Assane Timbo : « Le corps noir charrie tout un tas de clichés et présupposés »

ENTRETIEN AVEC FABIENNE DARGE

Acteur, metteur en scène et pé­dagogue noir, Assane Timbo est actuellement Chrysalde dans L’Ecole des femmes mise en scène par Stéphane Braunschweig à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, puis en tournée en France jusqu’en juin. Il joue ainsi l’oncle de ­Suzanne Aubert, qui interprète Agnès, sans que l’on se pose à aucun moment la question de la vraisemblance. Auparavant, il a joué aussi bien Corneille, Shakespeare ou Tchekhov que des auteurs contemporains. Non sans obstacles.

Vous aviez envie d’être acteur dès le début, mais vous ne vous êtes pas dirigé directement vers le théâtre parce que vous pensiez que ce n’était pas pour vous. Pourquoi ?

Au début des années 1990, quand j’ai eu mon bac, il n’y avait aucun acteur noir qui me permette de me projeter dans une carrière possible.(…)

Vous dites qu’au début la question de la couleur de votre peau ne se posait pas, que vous avez refusé cette question-là, et qu’au fil du temps elle est devenue inévitable. Pourquoi ?

Tout simplement parce que lorsque j’étais enfant, j’étais protégé par mon milieu et la réussite de mes parents. C’est au moment de la puberté, devenant un homme noir, que j’ai compris que j’étais l’Autre. Ou du moins qu’aux yeux de la société blanche dans laquelle je suis né, je n’étais pas un Français comme un autre. La vie a suivi son cours et je suis allé à l’école de théâtre : là-bas, je n’ai jamais été fils, frère, père ou époux, mais valet, Arlequin, figure de tragédie, concept de mise en scène. Jamais un homme, tous les hommes.

J’ai découvert qu’au-delà de moi-même, de mon travail, de mon envie, ma peau masquait toute possibilité d’être quelqu’un. (…)

Avez-vous eu d’emblée envie de jouer des rôles du répertoire ?

Oui. Ma peau ne dit pas qui je suis : je suis français, j’appartiens à la culture occidentale, je n’ai pas été élevé dans la culture africaine. Et j’avais tout autant qu’un autre envie de porter notre répertoire commun, la langue des grands auteurs. Pourquoi n’aurais-je le droit de jouer que des types torse nu, enragés, des délinquants de banlieue et des rappeurs ?

Vous avez joué « Othello », en 2008, sous la direction d’Edith Garraud. Qu’avez-vous observé dans le regard des spectateurs ?

J’ai compris que je n’étais pas le Noir attendu, celui dont la violence physique et l’impulsivité « sauvage » feraient frémir le public venu là pour se faire peur. On attend de l’acteur noir qu’il opère une séduction animale, qu’il porte la sagesse des anciens ou qu’il soit un grand naïf. Qu’il soit un corps réifié, réduit à ce corps. C’est là que j’ai saisi ce que l’on attend de nous : un chaînon manquant entre nature et culture.

Comment, selon vous, s’est construit ce regard qui fait du Noir une figure de l’Autre absolu ?

L’histoire coloniale française est au cœur du problème, bien sûr. Mais je pense qu’il s’est aussi passé quelque chose d’assez désastreux dans les années 1980, les années « Touche pas à mon pote ». On a voulu effacer les différences, les nier, et donc nier les histoires, les vécus. Les Noirs étaient « black », étaient « cool », construction qui a culminé au moment de la victoire de l’équipe de France de football, en 1998.

Je me souviens que ce soir-là, loin de la liesse générale, je me suis dit : « On est foutus ». Parce que c’était encore une construction imaginaire et que, du coup, cela a entraîné un retour de bâton. Aujourd’hui, surtout depuis les attentats, c’est simple : les Noirs sont musulmans – une autre figure de l’Autre.(…)

Comment penser et que faire avec cet essentialisme, qui, d’une part, enferme souvent les acteurs noirs dans des rôles-clichés, et qui, d’autre part, revient sous forme de revendications assez radicales sur le fait que des ­créateurs blancs n’auraient pas le droit de s’emparer de l’histoire de l’Afrique – ou de celle des Indiens, etc. ?

Ces réactions radicales peuvent se comprendre. Elles viennent du fait que ces questions ne sont pas tranchées dans la société : il faut donc donner des signes clairs pour que tout le monde avance dans son regard – cette question de l’éducation du regard est la clé de tout. Les personnes qui appartiennent à des groupes minoritaires doivent pouvoir être vues, se donner à voir, pour que l’ensemble de la population puisse s’approprier leur présence. Ensuite on pourra les raconter. Mais il faut d’abord qu’on les voie.

Comment analysez-vous la diabolisation du corps noir ?

Le corps noir masculin inspire des craintes : celle de la dépossession, du vol, du viol. Il charrie des représentations quant à la puissance physique supposée, la taille du sexe, la performance sportive… La femme noire, elle, a été reléguée à l’endroit de la séduction féline, animale. Dans le corps noir acculturé, il y a ce que le Noir sait et que celui qui le regarde ne saurait pas, une opacité.

Derrière ce corps que l’on voit, il y aurait un mystère incompréhensible. Et qui n’existe pas, bien entendu. Le mystère vient de la différence de culture, pas de celle de la ­couleur de peau. (extraits)

A voir : « L’Ecole des femmes », de Molière, mis en scène par Stéphane Braunschweig, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, jusqu’au 29 décembre.

lemonde.fr

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