Apéros virtuels : trinquons (ou pas) avec les “classiques ”

À l’heure du confinement, c’est devenu un rituel pour nombre d’entre nous. En début de soirée, on se connecte pour un apéro virtuel entre amis ou en famille. Qu’en auraient pensé les penseurs classiques, au regard de leur conception de l’amitié ?

Ils auraient été pour

Parce que nous vivons mieux entouré d’amis

Épicure (341-270 av. J.-C.)

Sur l’écran, des visages familiers et souriants : même à distance, une communauté se (re)crée, et c’est comme une bulle salvatrice dans les tourments du présent. Épicure aussi désirait se protéger du chaos du monde : pour héberger son école, le Jardin, il avait choisi un lieu clos, séparé par de hauts murs de l’agitation d’Athènes. Dans cet espace en retrait, l’amitié est placée bien plus haut que l’amour pour parvenir au bonheur : « Parmi les choses dont la sagesse se munit pour la félicité de la vie tout entière, de beaucoup la plus importante est l’amitié » (Sentences vaticanes). Pour Épicure, celle-ci outrepasse la logique de l’intérêt individuel et repose sur un lien de confiance et de franchise totales. Surtout, « la sécurité dans l’amitié […] est complète au plus haut degré », énoncent les Maximales capitales. Nos amis sont là pour nous rassurer, nous secourir le cas échéant – Épicure vient du grec epikouros, « celui qui secourt »… Ils nous permettent d’éteindre nos craintes et d’atteindre l’ataraxie, l’absence de trouble de l’âme, qui est une condition de la vie bienheureuse. Petite précision avant de déboucher les bouteilles : tout sauf hédoniste dans le sens actuel du terme, Épicure prône un mode de vie plutôt austère, où l’eau claire sera toujours préférée au vin ; et, pour lui, deviser avec ses amis revient essentiellement à philosopher… Pourquoi pas, après tout ? On a tout le temps. 

Parce que je ne peux pas me passer de lui (ou d’elle)

Michel de Montaigne (1533-1592)

Partager un moment d’intimité amicale, oui, mais pas avec n’importe qui. Si au lieu d’un tchat collectif qui risque de virer à la cacophonie, vous préférez un tête-à-tête avec quelqu’un de spécial à vos yeux, alors Montaigne est fait pour vous. N’est-ce pas lui qui a si magnifiquement célébré son amitié avec Étienne de La Boétie (1530-1563) – une « divine liaison » entamée vers 1558 et interrompue avec la mort soudaine de l’auteur du Discours de la servitude volontaire ? Montaigne ne se remettra jamais tout à fait de ce deuil déchirant, comparant sa vie à « une nuit obscure et ennuyeuse »… Dans ses Essais, après avoir distingué l’amitié de la relation familiale ou érotique (on ne choisit pas sa famille, son ami, si ; le désir est éphémère, mais l’amitié durable), il cerne les contours de la vraie, de la « parfaite amitié », marquée par une connivence de tous les instants. Reprenant une formule d’Aristote, Montaigne fait de l’ami véritable un alter ego, un « autre soi-même ». Mais il va encore plus loin : l’amitié avec La Boétie aura été placée sous le signe d’une fusion presque amoureuse : « Nous étions à moitié de tout », « chacun se donne si entier à son ami, qu’il ne lui reste rien à départir [distribuer] ailleurs ». Sans cette relation « indivisible », exclusive, ma personne est comme amputée. D’où la nécessité impérieuse de parler encore et encore à l’élu(e), pour continuer à exister dans les temps de séparation forcée. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », résume fameusement Montaigne ; on peut s’en souvenir au moment de trinquer : parce que c’est toi, parce que c’est moi. Qui commence ? 

Parce que nous avons besoin d’autrui pour éprouver de la joie

Alain (1868-1951)

Après un footing dans des rues désespérément vides ou après avoir consulté les dernières nouvelles du jour – pas forcément réjouissantes –, on donnerait n’importe quoi pour retrouver ce qui semble se refuser à nous : de la joie. Pour connaître à nouveau ses délices, vite, des prénoms, des numéros à contacter ! L’antidote, c’est les autres. « Il y a de merveilleuses joies dans l’amitié », remarque Alain dans ses Propos sur le bonheur. Le propre de la joie, ajoute le philosophe dans une remarque qui résonne singulièrement aujourd’hui, est qu’elle « contagieuse ». Comme un virus, elle se diffuse, se transmet ; mais ici, c’est une ferveur qui se communique lorsque les amis se retrouvent. « Il suffit, poursuit Alain, que ma présence procure à mon ami un peu de vraie joie pour que le spectacle de cette joie me fasse éprouver à mon tour une joie ; ainsi la joie que chacun donne lui est rendue ». Jeu de miroir qui est comme une offrande : dans, et par le regard de l’autre, je me réchauffe, et réciproquement. L’homme qui reste seul prend un sérieux risque : « Il en arrive à une espèce de stupidité et presque d’insensibilité. » Afin d’échapper à cette torpeur existentielle, il faut s’extraire de sa gangue : « Plus on sort de soi-même et plus on est soi-même ; mieux aussi on se sent vivre. » Comme Spinoza, Alain conçoit la joie comme un accroissement de son être, un sentiment avivé, donc, par la compagnie des autres. Gare au moment de la déconnexion…

