La culture, missile balistique des temps de paix.

(…) Strasbourg détruit, Mulhou­se détruit, le théâtre de Colmar est le seul qui, à la Libération, est encore debout. C’est donc là que Jeanne Laurent, sous-directrice des spectacles à la direction générale des arts et lettres du ministère de l’éducation (la culture n’a pas encore droit à son propre maroquin), décide, depuis Paris, le 11 janvier 1947, de créer le tout premier centre dramatique national.

C’est ici que tout reprend. Pour défendre aujourd’hui, et célébrer, soixante-dix ans après, ces trois lettres emblématiques : CDN. Pendant trois jours, du 28 au 30 septembre, Guy Pierre Couleau, le ­directeur de la Comédie de l’Est, a réuni ses homologues de la région Grand-Est ainsi que le Théâtre ­national de Strasbourg pour un festival de « petites formes » théâtrales, histoire de rappeler à un ­ministère jugé oublieux que les 38 CDN de France restent les outils centraux d’un système que l’Europe nous envie.

On appelle cela « la décentralisation théâtrale ». « Un formidable mouvement, un maillage incroyable, qu’on a intérêt à soigner, s’enthousiasme le souriant maître des lieux. Et j’y inclus les théâtres nationaux – comme l’Odéon, Chaillot… – et les 77 scènes nationales. » Celles-ci, créées par Jack Lang, sont chargées de diffuser les œuvres quand les CDN ont une mission de création. Elles sont dirigées par des administrateurs, quand ce sont les ­artistes qui sont à la tête des ­seconds. Or, depuis cet été, la ­colère agite ces derniers. Réunis en conclave à Avignon, le 14 juillet, ils ont été « interloqués », pour reprendre le terme de Jean Boillot, le patron du Nest, à Thionville, par les propos de la représentante du ministère – en l’occurrence Régine Hatchondo, directrice générale de la création artistique –, sur les interactions possibles entre théâtres public et privé.

« Recherche-développement »

« J’en ai marre de nous entendre comparés à des charges notariales ou de nous voir traités d’“élitistes”, déclare Jean Boillot, agacé, qui, comme Régine Hatchondo, a fait le voyage de Colmar.(…)

Réponse de la Rue de Valois : le 9 octobre, Sophie Zeller, une ­ancienne de la Mairie de Paris, sera nommée à la direction du théâtre, dont le poste est vacant depuis des mois ; le 16, Mme Nyssen sera à l’inauguration officielle des nouveaux locaux de la Co­médie de Saint-Etienne, créée en 1947 ; et le 18, elle recevra tout le monde au ministère.

Lire la tribune :   « Nos théâtres publics doivent être le reflet de la belle diversité » de notre société

« Chaque CDN est une histoire singulière. On invente des prototypes. Pour moi, nous sommes les services recherche-développement du ministère de la culture. Or tout cela est fragilisé aujourd’hui », constate Renaud Herbin, le directeur du TJP de Strasbourg(…)

« L’expérience de l’art nous modifie, nous déplace. Là-dedans il y a une forme de gratuité qui est un fondamental, c’est du service ­public, explique-t-il. L’enjeu, c’est la République, mais la question centrale est celle du partage de l’outil de travail. Dans ces laboratoires où l’on peut fabriquer le monde, tout tient à la façon d’exercer le pouvoir. Je peux à la fois être artiste, directeur, accompagnateur, éditeur, programmateur, uniquement parce que, ­derrière moi, il y a une équipe. »

Privilégier l’urgence économique à la création

« Ce qui est compliqué, c’est d’être sans cesse renvoyé à l’ancien modèle, regrette Ludovic Lagarde, venu de Reims avec sa garde rapprochée – le comédien Laurent Poitrenaux et l’auteur Olivier ­Cadiot. Alors qu’il y a plein de choses qui changent. Cette génération n’est pas dogmatique, elle est en mouvement. Le théâtre est un art contingent – le temps, l’argent, les politiques publiques… –, où l’on doit inventer en permanence, ­ruser, comme disait Brecht. »

Effectivement, c’est par un étrange paradoxe, lorsque la ­décentralisation théâtrale rencontre la décentralisation des pouvoirs, que d’un seul coup les choses se compliquent. Car si aujourd’hui le ministère peut afficher fièrement un budget maintenu, il n’en est pas de même des collectivités locales. Submergées par les postes comptables à fournir, elles risquent bien souvent de privilégier l’urgence économique à la création. « C’est ce qui est en train de se jouer aujourd’hui, craint Michel Didym, dont le CDN de Lorraine qu’il dirige à Nancy a investi, comme à Colmar, une ­ancienne manufacture de tabacs. Si j’étais ministre, j’imposerais aux régions d’inscrire la culture dans leur cahier des charges. »

La question qui fâche

 « L’ancien directeur de la création artis­tique, Michel Orier, voulait nous transformer en “établissements publics de coopération ­culturelle”, où tout est soumis à appel d’offres, à autorisation. Du délire. Au nom d’une soi-disant transparence, on perdait toute souplesse… »

N’y a-t-il donc rien à redire au système actuel ? 

Stanislas Nordey, directeur du Théâtre national de Strasbourg : « Soixante-dix ans, c’est un peu la carte senior. Si on ne fait que perpétuer ce qui existe, les choses meurent »

Stanislas Nordey a aujourd’hui 51 ans, il en avait 27 lorsqu’il a pris les commandes du Théâtre ­Gérard-Philipe à Saint-Denis. Places gratuites pour les pauvres, démocratie à tout-va… L’aventure a fini dans le mur.(…) Un quart de siècle plus tard, et le passage par Les Amandiers de Nanterre et le Théâtre national de Bretagne à Rennes, il est aujourd’hui à Strasbourg, à la tête du TNS, seul théâtre national hors de Paris, un budget de quelque 11 millions d’euros, 98 permanents, cinq fois plus qu’un CDN moyen.

Ce qui manque aujourd’hui c’est une projection à vingt ans. Lang a toujours dit qu’il n’aurait rien pu faire sans Mitterrand, idem pour Malraux avec de Gaulle. Mais Sarkozy, Hollande, Macron… La culture n’arrive pas en tête dans leurs priorités. »

« Pansement social »

Lieux de création qui ont tendance à être perçus aujourd’hui comme des outils d’action culturelle, les CDN s’interrogent sur leur avenir. « Nous ne sommes pas un pansement social auquel on a simplement recours pour faire ce dont les politiques ont été inca­pables », s’insurge, comme les autres, Michel Didym.

Jeanne Laurent (cette fonctionnaire avisée qui nomma André Clavé à Colmar, Jean Dasté à Saint-Etienne, Jean Vilar au TNP) remarquait déjà, à la fin de ses jours, qu’après 1968 les administratifs et les techniciens avaient pris le pouvoir dans les théâtres publics.

« Face au risque de sclérose, il ne s’agit pas de mettre tout par terre, mais de s’interroger sur l’efficience de cette pyramide », explique Vincent Goethals, l’ancien directeur du Théâtre du peuple de Bussang, prototype avant l’heure de la décentralisation théâtrale, venu en voisin des Vosges.(…)


En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/scenes/article/2017/10/02/a-colmar-les-enfants-de-la-decentralisation-dans-le-doute_5194693_1654999.html#DIDpPj7PvSPDQhrD.99

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