sévillia, Dimitri Casali ou Eric Zemmour. (…) Ils y pratiquent une histoire à l’ancienne, à des fins de glorification d’une France éternelle dont ils chantent le génie, chérissent les batailles et les hommes providentiels.

Leur histoire de France est linéaire et glorieuse, familière et fictive : c’est le fameux « roman national » qu’à l’époque de la présidence de Nicolas Sarkozy son conseiller ­Patrick Buisson tentait d’imposer.(…)

C’est donc en partie à cela que répond le projet porté par Patrick Boucheron. La rigueur historique se voit mise au service d’un récit vivant, pouvant faire concurrence aux visions monolithiques et identitaires de l’histoire de France.(…)

Ces quadragénaires de l’université ou des instituts de recherche sont entrés en fonctions au moment où des historiens non professionnels – des « people » aux yeux de leurs plus féroces critiques – occupaient déjà, beaucoup plus fortement qu’avant, le terrain médiatique et éditorial.

Certes, une histoire populaire a toujours existé, celle d’Alain ­Decaux ou d’André Castelot. Mais sa nouvelle version promeut une vision réactionnaire de la France. Offensive, elle maîtrise l’art du buzz comme du coup éditorial et occupe les plateaux de télévision quand l’histoire savante a quasiment disparu des programmes – et, avec elle, l’historien de métier qui pouvait au temps d’« Apostrophes », de 1975 à 1990, espérer rencontrer un public plus large que les cercles universitaires, comme ce fut le cas ­d’Emmanuel Le Roy Ladurie, de Jacques Le Goff, de Fernand Braudel ou d’Alain Corbin.(…)

« Les historiens et les enseignants sont à la peine car leur récit est moins simpliste que celui d’en face, donc moins galvanisant », juge l’historienne Laurence De Cock(…) Jusqu’à présent, face aux appropriations politiques de l’histoire, la profession luttait « depuis l’intérieur », en intervenant dans le débat à coups de pétitions, de tribunes, de comités d’action et d’essais.

Pourquoi ne pas lutter aussi « à l’intérieur », en changeant les méthodes d’écriture : « Renoncer au jargon, séduire par le style, investir de nouveaux genres comme l’enquête journalistique, le roman, la photographie » ? Pourquoi ne pas répondre, en un mot, par l’histoire elle-même ? (…) Face aux mythes ou aux manipulations, à côté de la critique – toujours nécessaire mais souvent un peu décevante –, il faut tenter le réenchantement de l’histoire.

C’est, par exemple, partager avec le grand public les fruits de la recherche historique telle qu’elle se mène depuis une quinzaine d’années dans les universités du monde entier. Faire circuler les acquis de cette révolution à l’intérieur de la discipline qu’on appelle l’« histoire globale » ou l’« histoire mondiale ».

Elle peut produire des récits tout aussi entraînants que les productions « grand public ». (…)

Et ne nous voilons pas la face : paru opportunément en période de campagne électorale pour la présidentielle, le livre doit une partie de son succès précisément à ce moment où les positions se durcissent et où la France « est justement en train de se demander si elle va rester une société ouverte sur le monde ou si elle va se replier ».(…)

En somme, ce n’est pas une simple bataille rangée entre historiens et « conteurs » qu’a déclenchée la parution du livre. Ni entre droite et gauche. C’est plutôt l’affrontement entre deux visions de la France, fondées sur des rapports au monde, au passé et au savoir complètement différents qui s’y cristallise. Et voilà comment une histoire mondiale devient un enjeu hexagonal.

  • Julie Clarini
    Journaliste au Monde

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