Ils auraient été contre

Parce que ce n’est qu’une occasion de flatter notre ego

François de La Rochefoucauld (1613-1680)

C’est un petit monde où chacun fait mine de s’intéresser aux autres, alors qu’en réalité on ne songe qu’à soi. Flatteuses, les apparences sont trompeuses : derrière la convivialité et la sollicitude généralisées, l’ego règne en maître à l’heure de l’apéro. Avec La Rochefoucauld on s’écriera : bas les masques ! Le moraliste, qui a bien connu la société de cour, déboulonne la statue du moi vertueux. Pour lui, nos conduites les plus nobles sont des leurres ; tout ce que nous faisons a un ressort caché, l’amour-propre, défini comme « l’amour de soi-même et de toutes choses pour soi » (Maximes). La belle valeur de l’amitié n’échappe pas à cette démystification : loin d’être gratuite, elle n’est qu’un « ménagement réciproque d’intérêts » ; aussi, « nous ne donnons pas [à nos amis] pour le bien que nous leur voulons faire, mais pour celui que nous voulons recevoir ». Appliquons : si on lance une invitation et si l’on y répond, c’est qu’une idée nous trotte dans la tête (au hasard : « Et au fait, tu me files tes codes Netflix ? »). Ou alors, compatissant avec nos interlocuteurs, nous cherchons secrètement à nous faire admirer pour notre courage exemplaire dans l’épreuve. Attention, selon La Rochefoucauld, l’amour-propre est une force « obscure », qui agit inconsciemment en nous. Mais même « à l’insu de notre plein gré », nous nous soucions essentiellement de nos problèmes – et de notre réputation. Les apéros virtuels ne se déroulent-ils pas parfois sur les réseaux sociaux, lieu par excellence du narcissisme contemporain ? 

Parce qu’on le fait seulement pour tromper notre ennui

Arthur Schopenhauer (1788-1860)

Untel refait la même blague éventée. Un autre disserte encore sur sa belle-mère. L’effet de nouveauté est passé, et l’apéro traîne en longueur : désagréable sensation de répétition un peu déprimante. Telle serait la version schopenhauerienne du rendez-vous amical. Selon le philosophe allemand, au pessimisme légendaire, la vie se résume grosso modo à deux choses : on souffre et on s’ennuie. Pour conjurer ce second mal, les hommes ont trouvé une parade dérisoire : « Ils se groupent, afin de s’ennuyer en commun » (Aphorismes sur la sagesse de la vie). Cela pourrait être une pique vacharde pour tous ceux qui ont créé un groupe Facebook pour animer leurs soirées… Sociabiliser a pour but d’échapper au néant et au fait d’être seul : « l’instinct social des hommes n’est pas un sentiment direct, c’est-à-dire ne repose pas sur l’amour de la société, mais sur la crainte de la solitude. » Les échanges amicaux ne visent ainsi qu’à « [fuir] l’aridité et la désolation de l’isolement, ainsi que la monotonie de [sa] propre conscience ». Or une telle stratégie est vaine et l’on finit immanquablement par éprouver du « dégoût » pour la fréquentation des autres, soutient Schopenhauer. Qui se fend sans surprise d’un éloge vibrant de la solitude, à laquelle il convient selon lui de s’accoutumer afin de jouir de ses « propriétés bienfaisantes » : « on n’est libre qu’en étant seul », enfin épargné par la besogne sociale. Bref, inutile de l’inviter – quoique, si par miracle il acceptait, il pimenterait certainement l’atmosphère. 

Parce qu’il n’est pas nécessaire de se voir pour être de vrais amis

Jacques Derrida (1930-2004)

Refuser de se joindre aux festivités, rester invisible et indisponible, cela peut-il valoir comme une témoignage paradoxal d’amitié, et non comme un signe de misanthropie ? Derrida croit à l’amitié ; néanmoins, il ne juge pas indispensable de « se capter » de visu pour l’entretenir. Le penseur de la déconstruction démantèle les pensées traditionnelles de l’amitié, qui font reposer celle-ci sur la familiarité, la proximité, la présence effective des êtres chers. Au contraire, l’amitié se creuse et s’approfondit dans l’expérience de la séparation, dans la promesse toujours réitérée de conserver un lien même en l’absence de rapports réels. La distance n’est pas l’ennemie des amis. Glosant un thème développé avant lui par Nietzsche, Derrida écrit : « L’amitié ne garde pas le silence, elle est gardée par le silence. Dès qu’elle se parle, elle s’inverse » (Politiques de l’amitié). Au lieu de se répandre en effusions amicales – ce qui arrive parfois dans les circonstances arrosées… –, il s’agit de ne pas tout se dire, de cultiver un sens de la réserve qui est un devoir intime : dans une perspective derridienne, un ami doit rester pour moi un « secret », à l’altérité radicale et irréductible. Allez, cela n’empêche peut-être pas, à défaut d’un apéro virtuel, d’écrire un e-mail ou une lettre de temps en temps…

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